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Luttes de classes et pauvreté plus tabous que le racisme. Entrevue avec Toni Morrison

2 juin 2020

par Gie Goris, MO* Magazine

Toni Morrison est une femme qui vous enflamme dans une certaine mesure, mais pas de la manière sexuelle triviale que le commerce vous impose. « Le sexe est le clown de l’amour, mais il faut de l’intelligence pour aimer doucement », dit-elle, tandis qu’elle admet en riant qu’elle choisit l’amour sollicitude plutôt que l’amour érotique à son âge. Entre-temps, sa chaleureuse personnalité remplit la grande pièce de tranquillité, d’attention intellectuelle et d’une franchise qui va de soi. Morisson est généreuse pour l’humanité, mais caustique et impitoyable pour les puissants qui sont responsables de ce qu’elle appelle le vrai scandale de l’histoire humaine : le maintien de la pauvreté. Ses livres examinent les chances et les choix de vie des Noirs américains. Nous commençons donc l’entretien avec la question de la dimension des oppositions raciales, aujourd’hui, aux Etats-Unis.

Toni Morrison : Les États-Unis ont accompli, ces dernières décennies, de grands progrès dans la lutte contre le simple racisme de rue. La répression violente des pauvres, par contre, n’a pas disparu, on ne s’en occupe même pas. La majorité des Noirs est encore toujours pauvre, c’est vrai, mais tous les pauvres ne sont pas noirs, loin de là. Derrière les tensions raciales aux États-Unis, se cachent, en réalité, un conflit entre classes sociales. Et c’est un tabou beaucoup plus grand que le racisme. On ne peut pas parler, aux États-Unis, de luttes de classes, même si toute l’évolution des décennies passées indique que notre société est en train de perdre sa classe moyenne au profit d’un groupe de riches qui deviennent plus riches et un groupe de pauvres en augmentation constante. Pourtant, l’omerta sur ces contradictions de classe tient le coup. Et ainsi, les médias, dans toute l’histoire Katrina ont presque exclusivement focalisé sur les habitants noirs, alors qu’il y a eu aussi bien des Blancs touchés. A la TV, nous avons vu seulement des Noirs : sur une petite motte, dans cet énorme salle de sport, errant dans les rues, flottant sur l’eau.

- En train de piller les centres de magasins ?

Toni Morrison : Piller ? Il n’y avait rien à manger, pas d’électricité, pas d’eau potable. Que veut-on ? Que tous ceux qui se retrouvent sans eau meurent lentement de soif ? Vous allez naturellement chercher à boire, les gens vont naturellement chercher des chaussures quand ils doivent patauger dans de l’eau qui leur arrive à la taille et dans les décombres et du verre. Cela ne s’appelle pas piller, mais survivre. Ce sont d’ailleurs les termes qui ont été utilisés pour accompagner les images montrant une femme blanche qui emporta des "Pampers" d’un magasin où on était entré de force. Mais une femme noire qui prenait à manger était accusée de pillage. Ce sont l’Etat et les médias qui ont lancé tout le ramdam sur les pillages. Les gens ordinaires ont réagi à partir de leur coeur. Ils se sont amenés avec des camions pleins de marchandises, mais l’armée les a repoussés. Ils ont rempli des hélicoptères avec de l’aide, mais l’Etat leur a interdit de voler et de déverser. Après Katrina, des gens ont pris des victimes chez eux. Des universités ont inscrit des étudiants sans réclamer de frais. Les églises ont ouvert leurs portes. Les Américains sont effectivement sensibles et compatissants. C’est l’appareil d’État qui est déficient.

- Pourquoi l’État et les médias bloquent-ils la solidarité spontanée entre gens ?

