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Prostitution en Allemagne : Déclaration post-Coupe Mondiale de Football

3 novembre 2006

par Janice G. Raymond

Le 14 juin 2006, soit plusieurs jours après le début de la Coupe Mondiale de Football, l’ambassade d’Allemagne à Washington DC a fait une déclaration pour minimiser l’augmentation de la traite et de l’exploitation sexuelle qui en découleraient. Cette déclaration fut faite à des journalistes et autres personnalités afin de répondre à la mauvaise publicité qui laissait prévoir une augmentation de l’exploitation et de la traite à des fins de prostitution pendant la Coupe du monde.

Un mois après la fin des compétitions, la CATW a publié un premier commentaire en réponse à l’information diffusée par l’ambassade d’Allemagne, à des rapports issus d’autorités gouvernementales, aux "premières découvertes" d’un projet pilote de recherche mené par l’Organisation internationale de Migration (IOM) sur la traite pendant la période des compétitions ainsi qu’à des rapports issus de médias prétendant qu’il n’y a pas eu plus de traite ou de demande pour l’exploitation sexuelle pendant la Coupe Mondiale de Football qu’à l’ordinaire. Le contraire est de plus en plus évident, c’est pourquoi nous souhaitons compléter le commentaire initial.

1. La police et les autorités allemandes disent qu’il n’y a pas de preuve confirmant les prédictions selon lesquelles plusieurs milliers de femmes seraient introduites clandestinement en Allemagne pour la Coupe Mondiale.

On sait de sources officielles que le nombre de personnes prostituées en Allemagne, avant les Jeux, s’élevait à 400 000 (Monsieur Jürgen Wohlfarth, Directeur Administratif de la municipalité de Sarrebruck, en Allemagne. Madrid, 17 juin 2004, "Les villes face à la prostitution"). D’après plusieurs sources, on peut également estimer que 90 pour cent des femmes dans l’industrie du sexe en Allemagne sont d’origine étrangère (Monsieur Jürgen Wohlfarth, Directeur Administratif de la municipalité de Sarrebruck, en Allemagne. Madrid, 17 juin 2004, "Les villes face à la prostitution").

Auparavant, les ONG allemandes (par exemple Solwodi, la plus vaste organisation d’aide aux victimes de la traite) et les comptes rendus des médias avaient prévu une augmentation de 40 000 femmes entrant en Allemagne pour "dispenser des services sexuels" aux fans pendant les compétitions sportives. CATW a accepté ces estimations puisqu’elles représentaient une augmentation conservatrice de seulement 10 pour cent du nombre largement accepté de 400 000 personnes prostituées. On considérait une augmentation de 40 000 femmes comme étant une prédiction raisonnable surtout que, en prévision des jeux, l’industrie allemande du sexe s’était préparée en agrandissant et en ouvrant plus d’établissements de prostitution, en augmentant sa publicité.

Les comptes rendus établis après les Jeux soutiennent qu’il n’y a pas eu une telle augmentation. Mais on a largement rapporté - et cela a été confirmé par la police de Munich - que le nombre de femmes dans les clubs de sexe avec licence a connu, pendant cette période, une augmentation de 500 à 800 - soit une augmentation de 63%. D’autres comptes rendus sur l’augmentation de la demande pour la prostitution à Berlin et à Cologne sont notés ci-dessous.

2. Les autorités allemandes ont fourni des soi-disant preuves que la prostitution n’a pas connu de croissance considérable pendant les Jeux.

