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Pour l’industrie de la prostitution, une victoire camouflée en défaite
20 janvier 2007
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Dans son rapport majoritaire (PLC, NPD, BQ), le sous-comité de la Justice pour l’examen des lois sur le racolage affirme que les articles 210 à 213 ont démontré leur inefficacité à protéger "les travailleurs et travailleuses du sexe" (bien qu’il n’y ait que l’article 213 qui ait vraiment été appliqué et, cela, presque exclusivement à l’encontre des personnes prostituées) et que le statu quo est inacceptable. On peut donc lire dans le chapitre de ses recommandations :
Pour veiller à ce que les personnes qui vendent leurs services sexuels et les collectivités soient protégées contre la violence, l’exploitation et la nuisance, la majorité des membres du Sous-comité demandent que l’on puisse s’en remettre aux dispositions d’application générale du Code criminel visant diverses formes d’exploitation et de nuisance, comme le fait de troubler l’ordre public, d’exposer des choses indécentes, la coercition, l’agression sexuelle, la traite des personnes, l’extorsion, l’enlèvement, etc. L’approche proposée par ces membres repose sur l’idée selon laquelle il vaut mieux chercher à combattre l’exploitation et la violence dans le contexte de la prostitution que criminaliser les adultes consentants qui se livrent à des activités sexuelles en échange d’argent (1).
Une victoire partielle pour les tenant-es de la décriminalisation
Difficile de comprendre pourquoi Stella et ses alliés poussent les hauts cris à propos du rapport du Sous-comité sur le racolage. Depuis des années, ces groupes réclament que le gouvernement abroge les articles 210 à 213 et décriminalisent totalement la prostitution en recourant plutôt aux articles du Code criminel pour pénaliser la violence et contrer les méfaits. Le Réseau juridique canadien VIH/SIDA, ardent défenseur de cette position, qui accordait récemment un prix à Stella (surtout ne pas y voir de convergence !), affirmait dans son rapport de 2005 sur la prostitution :
La police et le droit pénal devraient protéger les travailleuses et travailleurs sexuels. Plusieurs articles du Code criminel interdisent la violence et l’exploitation. Les actes suivants sont des crimes, peu importe contre qui ils sont commis : voies de fait ; négligence criminelle causant des lésions corporelles ; harcèlement criminel ; torture ; séquestration et prise d’otage ; extorsion et fraude. Ces articles devraient être appliqués contre toute personne qui exploite un travailleur sexuel (physiquement, psychologiquement ou économiquement), qui est violente à son égard ou qui le menace de violence (2).
Katrina Pacey de la Société Pivot, autre organisme en faveur de la prostitution comme travail, déclarait le 29 mars 2005 dans son témoignage devant le Sous-comité :
Nous pourrions invoquer à leur place [art. 210-213] les articles du Code criminel qui interdisent les voies de fait, l’extorsion, les menaces, le harcèlement et l’enlèvement. On pourrait en fait utiliser ces articles-là pour déterminer si des travailleurs du sexe sont victimes de contrainte ou d’exploitation. Les dispositions du Code criminel font obstacles au règlement des questions de santé et sécurité pour les travailleurs du sexe. Elles ne devraient exister que pour protéger les travailleurs du sexe contre la violence et l’exploitation. Et comme je l’ai indiqué tout à l’heure, il existe déjà des articles du Code criminel qui peuvent être invoqués pour assurer cette protection (3).
Lors de la séance du 7 février 2005 (4), la professeure Frances Shaver de l’Université Concordia, avocate de la décriminalisation totale et de la reconnaissance du "travail du sexe" comme profession, soutient la nécessité de "supprimer du Code criminel toutes les dispositions actuelles qui concernent cette activité, recourir aux lois qui sont déjà en vigueur pour en réglementer les éléments négatifs [...]". Et Valérie Boucher de Stella de renchérir : "Comme Mme Shaver l’a mentionné, il y a au Canada des lois qui peuvent contrôler la violence faite aux femmes, les abus, la coercition et les agressions sexuelles et, depuis un certain temps, la violence psychologique. Il serait donc possible de soumettre à ces lois les patrons abusifs." Entendre les proxénètes abusifs. Non, vous avez bien lu, il ne s’agit pas d’un plénonasme, certains proxénètes seraient très gentils et bien intentionnés !
On ne peut que se demander à quelle stratégie répondent les dénonciations de ce rapport par les tenant-es de la décriminalisation totale quand le Sous-comité accède à l’une de leur principale demande, soit celle de laisser jouer le Code criminel, donnant ainsi le feu vert aux prostitueurs et aux proxénètes qui ne pourront être poursuivis que si une plainte est déposée contre eux pour vol, viol, violence, nuisance publique, etc. On se demande qui portera plainte et prendra le risque d’être ostracisé ou éliminé par un milieu où c’est le crime organisé qui fait la loi.
