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Conjoints agresseurs et stratégie masculiniste de victimisation

29 décembre 2002

par Martin Dufresne

La résistance aux violences infligées par les hommes aux femmes en contexte hétérosexuel (harcèlement, raclées, viols, prostitution, meurtres d’honneur) est, depuis ses tous débuts, une figure centrale du mouvement des femmes (Delacoste et Newman, 1982 ; Jones, 1994 ; Smyth, 2002). Mais plus les femmes repéraient le pouvoir et la violence sexiste dans la construction sociale du masculin, plus une réaction antiféministe leur opposait, aux moments stratégiques, des représentations idéologiques d’hommes-victimes, prétendument insécurisés, affolés et provoqués au pire par les femmes et par leurs excès (Krakovich, 1980 et 1981 ; Ehrenreich, 1983 ; Malette et Chalouh, 1990 ; Faludi, 1991 ; Hagan, 1992 ; Maugue, 1999 ; Bard et al., 1999). Construction, en trompe-l’œil, d’un néo-masculin, où semble niée, inversée, la dominance identifiée par le mouvement de libération des femmes et où sont posées comme caractéristiques l’irresponsabilité des hommes, leur " détresse " et les déterminations subies plutôt qu’infligées. Ce processus est particulièrement flagrant dans le dossier de la violence masculine à l’endroit des conjointes.



Au travail d’organisation mené par les femmes dès les années 1970 pour créer des voies d’échappement à cette violence systématique des hommes contre leur conjointe - notamment par l’exigence qu’elle soit réellement traitée comme un crime - a rapidement fait écho la mise sur pied, par divers groupes d’intérêts, de mécanismes de diversion : cours et ateliers promettant une rééducation des maris agresseurs, sur ordonnance d’un tribunal ou, beaucoup plus rarement, dans une démarche dite volontaire. Qui gère ces démarches, éparses et expérimentales ? Des idéologues masculinistes (y compris des agresseurs soi-disant repentis), des psychologues et des chercheurs, des organismes de service social et, parfois, des intervenantes féministes, d’où une multiplicité de démarches divergentes et contradictoires.

De l’intérieur comme de l’extérieur de cette nouvelle pratique, le mouvement féministe anglo-saxon n’a cessé d’interpeller la philosophie, les modèles, les prétentions d’efficacité et les protocoles d’application de ces ressources, dans le but de protéger les femmes des répercussions de cette déjudiciarisation et pour tenter de rallier les services pour conjoints agresseurs à une intervention concertée de lutte contre la violence sexiste et de transformation sociale (Carlin, 1982 ; Regroupement provincial, 1989 ; Lacombe, 1990 ; Pence et Paymar, 1990 ; Prud’homme, 1994 ; Hart, 2002 ; Garrity, 2002). Les coalitions de refuges américains et canadiens luttent pied à pied pour imposer à l’appareil législatif, judiciaire et psychosocial un certain nombre de règles axées sur la sécurité et le respect du droit des femmes. Elles le font en posant en principe la reddition de comptes ou imputabilité (accountability) des agresseurs et des intervenant·e·s à l’égard des victimes et de leur réseau de soutien (Hart, 1984 (1) ; Yllo et Bograd, 1988 ; Dworkin, 1995 ; Dankwort et Austin, 1999).

Mais cette dynamique piétine au Québec et en Europe francophone. Dans un article-choc de la revue Violence Against Women, Juergen Dankwort et Rudolf Rausch (2000) ont retracé l’évolution de cette conjoncture au Québec, où le lobby masculiniste contrôle la quasi-totalité des programmes de diversion destinés à éviter toute sanction aux agresseurs. Les auteurs documentent le rôle joué par le soi-disant " mouvement de libération des hommes " dans la (re)construction au Québec de l’image du conjoint agresseur et dans la résistance à toute imputabilité des agresseurs et des intervenants voués à leurs intérêts.

Dankwort et Rausch, respectivement chercheur universitaire et psychologue, relatent notamment l’exploitation systématique par ce lobby, dans les médias et auprès de l’État québécois, des meurtres de conjointes. Les assassins sont immédiatement redéfinis comme des " hommes en détresse ", que le financement d’un réseau masculiniste aurait prétendument pu détourner de leurs intentions. Dankwort et Rausch relèvent des exemples de collusion avec les agresseurs dans la très mince documentation citée pour justifier cette prétention (Dulac, 1997 et 1999), et ils s’étonnent que l’État québécois ait immédiatement accordé les ressources ainsi réclamées. Ils signalent que les animateurs de ces programmes refusent de collaborer avec le réseau de soutien aux victimes, allant jusqu’à rejeter explicitement les principes d’équité de genre agréés par la collectivité québécoise. Les auteurs concluent que de telles interventions risquent de " reproduire les valeurs, les attitudes et les structures qui nourrissent la violence à l’égard des femmes " (2000 : 955).

Par ailleurs, les évaluations contrôlées de ces programmes témoignent depuis plus de 20 ans de leur inefficacité, et même de leur contre-productivité, en l’absence de sanctions des agresseurs, de conséquences à leurs récidives et d’arrimage des programmes pour hommes à la dynamique de ceux qui sont offerts aux femmes (Carlin, 1982 ; Browning, 1984 ; Burns Meredith et Paquette, 1991 ; Harrell, 1991 ; Jones et Schechter, 1995 ; Presentey et Letarte, 1995 ; CMCS, 1995 ; Gondolf et White, 2000 ; Gondolf, 2002). C’est précisément cette reddition de comptes que rejettent les intervenants masculinistes au Québec.

Leur politique s’étend à l’Europe francophone où une organisation comme RIME (Recherches et Interventions Masculines) a déjà jeté les bases d’une " écoute " empathique des agresseurs et d’une concurrence explicite pour les ressources accordées aux victimes (Khanine, 1998). Rausch nous signale que des masculinistes québécois organisent déjà des " formations " en France et en Belgique, gagnant de vitesse le projet de tenir les batteurs de femmes responsables de leurs crimes. On trouve les mêmes travaux de préparation du terrain par d’autres " témoins experts ", défenseurs et apologistes des agresseurs, dans les dossiers de l’inceste et du viol : Fondation du Syndrome du Faux Souvenir, Richard P. Gardner ou Hubert van Ghyseghem (Dufresne, 1998 ; Association Mères en lutte, 2000).

Nous avons rencontré Rudolf Rausch dans son cabinet de Vaudreuil, au Québec. Il nous décrit les divers modèles de programmes, sa pratique de déconstruction des justifications masculines et sa façon de rendre des comptes aux premières concernées, les conjointes violentées et leur réseau de soutien. (2)

 LIRE L’ENTREVUE ->



NOTES

1. Bien d’autres essais plus récents de Hart se trouvent sur le site web du MINCAVA
2. L’auteur remercie Hélène Palma et Violaine Truck pour leur relecture attentive de cet article.


 Publié d’abord dans Nouvelles questions féministes, édition de décembre 2002

 Mis en ligne sur Sisyphe en janvier 2003

Martin Dufresne

P.S.

DOSSIER COMPLET

 Conjoints agresseurs et stratégie masculiniste de la victimisation


 Face aux conjoints agresseurs... La danse de l’ours
Entrevenue avec le psychologue québécois Rudolf Rausch.

 Conjoints agresseurs et victimisation- témoignages et bibliographie

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