La preuve la plus probante que la police allemande et autres autorités ont pour soutenir le fait que la prostitution n’a pas augmenté pendant la période de la Coupe Mondiale de Football est fondée sur leur surveillance des bordels et des clubs de sexe. Ainsi que l’admettent les autorités allemandes, la police à l’époque avait seulement recherché les femmes sans papiers d’immigration. Étant donné qu’un grand nombre de femmes appartenant à l’industrie du sexe viennent de l’Europe de l’Est et des pays baltes - lesquels font maintenant partie de l’Union Européenne - elles peuvent aisément être transférées d’un pays à l’autre de l’Union Européenne, en toute légalité, par les proxénètes et les trafiquants. Chercher des preuves de la traite de femmes, en se fondant uniquement sur les femmes sans papiers en règle, constitue une stratégie dépassée dans une Europe qui efface de plus en plus ses frontières nationales.

Les femmes en possession de leurs papiers peuvent avoir, néanmoins, été victimes de la traite à des fins de prostitution. La plupart des femmes qui, poussées à se prostituer et victimes du trafic du sexe, finissent dans les bordels en Allemagne, n’ont pas les ressources financières pour organiser leur voyage, se procurer les documents nécessaires et s’inscrire à la main-d’œuvre locale. En d’autres mots, ces femmes n’ont pas pu financer toutes seules leur voyage en Allemagne.

Des rapports datant d’avant les compétitions indiquent, par exemple, que, sous couvert de former l’équipe nationale de football, des jeunes filles étaient recrutées dans les cours de recréation brésiliennes pour se rendre - tous frais payés - en Allemagne. Le recrutement dans les écoles est une tactique souvent utilisée par les trafiquants afin d’attirer les jeunes filles crédules dans le guet-apens de la traite à des fins de prostitution. En outre, des femmes prostituées de certaines parties d’Afrique signalent que des individus ont tenté d’organiser et de financer leur transfert ainsi que leurs papiers pour qu’elles puissent être prostituées en Allemagne pendant la période des Jeux.

La police possède peu d’informations sur les 90% de femmes étrangères qui fournissent les "services sexuels" en Allemagne en temps normal, ainsi que sur la manière dont elles sont arrivées dans le pays. Cette absence de connaissances jette un doute sur les rapports de police soutenant que la prostitution n’a pas augmenté et que peu de femmes ont été frauduleusement introduites en Allemagne pendant la Coupe Mondiale de Football.

Les comptes rendus des ONG sur la traite des femmes dans les bordels allemands établissent le fait qu’un grand nombre de femmes qui se trouvent dans les bordels autorisés sont victimes de la traite. On signale également que la clientèle hollandaise du sexe parle ouvertement, sur un forum internet, du fait qu’un grand nombre de femmes dans les clubs FKK allemands (clubs de sexe où les femmes se promènent nues) ont été victimes du trafic du sexe et sont sous la coupe de proxénètes.

Les comptes rendus de la police sur la prostitution pendant les Jeux n’ont pas apporté beaucoup d’éclaircissement sur les femmes prostituées qui n’appartenaient pas aux branches autorisées de l’industrie du sexe. En temps normal, en dehors de la période des Jeux, plus de 90% des femmes étrangères dans la prostitution en Allemagne, et spécialement celles en possession de faux papiers, finissent par travailler soit dans des branches illégales de l’industrie du sexe, soit sur le trottoir. Le plus souvent, elles échappent à la surveillance de la police.

Qui plus est, et malgré l’existence d’établissements reconnus, la plupart des Allemands sollicitent les services des femmes prostituées dans la rue, ou vont ailleurs pour le tourisme sexuel. L’Allemagne détient le plus grand nombre de touristes sexuels masculins qui envahissent les pays frontaliers, comme la République Tchèque où ces mêmes touristes ont largement été impliqués dans des affaires d’achat d’enfants à des fins de prostitution. De même, des ONG d’Europe ont signalé que des amateurs sportifs, soit pour préserver leur anonymat, soit pour avoir accès à des femmes dont l’illégalité satisfait leur fantasme d’exotisme, soit pour obtenir les services d’enfants ou encore pour débourser moins, ont utilisé ce même système pour obtenir les services sexuels de femmes travaillant sur le trottoir ou dans des établissements illégaux.

