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Mais pourquoi est-elle si méchante ?
21 avril 2006
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Tremblez, mâles d’Occident : les femmes rêvent de vous faire des enfants dans le dos, de vous persécuter à mort et de vous... féminiser ! C’est du moins la théorie paranoïaque du journaliste Eric Zemmour, qui fait le tour des plateaux télé en criant haro sur le beau sexe. Son pamphlet antiféministe, Le Premier sexe (Denoël, 2006), mérite pourtant d’être analysé sérieusement, car derrière ce qui pourrait passer pour un règlement de compte personnel avec bobonne ou maman se dissimule une opinion que la droite la plus intolérante ne se lasse pas d’applaudir.
Le complot féministe
Scoop : l’homme occidental n’est plus aujourd’hui envoûté par la femme tentatrice, mais ramolli par la femme castratrice. Zemmour n’invente rien : il recycle, toujours ; il emprunte. Élisabeth Badinter, dans Fausse route (Odile Jacob, 2003), donnait déjà dans une imposture similaire : « [Les hommes] éprouvent souvent une désagréable impression de confusion identitaire face à des femmes qui hésitent de moins en moins à se comporter comme les hommes de jadis, voire à leur faire la loi. »
Le malaise de notre société ne serait dû ni au stress délétère de la vie en entreprise, ni au conditionnement libéral prônant la concurrence, la réussite personnelle et la consommation, mais aux femmes, supposées perverses et castratrices. Comment s’y prennent-elles pour déviriliser les hommes ? Elles réclameraient une égalité des droits - les garces ! Et les homosexuels seraient leurs meilleurs alliés - les traîtres ! Ce grand complot, Zemmour l’appelle « féminisme », stratagème idéologique d’émasculation systématique des mâles : « En réduisant les potentialités de désir entre femmes et hommes, le féminisme faisait un bon travail pour les homosexuels. »
Femmes et homosexuels sont présentés comme les ennemis intérieurs. Mais intérieurs à quoi ? À la société patriarcale - que l’auteur entend réhabiliter, pour se refaire une virilité, en fantasmant fort sur l’Islam et sur Bush Junior : « Ces deux modèles répondent déjà à la demande d’ordre qui transpire par tous les pores de la société française, minée par trente ans de désordre féminin. »
Le journaliste sait que ses collègues de droite n’y verront que du feu : provocation de potache, diront les plus critiques. Quant aux énervé-e-s de gauche, plus ils/elles dénonceront la misogynie hallucinée de son livre, plus gonflera sa maigre aura d’intello subversif. Mais il s’adresse d’abord à la « France d’en bas », celle qui aime regarder TF1, trouve Nicolas Sarkozy formidable et Jean-Marie Le Pen plein de bon sens. Et « La société française, minée par trente ans de désordre féminin » n’est ni une provocation, ni un appel misogyne, mais un message politique aisément décryptable : la gauche, protectrice et « maternante », doit être battue en brèche par une droite qui ferait bien de s’inspirer du « nouveau modèle américain bushiste, viril et néoconservateur ».
Discréditer la gauche en passant par la Femme
Viril car néoconservateur : telle est bien la thèse du faucon Zemmour. Celui-ci entreprend de « viriliser » la droite et de légitimer la loi du plus fort, ayant troqué sa veste d’observateur politique pour celle de communicant. En ligne de mire : l’État-providence, qui cajolerait trop ; les aides apportées aux défavorisés, qui les infantiliseraient ; le féminisme, qui cancériserait l’organisme social. Le livre est donc un faux nez crypto-électoraliste : un objet de propagande antisocialiste à destination des non-initiés, et déguisé pour cela en pamphlet hystérique contre la prétendue « débandaison » occidentale d’origine socialo-féministe.
La fracture sociale, bien réelle, disparaît derrière une guerre des sexes inventée de toutes pièces ; invention d’autant plus fallacieuse qu’elle victimise les hommes alors que, de fait, les femmes restent aujourd’hui encore les plus touchées par la précarité. L’essai plante le décor de carton-pâte d’une victoire des femmes sur les hommes afin de décomplexer la droite, le clan de l’autorité - forcément phallique, d’après l’auteur, qui amalgame comme allant de soi féminin et faiblesse. Truqué de la sorte, le face-à-face sombre dans la caricature : gauche laxiste, féministe et dramatiquement moderniste versus droite « adulte », gaulliste et courageusement conservatrice. C’est cette vision binaire que l’auteur espère imposer.
Pour y parvenir, notre prestidigitateur s’inspire des divagations psychanalytiques de Michel Schneider, lequel commettait en 2002 trois cents pages sacrément réactionnaires (Big Mother, Odile Jacob). « Une profession qui se féminise est une profession qui se dévalue », affirme doctement le psy en jouant au journaliste. Zemmour, lui, joue au psy de service : « En se féminisant, les hommes se stérilisent, ils s’interdisent toute audace, toute innovation, toute transgression. On explique en général la stagnation intellectuelle et économique de l’Europe par le vieillissement de sa population. [...] On ne songe jamais - ou on n’ose jamais songer - à sa féminisation. Les rares hommes qui veulent conserver la réalité phallique du pouvoir se barricadent efficacement contre la féminisation de leur profession. Ils agissent comme s’ils étaient des îlots de virilité dans un monde féminisé. On les traite de "machos", ils n’en ont cure. » La parité, on l’a compris, n’est appliquée que par des « nunuches », et les vrais mecs ont raison de vouloir rester les patrons.
