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Prostitution
La liberté dévoyée

28 novembre 2006

par Anne Zelensky, auteure

Une ligne de prêt-à-porter « révolutionnaire » arrive en France : la marque Daspu - pour « das putas ». Des prostituées brésiliennes ont créé leur griffe. « Elles militent (sic) surtout pour obtenir un statut et une reconnaissance. » (Le Monde, 19.11.06). Les personnes qui achèteront ces vêtements soutiendront-elles la cause des prostituées, ou les intérêts de leurs macs et de la marque ?

La question d’un statut et d’une reconnaissance de la prostitution a déjà été largement posée dans nos pays. Au nom de la liberté pour chacun-e de faire de son corps ce que bon lui semble. Une marchandise comme une autre. La nouveauté brésilienne est que le marché vient ouvertement prêter main forte à cette revendication. Les choses sont claires : dans un monde dominé par le profit, une marque se met au service de la vente des corps au nom de la reconnaissance d’une liberté, celle de se vendre. Avec un plus : la fierté d’être ce qu’on est au-delà de l’opprobre qui s’attache à ce qu’on est. Les prostituées rejoignent ainsi ouvertement le camp des discriminé-es. « Féminins, mais pas vulgaires, les vêtements Daspu s’adressent à toutes les femmes », disent-elles.

Discrimination, liberté, reconnaissance, fierté, voilà des mots qui nous renvoient paradoxalement à nos combats féministes des années 70. Avec une différence de fond : ces combats avaient pour but de libérer nos corps de toute tutelle extérieure. « Nous aurons les enfants que nous voulons et le plaisir que nous choisirons », clamions-nous joyeusement. Nous prétendions disposer de nos corps pour nous- mêmes, pour le soustraire à la mainmise de tous les « macs » qui décidaient à notre place : curés, médecins, État, maris. Nos amies, les putes de Rio, « militent » pour mieux organiser leur dépendance avec le soutien de leurs macs et de la marque. Collusion sans surprise entre ces deux-là, mais filiation imprévisible entre le cri de libération des années 70 et sa traduction quelques décennies plus tard par un système habile à détourner le sens des mots, voire à le dévoyer.

Le cas brésilien est symptomatique des dérives et des confusions de pensée qui caractérisent notre époque. Par quel tour de passe-passe (sans jeu de mots), « la liberté » peut-elle être mise au service de son contraire, la contrainte, fut-elle inconsciente ? Par quel glissement sémantique, la fierté peut-elle être associée à ce qui est objectivement une caricature de relation humaine réduite à sa plus pathétique expression ? Rien de « moral » (au sens chrétien) dans ce constat : il ne s’agit ni de stigmatiser la prostituée, ni de condamner son activité mais de déplorer que des hommes, les clients, et des femmes, les prostituées, en arrivent à tomber dans cette misère affective et sexuelle, génératrice de souffrance et avatar du divorce millénaire créé entre eux. Si les femmes et les hommes avaient été moins séparés par une civilisation obsédée par une « différence » hypertrophiée entre les sexes, ils auraient moins peur l’un de l’autre et n’en seraient pas réduits à ce triste simulacre de rapprochement. La prostitution n’est pas le résultat d’un choix, même si elle en a les apparences.

Faisons un sort à ce cliché qui arrange tout le monde : on ne choisit pas d’être prostituée. C’est son histoire qui choisit pour elle. Celle-ci charrie toujours ou presque la même rengaine de misère matérielle et morale, et on la retrouve à des degrés divers chez celle qu‘on soumet à l’abattage, aussi bien que chez « l’occasionnelle » ou la call girl de luxe. Il y a un continuum dans leur trajectoire. La précarité matérielle et la fragilité psychologique ne conduisent pas toutes les femmes à la prostitution, pas plus que l’alcool ne conduit tous les hommes à être violents. Et de toute façon les prostituées sont une minorité. Certes la revendication de reconnaissance de ce qui était jusqu’alors caché et sujet de honte a probablement un rôle de réparation. Dans cet espace se joue sans doute quelque chose qui a à voir avec la liberté. C’est l’effet « contre mauvaise fortune bon coeur ».

Des quartiers réservés où elle était tenue, voilà que la prostitution fait son coming out et réclame une reconnaissance. Laquelle ? Réponse du député, « le putain de député », qui soutient les dames de Rio et qui appartient - devinez ? - au parti des Verts.

« La prostitution doit être entendue comme une industrie et le proxénète comme un chef d’entreprise qui fournit des services à ses clients ». Un business de plus en somme. Mais les principales intéressées y gagneront-elles en dignité ? Un statut de la prostituée changera-t-il quoi que ce soit au problème de fond : elle est un corps à disposition de l’autre, avec intermédiaire ou sans ? Le Marché n’est pas le Chevalier blanc qui « libère » nos « putas » de l’indignité. Mais un super Souteneur qui veut aménager leur servitude au nom de la libre entreprise et de la libre concurrence. La moulinette de l’économique vous avale tout ce qui traîne - liberté et droits de l’homme inclus - et vous régurgite une pâtée indigeste.

Notre chant de libération aurait-il tourné au couac ? Ça y ressemble. Mais ne désespérons pas, sous les pavés du supermarché, il y a encore de la plage. Le grand Mac se défend, il résiste. On appelle cela les effets pervers de la libération. Ils sont inévitables et ils attendent qu’on les explique. Il nous faut lever la tête au-dessus de la pâté indigeste pour tenter de penser. Penser ? Refuser de se voir réduit-e à une simple fonction végétative et digestive.

C’est une des tâches du féminisme. Un peu délaissée pour se centrer sur la défense des acquis et l’interpellation des inégalités, certes indispensables. Il nous faut continuer à penser le patriarcat et évaluer ses réajustements. Il s’est transformé sous la poussée du mouvement féministe. Ce sont ces nouvelles formes qu’il faut analyser pour ramener la pensée dérivante à une juste évaluation des avancées et des reculs, et adapter les frondes à ces nouvelles cibles. Le féminisme ? Une indispensable vigie qui nous signale les dérives de notre navigation.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 28 novembre 2006.

Anne Zelensky, auteure


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