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Renforcer le caractère laïc de nos démocraties

25 janvier 2007

par Diane Guilbault, collaboratrice de Sisyphe

Dans une réflexion publiée (1) précédemment, j’ai essayé de démontrer comment la démocratie est indissociable de la laïcité. En conclusion, je posais trois questions qui me semblent fondamentales et pour lesquelles je suggère, bien humblement, des débuts de réponses.

1. Faut-il une proclamation officielle pour que le Québec soit enfin reconnu laïc ?

Le Québec a tous les signes d’une société laïque. La récente politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes mentionne d’ailleurs en toutes lettres, que « l’État est laïc et la séparation des sphères politique et religieuse est une valeur fondamentale de la société québécoise. » (2)

On peut aussi se référer à nos cadres juridiques et réglementaires qui sont les fruits des décisions des citoyennes et citoyens au lieu d’avoir été imposés par un être divin. On peut aussi citer les jours fériés qui sont civils (bien que certaines dates ou certaines appellations fassent référence à notre culture chrétienne) et accessibles à tous et à toutes, peu importe leur appartenance ou non à un confession religieuse. Enfin, on ne peut passer sous silence l’importante démarche du Québec, au nom du bien public, en faveur de l’abrogation de l’article 93 de la Constitution canadienne qui a eu pour effet d’enlever aux catholiques et aux protestants des droits constitutionnels en matière d’éducation pour déconfessionnaliser le système scolaire et le rendre laïc. Mais, malgré ces nombreux signes, certains doutent toujours de la laïcité des institutions québécoises.

À cause du contexte international où l’hydre de l’intégrisme religieux s’insinue dans toutes les zones grises ou fragiles de nos sociétés modernes et « tolérantes », une déclaration officielle pourrait éventuellement outiller nos institutions à faire face aux demandes de dérogations aux règles communes pour raisons religieuses et donnerait du même coup un signal clair à ceux qui n’hésitent pas à profiter des hésitations de notre société face à ses propres valeurs. Le fait de discuter d’une telle déclaration à l’Assemblée nationale et à la Chambre des Communes aurait comme avantage de poser clairement la question et de s’entendre collectivement sur la réponse.

2. Nos institutions publiques doivent-elles être neutres - où on fait cohabiter toutes les confessions religieuses et accommode l’une et l’autre - ou au contraire, doivent-elles être laïques, soit des lieux où les seules obligations dont l’observance est protégée sont celles qui ont été acceptées de façon démocratique et qui sont, conséquemment, révocables par des voies démocratiques ?

Bien que le gouvernement précise dans plusieurs de ses documents d’information que l’État est laïc, certains préfèrent dire qu’il est non confessionnel. Il y a, à mon sens, une différence fondamentale. L’expression non confessionnel signifie que l’État reconnaît les religions mais n’en privilégie aucune. Un État laïc, pour sa part, ne fonctionne que sur des bases démocratiques et jamais sur des bases religieuses. L’État laïc n’a pas à savoir à quelle confession religieuse un citoyen appartient. C’est pourquoi au Québec, désormais, aucun document officiel délivré par l’État ne mentionne la religion d’une personne ou son absence de religion.

L’État s’incarne par ses différentes institutions : ministères et organismes gouvernementaux, établissements scolaires, de services sociaux et de santé, équipements municipaux, services publics de transport en commun, etc. C’est cet « espace » que j’appelle public dans le contexte de la discussion sur la laïcité. Si l’État est laïc, ses institutions doivent être laïques. Et en tant que représentant-e-s d’une institution laïque, les employé-e-s de tous les services publics devraient avoir une obligation de taire leur appartenance religieuse.

Cette exigence ne s’applique pas de la même façon aux usagers de ces services publics puisqu’ils ne représentent qu’eux-mêmes. Une femme musulmane voilée qui voit son médecin au CLSC, un contribuable sikh avec son turban qui vient payer ses impôts au ministère, une religieuse catholique avec sa cornette qui utilise le métro, voilà qui ne pose aucun problème puisqu’il s’agit de leur vie privée. Cependant, tous et toutes ont l’obligation de respecter les règlements internes des établissements, qu’ils portent sur l’utilisation des locaux ou sur l’existence d’un code vestimentaire.

Enfin, les institutions publiques devraient être obligées de s’assurer que les services sont rendus, les équipements publics sont toujours utilisés en conformité avec le principe d’égalité entre les femmes et les hommes, trop souvent bafoué au nom de la liberté religieuse.

