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Il va y avoir du sport, du charriage, de la désinformation et un dialogue de sourds

17 janvier 2007

par Micheline Carrier

Vendredi dernier, l’animatrice de l’émission « Il va y avoir du sport », à Télé-Québec, demandait à ses invité-es : « Écoute-t-on assez les groupes d’hommes ? » Pour le oui, la journaliste Ariane Émond et la chroniqueure Hélène Pedneault ; pour le non, le documentariste Serge Ferrand et le militant du groupe l’Après-rupture, Jean-Pierre Gagnon. En introduction, l’animatrice a pris soin de mentionner qu’elle n’avait pas invité d’extrémistes...(1)

On a parlé des sujets qui préoccupaient les défenseurs des droits des hommes présents : violence conjugale, garde d’enfants, suicide chez les hommes et décrochage scolaire chez les garçons. C’est Marie-France Bazzo elle-même qui a mentionné : « Outre le décrochage scolaire spécifique aux garçons, les hommes sont-ils victimes de discrimination systémique ? ». Ce qui est doublement faux. Le décrochage scolaire n’est pas une forme de discrimination, c’est un problème de société qui touche une minorité d’élèves. Le décrochage scolaire n’est pas spécifique aux garçons, des filles décrochent également, quoique dans une proportion moindre dont il conviendrait de chercher les causes. En 2000-2001, le taux de décrochage scolaire chez les ados de 17 ans se situait à 8,8% chez les filles et à 13,9% chez les garçons, un écart de 5,1% (2).

On peut bien se méfier des données statistiques, dont on se sert parfois pour distortionner les faits, elles n’en constituent pas moins un indicateur de tendance valable et utile pour l’étude de phénomènes sociaux, politiques et économiques.

Violence en milieu conjugal

Les données officielles sur la violence en milieu conjugal révèlent une réalité que plusieurs cherchent à occulter tant son envergure dérange une société qui se veut à l’avant-garde dans le domaine des rapports égalitaires entre les sexes. L’un des invités a avancé le nombre de 300 000 femmes victimes de violence conjugale, en prétendant que c’était là un « mensonge » fabriqué par le ministère de la Justice et des groupes de femmes. Je n’ai pas retrouvé ce chiffre, ce qui ne signifie pas qu’il soit sans fondement. Il pourrait, toutefois, concerner toutes les formes de violence faites aux femmes réunies, non seulement la violence en milieu conjugal. En examinant d’autres documents, je me dis que ce chiffre pourrait aussi être proche de la réalité.

Un rapport du Ministère de la Santé et des Services sociaux cite des données de l’Institut de la statistique du Québec (2002) : « Sur une période d’une année, plus de 100 000 Québécoises, soit 6% des femmes de 18 ans et plus vivant en couple, ont été victimes de violence physique de la part de leur partenaire », y lit-on. Cette donnée traduit seulement les cas de violence physique signalés à la police et dûment enregistrés. « La plupart du temps, écrit le MSSSQ, la violence faite aux femmes est associée à la violence physique. Pourtant il existe plusieurs autres formes de violence dont la violence psychologique, la violence verbale et la violence sexuelle. Les actes de domination sur le plan économique constituent aussi une forme de violence ; par exemple, un conjoint qui contrôle les dépenses et les revenus de sa partenaire sans son accord. » (3) J’imagine que personne ne contesterait que vider le compte bancaire familial pour que la conjointe ne puisse payer l’épicerie ni acheter des vêtements aux enfants constitue un comportement violent.