Toni Morrison : Ils ne le font pas activement ou consciemment, ils protègent pour commencer leurs propres intérêts. Chaque fonctionnaire protège la petite loi sur laquelle est basée sa position contre d’autres qui veulent déplacer des frontières. C’est souvent aussi une question d’incompétence bureaucratique. C’est ainsi qu’on a acheté des milliers de "mobil homes", qui ensuite sont restés au Montana parce que le sol de la Nouvelle Orléans est trop marécageux pour les y installer. En plus, on a aussi une absence
totale du sentiment d’urgence. Ceci n’est pas neutre : c’est une expression de mépris envers la race et la classe. Cela explique aussi immédiatement la différence de traitement d’un cyclone qui menace la Nouvelle-Orléans et chaque cyclone qui touche la Floride : à la Nouvelle-Orléans, il s’agit de gens plus pauvres, en Floride, de Blancs riches.

- La guerre en Irak a-t-elle un grand impact sur la vie des pauvres et des Noirs ?

Toni Morrison : Ce qui différencie cette guerre de la guerre du Vietnam est le fait que, du temps du Vietnam, nous avions encore un service militaire obligatoire, alors que maintenant, il s’agit d’une armée professionnelle et que les gens vont volontairement en Irak. Cela signifie que beaucoup plus de pauvres prennent part à la guerre car l’armée promet de leur donner la possibilité d’étudier. Celui qui a de l’argent ne se retrouve plus du tout à l’armée. Ce sont les pauvres qui meurent en Irak.

- S’agit-il surtout d’électeurs démocrates ?

Toni Morrison : Pas seulement. Il y a aussi des Blancs pauvres qui sont électeurs protestants conservateurs des Républicains. On ne peut pas confondre pauvre et noir. Il y a beaucoup plus de femmes blanches qui vivent de l’assistance publique que de femmes noires. La plus grande partie des allocations de chômage va vers des Blancs. Le régime essaie constamment de créer l’image d’oppositions raciales, mais il ne s’agit pas de cela. La véritable opposition est basée sur la classe. La lutte aux États-Unis est entre pauvres et Halliburton. Les catégories raciales sont utilisées parce qu’elles sont utiles pour les élites, pour le pouvoir. C’était déjà ainsi du temps de l’esclavage. Les gens ont besoin d’un motif pour maltraiter et brutaliser d’autres gens. Une véritable violence suppose que ses victimes sont différentes, étrangères, noires, pas comme soi-même. Cette distance permet le rejet et l’humiliation.

- Les oppositions raciales sont peut-être artificielles, mais elles ont en même temps été péniblement réelles.

Toni Morrison : Même plus que cela. Le fait que les habitants noirs des État-Unis vivaient dans l’esclavage a été le ciment qui a rassemblé l’énorme diversité de l’immigration blanche. Il y avait des immigrants irlandais dans une terrible pauvreté qui envoyaient chez eux à la maison de longues lettres sur les « terribles Noirs » - qui au 19e siècle étaient leurs concurrents sur le marché du travail. Les immigrés italiens et grecs parlaient à peine l’anglais, mais se sentaient du coup bien supérieurs aux Noirs américains. Chaque nouveau groupe d’immigrants se démarquait des Noirs et devenait
ainsi blanc, ce qui à leurs yeux était équivalent d’américain ou d’une
identité qui était refusée au Noir. Il est resté l’esclave et le descendant
de l’esclave.

- Après l’abolition de l’esclavage, les Noirs se sont trouvés devant le choix : s’adapter aux normes de la société dominante ou se replier sur leur propre communauté.

Toni Morrison : Le choix que certains ont fait d’un « développement séparé » est le résultat d’une intégration rejetée. En première instance, les Noirs ne voulaient rien de mieux que de faire partie de la société, ce sont les Blancs dominants qui ne trouvaient pas que c’était une si bonne idée. Cela a conduit à l’établissement d’universités noires, d’entreprises noires, de réseaux noirs. J’estime qu’il faut combiner les deux voies : construire une communauté et une culture propres et revendiquer notre place dans la société élargie. Si on part de réseaux propres, forts, on n’est pas un individu vulnérable qui essaie d’obtenir une place à partir d’une position d’infériorité, on fait partie du coup d’un bloc de pouvoir avec ses propres moyens et ses propres institutions qui peuvent poser des exigences.

- Quelle est l’espace qu’ont les Noirs pauvres aujourd’hui pour donner forme à leur propre vie ?