3. Au nom de quel principe les obligations dites religieuses (ou proclamées comme telles par un demandeur) devraient-elles avoir préséance sur les obligations civiles adoptées de façon démocratique (un code vestimentaire, des règles de sécurité, la mixité des cours offerts en CLSC, etc.) ?

Même si les principales décisions judiciaires qui ont influencé l’évolution de la jurisprudence en matière d’interprétation du droit à la liberté religieuse émanent du plus haut tribunal du pays, il faut oser en remettre certaines en question. Après tout, errare humanum est ! Heureusement d’ailleurs que des femmes l’ont fait dans le passé, sinon, en vertu d’une décision de cette même Cour suprême, les femmes ne seraient toujours pas considérées comme des personnes ! (3)

Le jugement de la Cour suprême autorisant le port d’un poignard par un élève sikh dans une école primaire est un bon exemple de l’incohérence et de la faiblesse argumentaire de certaines décisions sur le droit à la liberté religieuse. D’abord, la Cour autorise le jeune garçon à porter son poignard dans une école primaire, mais du même souffle les juges confirment l’interdiction du port de ce même poignard dans les tribunaux ou à bord des avions pour des raisons de sécurité.

Autre point litigieux de cette décision : « La prohibition totale de porter le kirpan à l’école dévalorise ce symbole religieux et envoie aux élèves le message que certaines pratiques religieuses ne méritent pas la même protection que d’autres », peut-on lire dans le jugement.

Cet argument ne résiste pas à l’analyse. Ces juges croient-ils vraiment que toutes les pratiques religieuses se valent ? Il est clair que ce n’est pas le cas comme en témoigne le refus de la plupart des gouvernements occidentaux, canadiens et québécois, de considérer acceptables l’excision et autres mutilations génitales (4), la polygamie (quoique au train où vont les choses...), le statut inférieur des femmes, la lapidation des femmes adultères, le port de la burka imposé aux femmes, l’amputation d’une main pour punir le vol, l’interdiction des relations homosexuelles, etc. Il ne faut pas avoir peur de le dire : certaines pratiques et valeurs, fussent-elles religieuses, n’ont pas leur place dans nos sociétés démocratiques.

Si les juges acceptent tant de dérogations pour des individus qui choisissent de se soustraire aux règles établies démocratiquement pour le bien commun, c’est qu’ils accordent implicitement une plus grande valeur aux règles dites divines qu’aux règles démocratiques. Il me semble qu’il y a là un mépris du choix qu’a fait notre société en faveur de la démocratie (sous gouverne humaine) plutôt qu’en faveur de la théocratie (sous gouverne divine).

Les demandeurs d’accommodements au nom de la religion plaident souvent que leurs valeurs ne sont pas respectées par les lois et règles de vie québécoises ou occidentales en général. Pour qu’on puisse progresser dans notre compréhension mutuelle, il serait fort intéressant et même nécessaire de savoir quelles valeurs représente une obligation religieuse pour laquelle on demande une dérogation : certaines apparaîtront intéressantes, voire enrichissantes, mais d’autres seront certainement plus discutables et on peut penser ici précisément à tout ce qui touche le statut des femmes dans les religions.

Les lois occidentales s’inspirent déjà des grandes religions et certaines valeurs religieuses sont devenues des règles civiles comme, par exemple, le respect du bien d’autrui et de la vie d’autrui. Pourquoi ne pas voir s’il y a moyen de poursuivre ce travail de mutation de certaines obligations religieuses en règles démocratiques lorsque deux règles, l’une religieuse et l’autre civile, entrent en conflit ?

Voici deux exemples de ces mutations qui pourraient être discutées :
Un-e employé-e veut son vendredi, son samedi ou son dimanche pour ses pratiques religieuses ? Ne pourrait-on pas plutôt inscrire ce genre de demande dans le contexte de la conciliation travail-famille ou, plus largement, de la conciliation travail-vie personnelle ? Ainsi, peu importe la raison, tous les employé-e-s pourraient profiter d’une journée personnelle sans donner plus d’importance à des obligations religieuses par rapport à des obligations familiales.

