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Clients de la prostitution : motivations et déterminants

6 juin 2006

par Claudine Legardinier et Saïd Bouamama

Nous publions ici un extrait de l’importante enquête sur Les clients de la prostitution, de Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, parue aux éditions des Presses de la Renaissance, en 2006. Cet ouvrage rompt le silence qui a toujours pesé sur les pratiques des clients pour interroger leur responsabilité dans la montée de la traite des êtres humains, du tourisme sexuel et des violences contre les femmes, mais aussi dans le maintien de l’inégalité entre les sexes.



Les éléments de discours et d’analyses que nous avons exposés suffisent à souligner deux points essentiels. Le premier est qu’il n’existe pas un profil type d’homme recourant à la prostitution. Ces hommes sont divers, ont des trajectoires hétérogènes, mentionnent des motivations également diverses.

Ils ressemblent en quelque sorte aux hommes de nos sociétés contemporaines. Le second élément de conclusion est l’existence d’un certain nombre de "motivations" conduisant nos interlocuteurs à rechercher dans la prostitution la réponse à un "besoin", à un "mal-être", à une "frustration". Plusieurs "motivations" peuvent, bien entendu, s’articuler dans la trajectoire et le discours d’un même sujet. Il n’est donc pas possible de simplifier la réalité en élaborant une "typologie" qui différencierait des catégories étanches et distinctes. Il est permis en revanche de distinguer les "motivations" qui soulignent le fait que la demande de prostitué-es est une production sociale, un résultat de nos modèles éducatifs. Il ne s’agit pas de décrire ici ce que trouvent ces hommes dans la prostitution mais ce qu’ils pensent pouvoir y trouver. Sans viser l’exhaustivité, cinq grandes catégories de motivations sont formalisables à partir des témoignages recueillis.

Fuir une solitude insupportable

Fuir la solitude, qu’elle soit momentanée, périodique ou durable, apparaît comme un des mobiles de ces hommes. Deux questions distinctes nous semblent posées par cette "motivation".

La première est celle des hommes durablement isolés, c’est-à-dire ne parvenant pas à avoir d’autres relations avec les femmes. Ces hommes, minoritaires dans notre échantillon, sont néanmoins révélateurs de plusieurs processus sociaux qui peuvent bien sûr se cumuler dans la trajectoire d’une même personne. Le premier est sans aucun doute l’existence d’une réelle tendance à la désaffiliation dans nos sociétés contemporaines poussant une partie de ses membres à la grande solitude. Dans un monde de mise en concurrence grandissante, nous ne sommes pas égaux devant les épreuves de l’existence. Dans une période de déstabilisation des groupes d’appartenance, nous ne disposons pas des mêmes ressources. Les effets des trajectoires sont ici essentiels pour comprendre la distinction entre ceux qui parviennent à "s’adapter" et à tisser de nouveaux liens, d’une part, et ceux qui s’enfoncent dans une solitude durable, d’autre part. C’est à ce niveau qu’intervient selon nous la fameuse "estime de soi" rencontrée dans les témoignages. La peur d’un "refus" et l’absence de confiance en soi peuvent ainsi conduire à un "repli par dépit" vers la prostitution.

La seconde question est celle du rapport à la frustration et concerne une partie plus importante de notre échantillon. Elle explique, selon nous, la tendance à combler les difficultés vécues par une "réassurance" dans la sexualité. Elle révèle un modèle éducatif continuant à socialiser différemment les hommes et les femmes sur la question du rapport à la frustration. Ce modèle fait intérioriser aux uns l’idée d’une "frustration impossible" et aux autres celle d’une "frustration nécessaire". Sans doute avons-nous affaire ici à une des conséquences de l’idée erronée de l’existence d’une base biologique à une "nature féminine" et une "nature masculine" qui, de surcroît, seraient naturellement complémentaires. Si "natures" féminine et masculine il y a, celles-ci ne sont pas naturelles mais sociales, c’est-à-dire produites socialement. Le caractère inégalitaire des modèles éducatifs est un des éléments clés d’explication des réactions fondamentalement différentes des hommes et des femmes devant les mêmes épreuves de l’existence.