Tous les rapports affirment que les femmes sont les victimes de la violence entre conjoints dans une proportion d’environ 85%. Le rapport du MSSSQ cite, de plus, un document de la Sécurité publique du Québec qui déclare : « Les femmes sont les principales victimes d’homicide entre conjoints. Au cours des années 1995 à 2000, on a recensé 95 femmes tuées par leur conjoint, leur ex-conjoint ou leur ami intime, ce qui équivaut à 16,8 décès, en moyenne, par année au Québec. Les jeunes femmes de 15 à 24 ans sont celles présentant le plus grand risque d’être tuées par le conjoint ou l’ami intime, selon Statistique Canada 2000. C’est dans cette catégorie d’âge qu’on retrouve le deuxième plus haut taux de signalement d’affaires de violence conjugale à la police. » (4) Je ne fais donc pas de diffamation si je dis que la vie "conjugale" semble comporter, pour nombre de femmes, plus de risques qu’un voyage en solitaire à l’autre bout du monde.

Il ne s’agit pas de nier que des hommes puissent subir de la violence de la part de femmes, ni de négliger de les aider. Toutefois, il faut cesser de prétendre à l’existence d’une symétrie de la violence entre conjoints, prétention dont le but manifeste est d’instiller dans la population l’idée que les CALACS ou les réseaux d’hébergement pour les femmes violentées sont subventionnés sous de fausses représentations. L’Enquête sociale générale de 2004 (au Canada) est peut-être à la source de cette prétendue symétrie, que conteste l’Institut national de santé publique du Québec : « Attention, avertit l’INSPQ, les données de l’ESG de 2004 concernant la prévalence de la violence conjugale suggèrent que les femmes sont aussi violentes que les hommes. Ces données doivent être utilisées avec prudence et discernement, car elles vont à l’encontre de celles fournies par les services policiers qui rapportent des écarts importants entre les sexes, et [ces données] reposent sur une méthodologie controversée. Pour une analyse détaillée, se référer à la section Violence faite par les femmes ».

Combien coûte financièrement la violence faite aux femmes ?

À l’émission du 12 janvier, on a affirmé que le gouvernement québécois attribuait 500 millions de dollars à l’ensemble des groupes qui dispensent des services aux femmes. Je ne trouve pas confirmation de cette donnée non plus. Toutefois, la Trousse média sur la violence conjugale, préparée par l’Institut national de santé publique du Québec (INSPQ), avance que les coûts économiques de la violence faite aux femmes au Canada se chiffrent annuellement à 4,2 milliards de dollars au miminum « en services sociaux, en formation, en justice pénale, en travail, en emploi, en santé et en frais médicaux (estimation datant de 1995). Au moins la moitié de cette somme serait attribuable à la violence conjugale. Au Québec, comme la population représente environ un quart (25%) de la population nationale, les coûts associés à la violence conjugale peuvent être évalués à plus de 500 millions de dollars par année (d’après l’estimation de 1995) » (5). Il se peut que certains confondent le montant des coûts qu’entraîne la violence faite aux femmes au Québec (estimé à 500 millions$) avec les sommes que l’État attribue aux groupes qui offrent des services multiples aux victimes de cette violence (supposément 500 millions$) ?

Quoi qu’il en soit, si l’État distribuait 500 millions de dollars aux groupes de femmes du Québec, ce serait insuffisant, à mon avis, pour compenser toutes les conséquences de la discrimination systémique, des injustices, des inégalités et des violences. Ce sont des femmes touchant des revenus modestes, plusieurs y travaillant même bénévolement, qui ont mis sur pied et tiennent à bout de bras ces réseaux de services, assumant ainsi des responsabilités qui devraient relever de l’État puisque les femmes composent au moins 50% de la population. C’est la moindre des choses que la société les soutienne financièrement.

Hélène Pedneault a eu raison de rappeler que plus de 80% des divorces - ainsi que les ententes pour la garde d’enfants - se concluent relativement bien, quoi qu’en pense M. Landry dont les connaissances en la matière semblent limitées, ce qui ne l’empêche pas de se prononcer avec assurance (6). Si une ex-collègue de Bernard Landry a pris sa retraite parce qu’elle se sentait désabusée de « la discrimination des tribunaux envers les hommes » dans les cas de divorce et de garde, des dizaines d’autres femmes refusent de démissionner, en dépit de la discrimination systémique et quotidienne faite aux femmes, depuis des siècles, dans de nombreux domaines.