La société est-elle prête à modifier sa loi de santé et sécurité au travail pour autoriser le non port du casque de sécurité à la condition que l’employé-e qui fait ce choix, peu importe ses raisons, accepte en même temps, de même que ses ayant droits, de renoncer à toute poursuite et réclamation à la suite d’une blessure découlant de cette abstention volontaire ? Y a-t-il lieu de questionner notre besoin de sécurité ? De nouvelles limites ou, au contraire, de nouvelles libertés devraient-elles être discutées ? La demande des chauffeurs sikhs dans le port de Montréal pourrait être une occasion d’en débattre. Et la décision devrait par la suite s’appliquer à tous et à toutes.

Par ce processus démocratique, certaines coutumes religieuses pourraient éventuellement devenir des règles civiles, d’autres non. Mais ce seront des choix faits collectivement par des citoyennes et des citoyens, conformément à ce qui constitue la base de la démocratie.

Le concept d’accommodement raisonnable

Parallèlement, il faut aussi se questionner sur l’application du concept d’accommodement raisonnable étendue aux obligations et coutumes dites religieuses. En effet, l’accommodement a d’abord été pensé pour pallier les handicaps d’une personne qui ne peut modifier sa condition. L’article 10 de la Charte québécoise fait même une différence entre la religion et le handicap comme causes de discrimination puisqu’il est précisé que pour le handicap, la protection s’étend explicitement à l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap (5), d’où, vraisemblablement, l’accommodement. Si le législateur avait vraiment voulu protéger toutes les expressions des coutumes associées à la religion, n’est-il pas logique de penser qu’il l’aurait précisé ?

Si l’interprétation extrêmement large de la liberté religieuse (6) donnée par la Cour suprême empêche cet effort de transformation du religieux pour l’adapter aux exigences de la démocratie, on peut envisager deux démarches :
 invoquer la clause dérogatoire (nonobstant) et
 rappeler à nos dirigeant-e-s politiques élu-e-s qu’ils/elles sont là pour favoriser la démocratie et non pas pour soutenir la foi des fidèles, et qu’ils/elles doivent modifier et resserrer le texte de la Charte afin de redonner à la liberté religieuse un sens plus restreint, comparable à la liberté de conscience et compatible avec la démocratie.

Ces quelques suggestions personnelles contribueront, j’espère, à ce débat fondamental qui débute à peine.

Notes

1. « Démocratie et obligations religieuses : l’impasse ? », Sisyphe, le 11 décembre 2006.
2.
« Politique gouvernementale pour l’égalité entre les femmes et les hommes », Gouvernement du Québec, décembre 2006, page 42. Publication en format PDF.
3. « Les cinq femmes célèbres et l’affaire personne », Sisyphe, 2 octobre 2003.
4. Il est vrai qu’il est de plus en plus reconnu que les mutilations génitales ne sont pas imposées par une religion, mais c’est un rituel qui est tout de même pratiqué par plusieurs au nom de la religion. (Voir note 6 sur jugement Amselem).
5. Article 10. Toute personne a droit à la reconnaissance et à l’exercice, en pleine égalité, des droits et libertés de la personne, sans distinction, exclusion ou préférence fondée sur la race, la couleur, le sexe, la grossesse, l’orientation sexuelle, l’état civil, l’âge sauf dans la mesure prévue par la loi, la religion, les convictions politiques, la langue, l’origine ethnique ou nationale, la condition sociale, le handicap ou l’utilisation d’un moyen pour pallier ce handicap. Charte des droits et libertés de la personne du Québec.
6. Extrait du jugement de la Cour Suprême (Syndicat Northcrest c. Amselem, [2004]

    46 Pour résumer, la jurisprudence de notre Cour et les principes de base de la liberté de religion étayent la thèse selon laquelle la liberté de religion s’entend de la liberté de se livrer à des pratiques et d’entretenir des croyances ayant un lien avec une religion, pratiques et croyances que l’intéressé exerce ou manifeste sincèrement, selon le cas, dans le but de communiquer avec une entité divine ou dans le cadre de sa foi spirituelle, par un dogme religieux officiel ou conforme à la position de représentants religieux.
    47 Toutefois, cette liberté vise aussi des conceptions - tant objectives que personnelles-des croyances, « obligations », préceptes, « commandements », coutumes ou rituels d’ordre religieux. En conséquence, la protection de la Charte québécoise (et de la Charte canadienne) devrait s’appliquer tant aux expressions obligatoires de la foi qu’aux manifestations volontaires de celle-ci. C’est le caractère religieux ou spirituel d’un acte qui entraîne la protection, non le fait que son observance soit obligatoire ou perçue comme telle.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 janvier 2007

Diane Guilbault, collaboratrice de Sisyphe


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