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Si la Gazette des femmes revenait à une démarche résolument féministe

3 août 2007

par Micheline Carrier

Le 19 juillet dernier, Le Devoir a publié un article (1) qui laissait entendre que la démission, quelques mois plus tôt, de la rédactrice en chef de la Gazette des femmes et de son adjointe menaçait l’avenir de ce magazine. Pourtant, le quotidien n’apportait aucun fait justifiant que l’on « s’inquiète » de ces départs et de l’avenir du magazine, ce formidable outil d’information du Conseil du statut de la femme dont on se demande bien pourquoi sa présidente, Me Christiane Pelchat, féministe convaincue, voudrait se départir.

D’ailleurs, dans un communiqué émis le 20 juillet, la présidente du CSF a fait cette mise au point : « Une réflexion sur la Gazette des femmes, demandée depuis longtemps par l’assemblée des membres du Conseil, est en effet en cours. Toutefois, la survie de la Gazette des femmes n’est nullement menacée ; elle est là pour rester (...) Cette réflexion, une action tout à fait normale et réalisée dans plusieurs magazines, permettra d’évaluer comment la Gazette des femmes accomplit la mission du Conseil, à la lumière de l’avis Vers un nouveau contrat social pour l’égalité entre les femmes et les hommes » (2).

Sans présumer de l’orientation qui sera donnée à cette réflexion, je me plais à espérer que le Conseil du statut de la femme recentre son magazine sur une démarche féministe non équivoque. Plusieurs ont constaté que la Gazette des femmes s’est éloignée progressivement, au fil des années, de l’analyse féministe pour se rapprocher des reportages de magazines populaires qui relaient souvent les stéréotypes, les préjugés et les idées à la mode. (3)

Clin d’oeil aux masculinistes

Un magazine féministe devrait-il chercher à imiter les magazines féminins à grand tirage et à se rendre populaire auprès des hommes ? Devrait-il plutôt rendre compte de la réalité des femmes en proposant un point de vue critique sur les phénomènes de société, en particulier ceux qui menacent des droits chèrement acquis ?

Au cours des deux dernières années, la Gazette des femmes a semblé sensible aux critiques des masculinistes qui mènent, depuis plus de dix ans, une guerre d’usure contre les droits des femmes. Le magazine a parfois recyclé leurs critiques dans les thèmes et titres de ses articles. Des ’gars contents’ et autres antiféministes ont-ils martelé que les femmes sont aussi violentes que les hommes ? La Gazette des femmes s’est demandé : « Unisexe, la violence ? » Ont-ils accusé les féministes d’être responsables de l’hypersexualisation de la société ? La Gazette des femmes de leur faire écho en se demandant si le féminisme était responsable de l’hypersexualisation des filles... Sous prétexte de présenter « tous » les points de vue par souci d’« objectivité », le magazine a parfois publié des lettres de masculinistes qui s’en prenaient aux femmes, notamment aux mères.

Est-ce le rôle de ce magazine d’offrir des tribunes aux adversaires des droits des femmes qui ne manquent d’ailleurs pas de lieux de diffusion ? Et pourquoi faudrait-il que la Gazette des femmes soit « neutre » et « objective » alors que personne ne l’est, encore moins les médias ?

Créer de nouveaux mythes

Le dernier numéro de la Gazette des femmes (juin 2007) produit par l’équipe de rédaction démissionnaire illustre comment, avec de bonnes intentions, on peut biaiser la réalité, propager des stéréotypes et créer de nouveaux mythes. L’idée de souligner le rôle des nouveaux pères était bonne en soi. Mais sont-ils légion ceux qui "font passer les enfants avant le boulot et deviennent pères au foyer", comme le laisse supposer la généralisation du titre en couverture du magazine ? On est encore loin, collectivement, d’un engagement des pères auprès des enfants qui équivaut à celui des mères. L’expérience révèle des réalités parentales bien différentes des sornettes teintées de stéréotypes sexistes auxquelles la Gazette des femmes a accordé une crédibilité indue dans la même édition. Par exemple : « L’attachement de l’enfant à sa mère se passe essentiellement en mode passif. (...) Mais le parent peut aussi jouer un rôle actif durant l’exploration. C’est la relation d’activation : ce moment où le parent stimule l’enfant, ce qui l’aidera à accroître son autonomie et sa confiance en lui. Cette fonction est plutôt assumée par le père. Les pères sont davantage des preneurs de risques. Ils auront tendance à pousser l’enfant à aller plus loin, à oser. »