Toni Morrison : Le problème aujourd’hui est que les gens sont démoralisés. La société de consommation dans laquelle nous vivons est tellement prégnante que les gens n’arrivent plus à y résister. Les gens croient qu’acheter est la même chose que la joie. Le bonheur est équivalent à acheter. Tout est devenu achetable. On peut même exploiter commercialement sa peau noire. Les gens mesurent leur bonheur à leur capacité d’être à la mode. Les pauvres aussi, ou ceux qu’on appelle les pauvres, sont les victimes de fausses échelles de valeur. Des gens qui n’ont rien, possèdent bien un grand appareil TV et plein de jouets pour les enfants. Ils sont dans les dettes jusqu’au cou, mais ils continuent néanmoins à consommer. Les gens ne sont pratiquement plus stimulés à faire des choix de vie parce que, jour après jour, ils doivent faire des choix d’achats. Pourtant, il reste encore toujours possible aussi, pour les Noirs pauvres, de ne pas tourner dans le carrousel de la consommation. On peut choisir de ne pas jeter son argent à acheter des bijoux et de ridicules chaînes en or et des vêtements chers. Mais dans ce cas, on doit aller contre le courant, contre les normes de succès et de bonheur établies.

- N’exagérez-vous pas un peu ?

Toni Morrison : Non. Le consumérisme est partout. Après le 11 septembre, j’avais espéré qu’un de nos dirigeants dirait certaines choses vraiment sensées du genre : "Retournez chez vous, occupez-vous de votre famille, vérifiez si vos voisins se débrouillent, organisez votre quartier", ce genre de choses. Mais non, le plus important que notre classe politique avait à signaler était : "Montrez aux terroristes que nous ne sommes pas défaits en allant tous faire des achats, en allant au cinéma et en reprenant massivement des avions." J’étais choquée. Le message était en fait : "Vous n’êtes pas des citoyens, vous êtes des consommateurs. Le gouvernement préparait déjà la guerre mais voulait que ses électeurs continuent imperturbablement à acheter. Sans quoi l’économie pourrait un jour en souffrir.

- Le qualifieriez-vous d’une forme d’esclavage d’aujourd’hui ?

Toni Morrison : Pas si vous considérez que cela concerne principalement les Noirs. Mais il est bien vrai qu’on a constamment moins de possibilités de déterminer son propre choix de vie et qu’on est de plus en plus aspiré dans un monde de faux choix, aussi en matière politique. Comme si une société en son entier devait choisir pour ou contre l’avortement ou le mariage homo. Ce sont des choix personnels et ceux qui y sont opposés ne sont pas obligés d’en faire le choix. Mais tout le monde est atteint par la conversion de l’autre. Et notamment les croyants conservateurs essaient par tous les moyens de convertir les autorités à une branche de leur Eglise, « la seule communauté religieuse vraie et fiable ». Tous ces soi-disant combats nous retiennent entre-temps des vrais choix de société.

- Que serait alors une question de société vraie et pertinente ?

Toni Morrison : C’est simple : « Comment pouvons-nous aider les pauvres ? » C’est tout de même de cela qu’il s’agit. Qu’allons-nous faire, comme gouvernement, avec le pouvoir et les moyens dont il dispose pour aider ceux qui en ont vraiment besoin ? Supprimer les lois qui les discriminent. Améliorer le système scolaire, après tout, tout le monde en profiterait. On voit qu’il est possible de faire ces choix aux initiatives qu’on prend pour des pays loin d’ici, par exemple pour sauver l’Afrique. Et je trouve absolument important que chaque cent que nous pouvons trouver soit consacré à l’Afrique. Mais ces initiatives ne peuvent pas servir d’alibi pour laisser aller les choses dans son propre pays.

- Si la vie est privée de toute substance par la consommation et qu’à cause de cela les gens se sentent malheureux, que faut-il faire pour revenir à une situation où les vrais choix de vie soient possibles ?

