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Être vue
10 novembre 2006
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Le tollé suscité par les fenêtres givrées du YMCA du Parc à Montréal n’a rien à voir avec les subtilités de l’accommodement raisonnable. Ce qui est attaqué, c’est la caractéristique par excellence des sociétés occidentalisées : l’égalité entre les hommes et les femmes, qui comprend le droit de celles-ci d’être vues dans l’espace public, avec leur corps qui bouge sans entraves. Aucune discussion à ce sujet ne peut être tolérée.
Une jeune Ontarienne, Gwen Jacob, s’était fait arrêter à l’été 1991, parce qu’elle se promenait seins nus dans la rue au nom de l’égalité. Quand il fait chaud, les hommes retirent bien leur chandail, pourquoi pas les femmes ? L’affaire — évidemment ! — avait emballé la presse, fait des émules, notamment au Québec, et s’était retrouvée devant les tribunaux. Cinq ans plus tard, l’Ontario reconnaissait aux femmes le droit de laisser tomber le haut si cela leur chante.
Se rend-on compte à quel point, à la lumière de cette anecdote judiciaire, le prosélytisme religieux a gagné du terrain en 15 ans ? Aujourd’hui, de quoi discute-t-on ? Du droit pour des femmes de faire retirer les fenêtres givrées d’une salle d’exercices, installées là parce qu’un groupe religieux ne tolère pas la vue d’un bras nu ou d’une cuisse moulée dans un collant. Pire encore : il se trouve des gens, notamment la direction du YMCA en cause dans cette affaire, qui s’étonnent des remous que cette histoire provoque !
Heureusement, au milieu des arguties en tout genre, Renée Lavaillante, l’usagère du Y qui a lancé la pétition contre ces fenêtres, a parfaitement compris le dangereux mécanisme à l’oeuvre : « On nous lance le message qu’on représente la tentation et qu’il faut donc nous cacher. » Et de cela, il faut le dire bien haut, il n’est pas question.
On n’empêche pas les femmes de faire de l’exercice, rétorque la communauté juive hassidique, qui a payé l’installation des fenêtres. Là n’est pas le débat. Même dans les sociétés qui cloîtrent les femmes, celles-ci portent maquillage, lingerie fine, minijupes, et font souvent ce qui leur plaît (même du yoga !) entre elles et dans l’intimité. Mais cet univers n’a, littéralement, aucun droit de cité. Avoir le droit d’exister publiquement, devenir des citoyennes de corps et d’esprit, par la voie du travail, de la politique, des loisirs, a été une grande victoire pour les femmes. Tirer un rideau là-dessus, c’est un épouvantable retour en arrière.
À la direction du YMCA, on explique que la demande hassidique coïncidait avec le malaise de certains abonnés qui n’aiment pas être vus lorsqu’ils s’entraînent. L’argument est spécieux et est venu après coup : le Y n’aurait pas agi sans les pressions de cette communauté juive intégriste (qui sait très bien imposer ses vues, comme plusieurs résidants des quartiers Outremont et Mile End, où elle est concentrée, peuvent en témoigner) et sans sa contribution financière.
Et quand on voit les lieux, lorsqu’on constate que pour voir un bout de bras tendu ou une jambe qui lève, un passant dans la ruelle (!) où donnent les fenêtres doit se tordre le cou (la salle d’exercices étant à l’étage), il est évident que pas un abonné n’aurait spontanément songé à se plaindre. D’autant qu’au nombre de centres d’exercices au Québec où les fenêtres, souvent très grandes, donnent sur des rues passantes, la gêne à l’entraînement ne fait franchement pas partie de nos moeurs !
Ne faisons donc pas dévier le débat : c’est bien le corps des femmes qui est condamné et, à travers lui, l’éveil à la sexualité de jeunes adolescents. Ce scénario tordu, le Québec l’a déjà vécu. Il est temps d’imposer des fins de non-recevoir à tous ceux qui voudraient le rejouer.
Source : Éditorial, Le Devoir, le 10 novembre 2006.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 novembre 2006