Le suicide

Pour ce qui est du suicide, les données que j’ai consultées diffèrent de celles avancées dans l’émission. 10 000 hommes se seraient suicidés au Québec, en un an ??? En 2001, 1334 personnes, c’est-à-dire 1055 hommes et 279 femmes se sont suicidés au Québec. Le taux de suicide est plus élevé chez les hommes (28,3% pour 7,4% chez les femmes, pour la même année), plus élevé également chez les jeunes gens (7). Le dernier rapport du Bureau du Coroner (mars 2005) confirme un nombre total d’environ 1200 suicides pour l’ensemble de la population québécoise, soit en moyenne 3 cas par jour (8), et une tendance à la baisse depuis deux ans (9). Comment, alors, 10 000 hommes québécois peuvent-ils s’être suicidés en un an ? En 10 ans, voulait-on dire sans doute, et ce serait tragique même s’il n’y en avait qu’un seul. Les taux de tentatives de suicide, indicateurs de détresse tout comme le suicide réussi, sont sensiblement les mêmes chez les deux sexes. Ce qui diffère davantage, selon les rapports, ce sont les moyens employés pour tenter de s’enlever la vie, les hommes utilisant des moyens plus susceptibles de réussir. Je ne souhaite pas que les femmes les imitent pour équilibrer les statistiques, mais tenir compte de ce facteur peut expliquer en partie l’écart entre les taux de décès par suicide chez les deux sexes. Les personnes suicidaires vivent une détresse extrême et appellent à l’aide. La société a l’obligation de leur donner les mêmes services indispensables pour qu’elles reprennent goût à la vie, qu’elles soient hommes, femmes ou enfants.

Qui attaque qui ?

Un invité d’« Il va y avoir du sport » a déploré le fait que des manifestant-es aient perturbé une rencontre d’un groupe d’hommes ou une présentation de son documentaire, un autre, le fait qu’on les traitait de « masculinistes haineux ». Il a affirmé que jamais les défenseurs des droits des hommes ne se sont livrés à de pareilles attaques contre des groupes de femmes. L’émission allait se terminer quand Ariane Émond a eu tout juste le temps de mentionner quelques exemples démontrant le contraire. Il y a trois ans, a-t-elle dit, le Conseil du statut de la femme a porté plainte parce qu’il était victime de harcèlement de la part de certains défenseurs des droits des hommes. D’autres sont entrés par effraction dans le local d’un groupe de femmes. Des sites Internet attaquent et diffament des groupes et des féministes depuis des années, certains moussent la vindicte contre les centres de femmes et affichent leurs adresses. Il y a trois ans, le site du Centre des médias alternatifs du Québec a été, de triste mémoire, le théâtre d’attaques diffamatoires contre des femmes connues et des groupes féministes, par des hommes qui disaient représenter les droits des hommes et des pères. Plusieurs féministes et des hommes pro-féministes ont subi du harcèlement et parfois des menaces par courriel. Dans l’un de ces cas, un homme a été trouvé coupable de 33 chefs d’accusation (10). Maintenant, les stratégies d’intimidation se modifient, on poursuit ou on menace de poursuivre en justice pour un oui, pour un nom (11). Enfin, les médias qui transmettent une information qu’ils savent douteuse ou fausse participent à cette entreprise d’intimidation contre les féministes et contribuent à miner les droits des femmes.