Toni Morrison : Je ne peux pas sortir de ma manche une réponse à une si grande question. Je ne sais pas résoudre le problème de l’énergie, je ne suis pas une agence alimentaire qui surveille toutes ces choses horribles qui arrivent dans notre assiette, je ne peux pas empêcher des changements climatiques. Ce que je peux faire, c’est éclairer un peu les relations humaines, rechercher ce qui marche entre les gens et ce qui ne marche pas.

- Avec votre âge et votre expérience, vous pouvez peut-être répondre à cette question ?

Toni Morrison : La réponse à la question de savoir comment on rend les relations humaines plus fructueuses vient d’après moi d’Afrique du Sud. Là, ils ont travaillé sur la vérité et la réconciliation d’une manière qui, à ma connaissance, n’a encore eu lieu nulle part ailleurs. Après la disparition du système d’apartheid, tout le monde a été invité à venir raconter ce qu’il avait fait pendant les années de l’apartheid. Un long défilé de personnes est passé en revue : des assassins, des combattants, des mères qui avaient perdu leur enfant, des frères, des soeurs de disparus. C’était littéralement à fendre le coeur. Mais c’était en même temps le summum de ce que peut
supporter la nature humaine. Ce procès a montré à toute l’humanité de quoi nous sommes capables. Au lieu d’une guerre longue et cruelle, les Sud-Africains ont choisi l’humanité incroyable d’écouter, de raconter, de réconcilier. Au lieu de la vengeance et du règlement de comptes, ils ont choisi la confrontation avec leur propre honte et leurs insuffisances. Cette expérience d’Afrique du Sud, pas de possibilité, pas de promesse, mais une expérience historique, me rend optimiste sur l’humanité. Parce que si cela réussit une fois, cela peut de nouveau survenir.

Deux citations de livres

« Quand j’ai grandi, l’histoire des Noirs ne faisait pas partie de
l’histoire nationale. Que je ne cherche pas vengeance dans mes romans a peut-être à voir avec le fait que j’ai grandi avec l’idée que les Blancs
étaient inférieurs sur le plan moral. C’était la conviction de mon père :
que les Blancs n’étaient pas capables d’atteindre le même niveau moral que les Noirs. Ma mère croyait qu’il y avait moyen de les sauver, mon père, pas. »

« Toute la littérature traite des hommes, ma littérature traite des femmes. Les hommes sont déjà assez souvent dans leurs propres récits les héros, ceux qui abandonnent leurs relations, donc leur famille, pour rechercher de nouveaux horizons, pour rencontrer de nouveaux défis. La seule variante se trouve dans la couleur : si le protagoniste est blanc, alors il est un aventurier ; s’il est noir, alors il est irresponsable. »

* Fin de l’entrevue réalisée par Gie Goris sous le titre « Toni Morrisson : « Ce sont les pauvres qui vont tomber en Irak », et publié dans MO* Magazine, mensuel flamand antiglobaliste, le 6 février 2007. Traduit du néerlandais par Édith Rubinstein, pour le réseau Femmes en noir (FEN), Fenwib Digest, Vol 30, Issue 13, le 6 février. Pour vous abonner à la liste des FEN, voir ce site.

Suggestion de Sisyphe

Pour en savoir plus sur Toni Morrison, on peut lire : « Toni Morrison (née en 1931), prix Nobel de littérature en 1993 », par Paul Yange

Toni Morrison fut la première romancière noire et la huitième femme à recevoir un prix Nobel de littérature.

Toni Morrison est née Chloe Anthony Wofford, le 18 février 1931 à Lorain, dans l’Ohio, au sein d’une famille ouvrière (son père est soudeur). Elle est le deuxième des quatre enfants de George et Ramah Willis Wofford. Ses parents avaient déménagé et quitté le sud des Etats-Unis afin d’échapper au racisme régnant et de trouver de meilleures opportunités dans le Nord. A la maison, elle est très vite férue de littérature, et ses parents, très fiers de leur héritage, lui font connaître le folklore noir du Sud, transmettant ainsi l’héritage afro-américain à la nouvelle génération. Lire l’article intégral.

** La photo de cette page provient du site Grioo.com.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1er mars 2007

Gie Goris, MO* Magazine


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