Son analyse des jeunes des cités vaut par exemple le détour. Avec des pères « dévirilisé(s) par le chômage », ces derniers se révolterait contre un maternage excessif et aurait presque raison de rejeter la « société française féminisée, qui ne supporte pas la violence, l’autorité virile, [et qui] les exhorte à entrer dans son doux giron. De s’intégrer. » Continuant sur sa lancée, le faucon Zemmour s’envole, et plane : « Ils seront, eux, des hommes, dans cette société de "zessegon". Ils vont "niquer la France". La France, cette femme, cette "salope", cette "putain". Eux, les hommes. Ils vont brûler, détruire, immoler les symboles de sa douce protection maternante, les écoles, les transports en commun, les pompiers. Ils vont caillasser les seuls hommes qu’elle leur envoie pour la défendre : les policiers. Ces flics qu’ils "haïssent". Les seuls qui osent les affronter encore dans un combat entre hommes. Un combat où est en jeu la domination virile. Un combat qui ne peut être qu’à mort. » Une mise en scène digne de Gladiator. Une fausse compassion pour faire passer le message obsessionnel : Gauche = Femme = « Pédé ». À la protection sociale, « maternante », s’oppose une répression virile, héroïsée.
Zemmour définit le pouvoir comme « la capacité au moment ultime de tuer l’adversaire » ; et, en fin psy d’opérette, il dénie aux femmes une telle aptitude, car il manque à celles-ci un pénis pour prendre part aux « combats politiques » où « c’est toujours le mâle dominant qui finit par l’emporter, le roi de la forêt, le caïman. Celui qui, à force de férocité, révèle la faiblesse de ses rivaux, leur féminité inconsciente, qui les transforme en maîtresses transies, quêtant ses faveurs. »
Zemmour aspire à un retour au Père, au pouvoir phallique-répressif, à une politique « couillue » qui cantonnerait à nouveau la femme à son rôle ancestral d’objet sexuel et de ménagère. D’où la confusion totale qui ressort de son essai, accrue par leur désir de refaire le monde à partir d’un pitch, d’une idée-force - la Femme (la mère, la gauche, la solidarité) est un danger pour l’Homme.
Gonflé à bloc, il va même jusqu’à se faire son petit « choc des civilisations », excluant au passage les homosexuels de la sphère royale de la « masculinité » avec un argument dont lui seul a le secret : « De part et d’autre des océans s’affrontent deux férocités : totalitarisme féministe contre tyrannie masculine. Des musulmans jusqu’aux chanteurs de reggae, l’influence homosexuelle est clairement désignée comme une menace à éradiquer. »
Ce que l’on pourrait prendre pour un happening misogyne à la Michel Houellebecq se révèle être un programme obscurantiste à forte teneur électoraliste, visant, à travers une diabolisation brouillonne du féminisme et des femmes, à décrédibiliser l’ascension de Ségolène Royal, rivale socialiste de Sarkozy et peut-être future présidente de la République française. Dans la mesure où il confond sciemment virilité et bestialité afin de viriliser le libéralisme sauvage, Zemmour cautionne dangereusement le lepénisme et le machisme dans un pays où la propagande sécuritaire bat son plein, où l’Assemblée continue de manquer de femmes et où, tous les quatre jours, une femme meurt sous les coups de son conjoint.
Gandhi dans les dents
En vantant un modèle pétainiste de la gestion de la vie de couple, Zemmour surfe sur le machisme ambiant pour fourguer, en contrebande, une ligne éditoriale moralement conservatrice et économiquement libérale. Il définit le pouvoir comme « la capacité au moment ultime de tuer l’adversaire » ; et, en fin psy d’opérette, il dénie aux femmes une telle aptitude, car il manque à celles-ci un pénis pour prendre part aux « combats politiques » où « c’est toujours le mâle dominant qui finit par l’emporter, le roi de la forêt, le caïman. Celui qui, à force de férocité, révèle la faiblesse de ses rivaux, leur féminité inconsciente, qui les transforme en maîtresses transies, quêtant ses faveurs. » Une conception digne d’Arnold Schwarzenegger. Un bréviaire pour beaufs, bidasses et marchands d’armes.
« Quel est le personnage qui incarne pour vous la virilité ? » demandait, excédé, Michel Blanc au zébulon Zemmour. Balbutiements, embarras... Le questionné hésite à répondre « Napoléon », boucher conforme à ses élucubrations de grand-papa. Alors l’acteur l’envoie dans les cordes : « Parce que pour moi, l’homme viril par excellence, c’est Gandhi ! » Direct du gauche. L’autre, complètement sonné, ne s’en remettra pas.
– Une version légèrement différente de celle-ci a été publiée dans le Bulletin n°437 - Vendredi 14 avril 2006, de http://www.gaucherepublicaine.org> www.gaucherepublicaine.org">ReSPUBLICA.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 avril 2006
P.S.
Lire aussi
– « Deux livres de Vincent Cespedes. Mélange explosif », par Aude Lancelin, Nouvel Observateur - 20/04/2006.
– « Mélangeons-nous. Une philosophie de l’Autre », peripheries.net, avril 2006.
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