Bernard Landry était l’invité commentateur de cette émission. (Il était d’ailleurs invité, la même semaine, à une autre émission de Marie-France Bazzo, « Bazzo.tv », à la même chaîne. Un doublé !). Il a joué sensiblement le même rôle que l’humoriste de service de l’émission. Égal à lui-même, il semble absorber, comme une éponge retient l’eau, les préjugés à la mode pour les restituer au moment propice. Que pensent ses collègues et ex-collègues féministes de son appui à la théorie des hommes victimisés par les tribunaux ? Tous les hommes connus sollicités pour « affronter » (on assiste davantage à des affrontements qu’à des tentatives de dialogue, dans ce genre d’émission) les représentants des droits des pères ont décliché l’invitation, a dit l’animatrice. Par solidarité masculine ? Parce qu’ils partageaient leur point de vue ? Parce qu’ils craignaient leurs représailles ? À moins qu’ils aient estimé que leur présence pouvait donner à leurs vis-à-vis une crédibilité indue. S’il existe beaucoup d’hommes favorables au
féminisme, le moins qu’on puisse dire c’est qu’ils ne se manifestent guère. Je ne suis pas certaine que le Conseil du statut de la femme en trouverait, cette année, une dizaine qui oseraient s’afficher publiquement.

« Il va y avoir du sport », le vendredi soir, à Télé-Québec.

Notes


1. Elle n’a pas défini ce qu’elle entend par "extrémisme" et je ne suis pas sûre qu’elle ait jeté un coup d’oeil au site du groupe que représentait l’un de ses invités. Ce groupe a déjà publié un texte faisant l’apologie de Marc Lépine, le tueur de 14 jeunes filles à l’École polytechnique de Montréal, en 1989.
2. Jean-Claude St-Amant, « Comment limiter le décrochage scolaire des garçons et des filles ? ». L’auteur est chercheur en éducation, en particulier sur ce sujet, et consultant pour le ministère de l’Éducation du Québec.
3. « La violence, c’est pas toujours frappant mais ça fait toujours mal ».
4. Ministère de la Sécurité publique, « La violence conjugale : statistiques 2000 », cité par le MSSSQ, voir note 3.
5. Institut national de santé publique du Québec, Québec, 2006.
6. « L’ex-juge Claire L’Heureux-Dubé réfute l’idée que les tribunaux discriminent les pères divorcés. Voir aussi « Mythes et réalités sur la garde des enfants et le droit de visite », par The FREDA Centre for Research on Violence against Women and Children. Joyal et Lapierre-Adamcyk écrivent : « Lors du premier jugement, on voit que les dossiers se règlent très majoritairement à la suite d’une entente entre les parents (78,2 %), les cas d’arbitrage ne représentant que 12,2 % et ceux où le juge agit par défaut 9,6 %. »
7. Annexe du rapport de l’INSPQ « L’épidémologie du suicide au Québec : que savons-nous de la situation récente ? », 2004.
8. Rapport annuel de gestion 2004-2005, Bureau du Coroner du Québec, en format pdf sur le site du Bureau du Coroner, et dans un document de l’INSPQ intitulé  »L’épidémologie du suicide au Québec : que savons-nous de la situation récente ? », 2004.
9. « Problèmes de santé », MSSSQ, 2005.
10. « Menaces par courriel à des groupes de femmes, 2 décembre 2005.
11. « Andy Srougi de Fathers4Justice poursuit Barbara Legault et la revue À bâbord ! », le 18 décembre 2006.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2007

Micheline Carrier

P.S.

Lire aussi :

* Clairandrée Cauchy, « La nouvelle stratégie de Fathers-4-Justice », Le Devoir, 6 et 7 janvier 2007. Réservé aux abonné-es. Il se peut qu’on vous envoie aux archives payantes.
* Richard Shearmur, « Féminisme : accepter de se remettre en question », Le Devoir, 10 janvier 2007. Un article d’un auteur qui a la "gentillesse" d’aviser les féministes qu’elles "nuisent" à leur cause. Le discours paternaliste habituel auquel répond Francis Dupuis-Déri dans l’article ci-dessous.
* Francis Dupuis-Déri, « Fathers-4-Justice - Batman contre les féministes », Le Devoir, le 15 janvier 2007.




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