3. Des comptes rendus des autorités allemandes établis après les Jeux soulignent le nombre prétendument bas des femmes qui furent illégalement introduites en Allemagne dans le cadre de l’industrie du sexe. Peu de rapports ont fait état du nombre d’hommes qui ont fréquenté les bordels durant cette période.

Une source médiatique a fait la lumière sur la hausse de demande pour la prostitution pendant les Jeux. Les entrepreneurs de l’industrie du sexe prédirent à l’époque une hausse de 30 % de consommateurs. Cette hausse de consommateurs masculins a été confirmée dans plusieurs rapports. L’un de ces rapports a fait mention de ce que "les travailleuses du sexe à Berlin ont entrepris de faire des heures supplémentaires et travaillent deux ’shift’ d’affilée pour profiter de l’occasion exceptionnelle." Ainsi, même si aucune femme - victimes de la traite ou non - ne fut introduite dans les établissements légaux du sexe, les rapports disaient que la clientèle faisait carrément la queue devant les "freudenhauser" (littéralement : maisons de joie) de la nation qui était leur hôte. Il y a 400 "Maisons de joie" à Berlin. Un chauffeur de taxi a rapporté que les clients qu’il avait conduits au quartier chaud de Berlin durent repartir car les établissements affichaient complet. Un tenancier de bordel remarqua que "le nombre de demandes avait défoncé le plafond... Nous avons des réservations pour des clients importants du début à la fin des Jeux. Il nous arrive de ne pas savoir où mettre tous ces hommes... Nous nous faisons, en une journée, ce que, en temps normal, nous encaisserions en une semaine." (Rapporté ici.)

De même, un porte-parole à Cologne pour Pascha, le plus grand bordel en Europe, a dit : "Nous tournons à 100 pour 100 de notre capacité et nous ne pourrions pas en faire plus, même si nous avions plus de place." (Rapporté ici.)

4. Les autorités allemandes prétendent qu’aucun établissement pour la prostitution n’a été ajouté aux autres pour la période de la Coupe Mondiale du Football.

L’ambassade d’Allemagne a annoncé en juin que "contrairement à ce qui a été faussement rapporté, aucune installation de cette sorte (elle faisait allusion aux "cabanes à sexe") n’a été spécifiquement créée pour la Coupe du Monde. "Au contraire, l’ambassade nous a fait savoir que la création de ces installations était un "projet spécial" de quelques villes allemandes, non seulement en collaboration avec les ONG - lesquelles sont "pour la plupart des organisations charitables religieuses" -, mais encore avec les autorités municipales, en vue de protéger les femmes en en interdisant l’accès aux proxénètes. Ces installations permettent aux femmes d’évoluer dans un environnement sécuritaire."

Ainsi que rapporté par Andrew Curry, un journaliste, boursier de la Fondation Fullbright, qui écrivait depuis Berlin en juin 2006 : "Les bordels ont ouvert dans les villes hôtes comme des fleurs au printemps, des remorques (généreusement appelées "boîtes à performances") ont été temporairement installées à proximité de stades où se joue la Coupe..." Peut-être que la contradiction ici est dans le fait que de tels bordels et remorques ne rentrent pas dans les critères de l’ambassade d’Allemagne pour définir ce qu’est "une cabane à sexe" ? Ou bien, s’agit-il d’un problème de traduction ? Ou bien le problème vient-il de la perception commune qu’on a de l’industrie du sexe et qui fait que l’on considère que les bordels sont là pour protéger les femmes ?

5. Les rapports allemands datant de l’après-Coupe du Monde font valoir qu’il est faux que 40 000 femmes aient été "forcées" à la prostitution pendant les Jeux.

Le problème, avec le système allemand sur la notion de prostitution légale par rapport à la prostitution "forcée", est le refus d’admettre que les conditions économiques, sociales et psychologiques des femmes rendent beaucoup d’entre elles vulnérables face aux manigances des trafiquants.