Nombreuses contestations
Il y a, bien sûr, un bémol à cette victoire partielle des promotrices de la prostitution comme empowerment. La dissidence forte et soutenue du représentant du Parti conservateur, les nombreuses contestations de ce point de vue dans les témoignages reçus, ainsi qu’au sein du mouvement féministe et de la population, ont empêché le Sous-comité de recommander la légitimation du "travail du sexe", comme profession régie par le Code du travail et assujettie à la loi de l’impôt.
Il faut s’en féliciter car ce n’est certainement pas une minorité à l’intérieur d’une minorité (les personnes prostituées) qui doit décider d’un tel changement de valeurs qui concerne toutes les femmes et l’ensemble de la société. Il faudra un débat public à l’échelle nationale, comme on l’a fait pour tout autre problème de société, et une consultation référendaire s’il le faut (5). Est-ce qu’on accepterait que seules les infirmières, du fait qu’elles connaissent la situation des malades en phase terminale, décident de légaliser l’euthanasie ? Ou les médecins ? Ou un comité de malades ? Pourquoi ne re-légitimerait-on pas l’esclavage parce que quelques esclaves ("consentants") et ceux qui les ont "achetés" en tirent profit ? Les abolitionnistes noirs ont-ils renoncé à la lutte contre l’esclavage parce qu’une minorité disait y trouver son compte ?
Il s’agit non pas de l’intérêt économique d’une poignée de personnes, la majorité respectant l’omerta de règle dans un milieu géré par le crime organisé, mais d’une question concernant l’ensemble de la société. Il s’agit de reconnaître légalement le droit autoproclamé des hommes d’avoir accès au corps des femmes et, dans une moindre mesure à celui d’autres hommes, moyennant paiement. Combien de temps cela prendra-t-il avant que toutes les femmes et les filles soient jugées prostituables puisqu’il s’agirait d’un travail légal ? Selon toutes les statistiques, l’âge moyen d’entrée dans la prostitution est de 14 ans, les fillettes d’hier étant les "travailleuses du sexe consentantes" d’aujourd’hui. Est-ce que cette vision mercantile de la vie, légitimant les rapports sexuels de domination et le viol des droits humains fondamentaux, correspond à celle que nous voulons transmettre à nos enfants ?
Il faut s’attendre maintenant à ce que les souteneur-es de la décriminalisation passent à l’étape suivante, soit à la remise en question de la constitutionnalité des lois sur le racolage en s’appuyant sur la Charte, comme l’a annoncé le groupe Sex Professionals of Canada qui, avec l’aide d’un professeur de Droit de l’Université de Toronto et de ses élèves, se promet d’aller jusqu’en Cour suprême s’il le faut.
Intimidation et culpabilisation
Entre-temps, on continuera à culpabiliser le courant abolitionniste en prétendant que ce sont les lois sur la prostitution, les services policiers et les féministes qui sont responsables des meurtres des personnes prostituées et non pas des hommes à qui on envoie le message de plus en plus clair que les femmes sont des objets sexuels qu’ils peuvent acheter, violer, violenter et dont ils sont libres de disposer comme ils le veulent. De là à les tuer, il n’y a qu’un pas que certains hésitent de moins en moins à franchir.
Cette logique tordue nie totalement le fait que la violence a augmenté en flèche dans tous les pays qui ont décriminalisé la prostitution et livré ainsi en toute impunité femmes et enfants aux prostitueurs et aux proxénètes, transformés par la loi en simples consommateurs et vendeurs de "services". Pour qui refuse de se boucher les yeux, la preuve est faite aux Pays-Bas, en Australie, en Nouvelle-Zélande et dans d’autres pays, que la légalisation, la réglementation ou la décriminalisation totale ont pour effet d’encourager la prostitution des enfants, des adultes et de la traite à des fins de prostitution (6).
La décriminalisation totale accroît la clandestinité, l’insécurité, la violence et la dégradation physique et psychologique des personnes prostituées, qu’elles le soient dans la rue, les bordels, les éros centers, les maisons de passe, les services d’escorte, les salons de massage, les clubs échangistes, les bars de danseuses nues ou leurs propres appartements. À peine quelque 4% d’entre elles sont enregistrées légalement parce qu’elles mènent une double vie et refusent de s’afficher comme "travailleuses du sexe", mais aussi parce que le système prostitutionnel reste d’abord sous le contrôle du crime organisé, des gangs de rues, des revendeurs de drogue, des réseaux locaux et internationaux de traite de femmes et d’enfants qui opèrent dans la clandestinité.