En matière sexuelle, ce rapport à la frustration se traduit dans la certitude de l’existence de "besoins irrépressibles" masculins, nécessitant de surcroît une satisfaction immédiate. Cette certitude est loin de n’être que masculine. Elle est partagée par l’ensemble de notre société, intégrée dans les modèles de socialisation et traduite dans un modèle de "normalité masculine" mise en scène quotidiennement dans des images médiatiques et dans des comportements sociaux. Une nouvelle fois, la question des hommes recourant à la prostitution pose une problématique plus générale : celle de l’égalité entre hommes et femmes, celle de l’éducation à l’égalité.

Certains clients en sont conscients même si le raisonnement reste à base "naturaliste" :

"Pour des raisons liées à la survie de l’espèce, l’homme doit varier ses partenaires sexuels. Je pense que ce mécanisme doit opérer chez les hommes, mais à leur insu peut-être. Chez les femmes aussi. Ce qui me questionne, c’est pourquoi la prostitution, enfin, cette prostitution, est très majoritairement féminine. Je me dis qu’après tout les femmes ont des besoins sexuels aussi, alors est-ce que c’est culturel ? Alors il y a peut être 1 % de femmes clientes, mais pourquoi il y a cette disproportion ? "

Ou encore :

" C’est vrai que dans les moments où on est un peu triste comme ça, parce que être seul c’est pas très agréable, c’est donc quand il me manque un peu d’affectif. J’avais discuté avec un copain aussi, qui, à l’époque, était célibataire, qui avait aussi des moments où il se levait la nuit et, pouf, il partait à 2 heures du matin comme ça, et puis, bon, il allait là-bas puisque c’était surtout un petit peu un manque affectif [...]. C’est un besoin des hommes, les femmes, elles, sont plus solides face à la solitude, elles se débrouillent mieux. "

Les autres femmes sont responsables

Le second "mobile" rencontré dans les témoignages soulève à son tour la question de l’égalité. Une partie non négligeable des hommes interrogés dénoncent une évolution négative des rapports entre les hommes et les femmes dans nos sociétés contemporaines. Les femmes contemporaines seraient plus (trop) exigeantes, plus difficiles, trop provocantes, insuffisamment compréhensives, trop égoïstes, etc. La liste des expressions utilisées est trop importante pour être citée intégralement ici. Ce type de propos tend à une conclusion unique : les femmes sont en définitive responsables et coupables du recours à la prostitution d’une partie des hommes. À l’évidence, le discours de ces hommes révèle une nostalgie pour un passé idéalisé. Il tend à décrire un passé dans lequel "chacun était à sa place", où les repères et les hiérarchies étaient clairs et la "complémentarité" socialement valorisée. Bref, ce qui est ici mis en cause n’est rien d’autre que les progrès de l’émancipation féminine.

On aurait cependant tort de poser moralement la question. Il ne s’agit pas simplement d’une attitude de "dominants" regrettant un passé où la domination était légitime et socialement établie. Une nouvelle fois, on a ici affaire à une production sociale contemporaine. Les combats féministes ont, ces dernières décennies, arraché de nouveaux droits, ébréché la domination sexiste et rendu illégitime l’idée d’inégalité en raison du sexe. Ils ont également produit une mutation des postures féminines. Bien des attitudes de soumission intériorisées par des générations de femmes sont devenues inacceptables pour de nombreuses femmes contemporaines.

Pour le dire autrement, la tolérance féminine à la soumission a baissé sous l’effet des combats et des débats imposés par le mouvement féministe. Cette évolution est, à notre sens, incontournable malgré le danger toujours existant d’un retour à un "ordre moral" ou à des "solutions du passé" pour répondre à des questions du présent. En particulier, les processus de précarisation et de paupérisation, touchant plus fortement les femmes que les hommes, de même que les effets des modèles médiatiques peuvent conduire à des tentations de "refidélisation" féminine : un processus de choix par dépit, une tendance à la réadaptation à la soumission devant une autonomie impossible. Le même type de processus touche le comportement es jeunes. Le constat d’une tendance à rester plus tardivement avec les parents a trop rapidement débouché sur la conclusion d’un retour des "valeurs familiales". Le fameux "cocooning" peut aussi s’interpréter comme n’étant qu’une adaptation momentanée à un système grandissant de contraintes et de précarités. Malgré ces tendances régressives toujours possibles, il semble difficile d’imaginer une disparition des nouvelles postures féminines et un retour pur et simple à celles du passé.