Qui plus est, la police ou les représentant-es des ONG s’attendent-ils à ce que les femmes prostituées dans les bordels leur confirment, lorsqu’ils leur posent la question, qu’elles ont été forcées ou victimes de la traite à des fins de prostitution ? Les conditions dans lesquelles cette stratégie est conduite n’aident pas à établir la vérité sur la situation de ces femmes.

La campagne qu’ont menée les organisations de femmes allemandes et autres ONG appelées "Les clients responsables" a été tout aussi inefficace. Définie dans un texte traduit en 4 langues et distribué dans les stades où se déroulaient les Jeux, la campagne encourageait les hommes (décrits par un écrivain comme "saouls et en rut") de s’abstenir si la femme prostituée disait "qu’elle devait beaucoup d’argent au propriétaire du bordel" ou "qu’elle était exploitée" ou si "elle vous disait qu’elle était forcée à être prostituée." La documentation des ONG allemandes recommande aux hommes d’avoir un dictionnaire sur eux au cas où cet aveu présenterait quelques problèmes de compréhension. Enfin, les ONG recommandent au consommateur d’avoir la gentillesse de prêter son cellulaire à la femme afin que cette dernière puisse passer un coup de fil aux autorités.

6. L’Allemagne dit que le Gouvernement Fédéral "n’encourage pas la prostitution" et que son système de prostitution légale a rendu l’industrie" plus transparente, permettant à la police une plus large surveillance, obligeant l’industrie du sexe à opérer en plein jour, rendant les femmes prostituées moins vulnérables face à la violence et leur offrant une meilleure protection.

En fait, le système légal allemand a enhardi les trafiquants avant et pendant la Coupe Mondiale de Football. Pendant plusieurs années, des organisations criminelles de la traite des femmes depuis l’Europe de l’Est ont ciblé l’Allemagne comme destination de choix à cause de son système légal qui ouvrait les portes aux trafiquants. (Khaleej Times Online, "L’Allemagne, un Passage vers l’Ouest pour la traite des Femmes de l’Europe de l’Est", 26 janvier 2004, également rapporté à l’AFP, Agence France Presse).

Selon la porte-parole du parti écologique, Irmingard Schewe-Gerigk, la loi allemande légalisant la prostitution a été spécifiquement adoptée pour s’assurer que la prostitution deviendrait un "service normal" (Agence France Presse, "Plans du Gouvernement allemand pour reconnaître la prostitution comme profession", 29 janvier 2001). On a annoncé en 2004 que le gouvernement allemand projetait d’imposer des amendes aux compagnies qui refusaient d’engager des stagiaires ; la même réglementation s’appliquait aux bordels (Der Spiegel : 2 mai 2004, Reuters : 3 mai 2004).

Pour quelle raison la plus grande partie des femmes prostituées en Allemagne ne déclarent-elles pas leur activité comme profession, puisque cela leur permettraient d’être mieux protégées ? Seulement 300 à 600 femmes, parmi les 400 000 estimées être prostituées, l’ont fait.

Au vu de cet historique, il est difficile de prendre au sérieux le gouvernement fédéral allemand lorsqu’il nous assure qu’il "n’encourage aucunement la prostitution", que l’industrie du sexe est transparente, que la police a un meilleur contrôle de la traite et que les femmes sont mieux protégées. Devons-nous également croire que les réseaux criminels de traite des femmes à des fins de prostitution, spécialement celles de l’Europe de l’Est, étaient partis en vacances au moment de la lucrative Coupe du Monde de Football ? Quant à la protection des femmes, serait-ce que ce dont elles étaient protégées était de parler librement ?

Lire le texte original en anglais sur Sisyphe ou sur sur le site de la CATW.

Traduction pour Sisyphe : Sylvie Miller.

Mis en ligne le 3 novembre 2006.

Janice G. Raymond


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2448 -