Contre toute réalité aussi, certains groupes prétendent parler au nom de l’ensemble des personnes prostitutées en discréditant systématiquement la parole de celles d’entre elles qui refusent de voir dans leur prostitution une profession et qui voudraient s’en sortir, ainsi que les écrits et les déclarations des féministes qui les soutiennent dans leur lutte pour un monde sans prostitution (8). Ces porte-parole auto-proclamées des "travailleuses et travailleurs du sexe", rejetant toute opinion autre que la leur, font cependant exception pour les chercheur-es et les professeur-es qui les appuient comme John Lowman, Frances Shaver, Maria Nengueh Mensa, Louise Toupin, ces personnes n’ayant pas besoin, comme les abolitionnistes, d’être prostituées pour être crédibles et avoir droit de parole.
Pour une position claire du mouvement féministe
Qu’attendent la Fédération des femmes du Québec (FFQ), l’Association féminine d’éducation et d’action sociale (AFEAS), l’R des centres de femmes et tout groupe qui dénonce la violence et l’exploitation sexuelle, pour sortir de leur silence ? Une non-position inacceptable, sur un rapport dont les conséquences seraient importantes pour les femmes s’il devait être retenu, et au moment où même la ministre de la Condition féminine du Québec dénonce les différentes formes de violence qui leur sont faites (cybercriminalité, prostitution, pornographie, mutilations génitales, traite des femmes immigrantes, tourisme sexuel, etc.) et affirme qu’il est "impératif de continuer de marquer clairement la réprobation sociale, en particulier celle des pouvoirs publics, envers ces pratiques, en signifiant qu’elles sont contraires aux valeurs de la société québécoise" (9).
Faut-il le rappeler, contrairement au représentant du parti conservateur qui recommande dans son rapport minoritaire de criminaliser les femmes qui refuseraient d’abandonner la prostitution, les abolitionnistes réclament la décriminalisation et le retrait des poursuites judiciaires contre toutes les personnes prostituées, qui sont victimes du système prostitutionnel et non des criminelles, la destruction de leur casier judiciaire, qui perpétue leur stigmatisation sociale, leur enlève tout espoir de réinsertion, et l’attribution du statut de réfugiées ou d’immigrantes aux victimes de la traite si elles le désirent (art. 213).
Un changement aussi radical ne saurait se réaliser sans la mise en place de mesures d’aide aux personnes prostituées notamment des soins de désintoxication, des maisons d’hébergement les mettant à l’abri des prédateurs, une formation scolaire ou professionnelle adaptée à leurs besoins, une allocation de réinsertion sociale leur permettant de refaire leur vie sans être dans une situation critique. Il est également impératif de voir à l’application efficace et sévère des lois contre les proxénètes, les clients prostitueurs et leurs complices dans les institutions et les médias, afin d’envoyer un message clair sur les valeurs de notre société, fondées sur la défense des droits fondamentaux des femmes et des enfants et le caractère inaliénable du corps humain (7).
Notes
1. Extrait du rapport du sous-comité de l’examen des lois sur le racolage, 2006, p. 106. On peut télécharger le rapport intégral en PDF sur le site du Parlement du Canada.
2. Réseau juridique canadien VIH/Sida.
3. Katrina Pacey de la Société Pivot.
4. Frances Shaver et Valérie Boucher, séance du 7 février. 2005.
5. "OUI à la décriminalisation des personnes prostituées, mais NON à la décriminalisation de la prostitution", par Élaine Audet et Micheline Carrier.
6. Sur la légalisation et l’augmentation de la prostitution, de la traite et de la pédocriminalité, lire les articles de Janice G. Raymond et Melissa Farley sur le site de la CATW, ainsi que "Dix raisons pour ne pas légaliser la prostitution", de Janice G. Raymond et "La légalisation de la prostitution, une expérience qui a échoué en Australie", par Sheila Jeffreys.
7. "Prostitution : pour un projet de loi abolitionniste", par Élaine Audet.
8. Paroles de femmes prostituées et de survivantes.
9. Jocelyne Richer, Québec veut s’attaquer à la violence faite aux femmes, Cyberpresse, 16 décembre 2006, et Secrétariat à la Condition féminine du Québec.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 janvier 2007.
P.S. Rapport 6 - Le défi du changement : Étude des lois pénales en matière de prostitution au Canada (Adopté par le Comité le 12 décembre 2006 ; Présenté à la Chambre le 13 décembre 2006). Ce document est en PDF et sera téléchargé automatiquement si vous cliquez sur le lien.
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http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2554
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