Cette évolution vers des exigences féminines plus égalitaires n’a cependant pas été accompagnée d’une remise en cause des modèles éducatifs et sociaux de production de la masculinité et de la féminité. Un décalage se fait jour. Les propos sur les mythes et les fantasmes des hommes que nous avons rencontrés mettent ainsi en exergue une attente de soumission, de domination et de puissance qui n’est que le reflet du modèle dominant de masculinité que véhicule notre société.

Les produits pornographiques et plus précisément le discours qu’ils portent sur la sexualité des hommes et des femmes sont bien entendu en cause. On aurait tort cependant de les considérer comme la cause unique du problème. En premier lieu parce que ce discours n’est que l’aspect le plus visible et le plus caricatural d’images plus nombreuses et plus fréquentes véhiculant des idées sur les normalités masculines et féminines : dans les publicités, les films, les commentaires de la presse écrite, parlée ou télévisuelle. En second lieu parce que, comme pour la prostitution, s’il existe une offre c’est aussi parce qu’il existe une demande. C’est donc du côté des processus d’émergence de cette demande qu’il faut aller voir, c’est-à-dire une nouvelle fois vers les modèles de socialisation et d’éducation.

Le mythe d’up accès illimité au corps féminin est un des effets pervers du déclage entre les postures féminines tendanciellement plus égalitaires et les socialisations sexuées restées fondamentalement inégalitaires. Ce qui est attendu par les uns du fait des socialisations sexuées est perçu comme "insupportable" par les autres. Ce qui apparaît pour les unes comme un droit évident et élémentaire (choisir sa tenue vestimentaire, investir l’espace public, etc.) est perçu par les autres comme une invitation à la relation sexuelle. Il en découle l’idée d’une sexualité impossible dans le couple que l’on résoudra par la vieille scission binaire patriarcale entre la maman et la putain, l’une étant sans sexualité, l’autre n’existant que dans la sexualité. Il en découle également le recours à la prostitution comme nécessité "naturelle" pour retrouver la "féminité " et la "sexualité" devenues introuvables ou inaccessibles avec les autres femmes. Le modèle patriarcal est ici revivifié au service d’une problématique contemporaine.

La question posée ici n’est donc pas, selon nous, celle des effets négatifs d’un excès d’égalité comme ont tendance à le présenter certains des hommes interviewés, mais au contraire celle d’un processus d’émancipation qui n’a pas été jusqu’à la remise en cause du "noyau dur" de l’inégalité, à savoir les modèles dominants de normalité masculine et féminine. De la même façon, nous ne sommes pas en présence d’un excès de mixité comme le prétendent certains discours réactionnaires contemporains, mais devant une insuffisante mixité.

Citons à ce propos quelques témoignages explicites :

"Malheureusement, dans la société d’aujourd’hui, les rapports hommes-femmes me paraissent de plus en plus compliqués. Tout le monde est paumé. Les jeunes aujourd’hui sont bizarres. Les filles se prennent pour des top-modèles. [...] En fait l’idéal, c’est qu’il faut que ce soit votre femme, votre maîtresse, votre pute. Votre femme, il faut que ce soit votre pute [...]. Ce qui peut créer des déviations, c’est que les femmes paraissent faciles, alors que ce n’est pas ça du tout."

Ou encore :

"Je pense que c’est ce problème des femmes qui m’a fait être ce que je suis. Si les femmes avaient été plus libérales... Dans la vie, on ne sait pas comment faire, on a peur du refus, il y a plein de complexes qui se mettent en place. Mais avec la prostitution le problème n’existe plus."

Extrait de : Claudine Legardinier et Saïd Bouamama, Les clients de la prostitution, Paris, Presses de la Renaissance, 2006, p.197-203.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 mai 2006.

Claudine Legardinier et Saïd Bouamama


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