Que dire de la complaisance passée du magazine - craignait-il de déplaire s’il avait fait preuve d’un plus grand sens critique ? - sur des sujets comme la polygamie, la prostitution, la pornographie, la tendance "pitoune" et autres thèmes controversés qui nécessitent, quand on se dit féministe, des analyses et des positions claires ? Les féministes ont des opinions partagées sur ces sujets ? Et alors ? En quoi cela empêcherait-il le CSF d’adopter, en fonction de sa propre mission, une position féministe qui n’a pas à être nécessairement celle du groupe Stella ni celle de Sisyphe ? La position gélatine, qui revient à ne pas avoir de position du tout, est aussi vaine qu’inacceptable. Tout comme son bailleur de fonds, le CSF, la Gazette des femmes est un magazine engagé dans la défense d’une cause : la promotion de l’égalité et des droits des femmes. Il faudrait avoir le courage de s’afficher comme tel, en dépit des hurlements sporadiques de loups antiféministes.

Quant à l’étude de l’Institut de la statistique du Québec sur la violence conjugale, que Le Devoir mentionne, elle contribue à accréditer un mythe que des masculinistes ont créé. Ce qui prouve qu’à force de répéter sans cesse des faussetés, celles-ci finissent par devenir des vérités aux yeux de certains. L’étude de l’ISQ s’inspire notamment de données de 2003 publiées dans l’Enquête sociale générale (EGS) de Statistique Canada (2004). Or, cette dernière reprend la méthodologie de l’EGS de 1999 contestée dans des milieux scientifiques et par des féministes. Des chercheurs ont expliqué, en effet, que cette enquête avait été utilisée abondamment par « les militants des droits des hommes, les médias et une partie de la classe politique (...) pour minimiser, voire nier, l’importance de la violence masculine à l’égard des femmes dans les relations intimes. » (4) L’EGS fédérale n’est peut-être pas la seule recherche officielle instrumentalisée par des masculinistes (5).

Ce que les médias ont compris de l’étude de l’ISQ et propagé largement, c’est que les hommes sont plus souvent victimes de violence conjugale que les femmes. Ils seraient plus souvent battus...(6).

Ces conclusions sont évidemment contestées, car elles ne reflètent pas la réalité. La méthodologie de l’étude québécoise n’a pas suffisamment tenu compte d’importants critères d’évaluation de la violence conjugale. Quand une étude veut établir une symétrie entre la violence des conjoints sans prendre en compte le contexte, la nature, la gravité, les intentions et les conséquences des actes de violence, il faut peut-être se demander ce qu’elle veut prouver et faire un usage prudent de ses conclusions. D’ailleurs, l’Institut national de santé public a publié cette mise en garde dans son site Internet : « Les données de l’ESG de 2004 (sur lesquelles se base l’auteur québécois Denis Laroche) concernant la prévalence de la violence conjugale suggèrent que les femmes sont aussi violentes que les hommes. Ces données doivent être utilisées avec prudence et discernement, car elles vont à l’encontre de celles fournies par les services policiers qui rapportent des écarts importants entre les sexes, et reposent sur une méthodologie controversée. » (7)

Informer sur les obstacles à l’égalité

Au lieu de marcher dans les plates-bandes des magazines commerciaux en cherchant à plaire à tout le monde et son père, la Gazette des femmes aurait de l’avenir si elle se penchait résolument sur l’influence du néo-patriarcat, les rapports sociaux de sexe et les stéréotypes sexistes, qui sont à l’origine de la violence systémique contre les femmes ainsi que de puissants obstacles à l’égalité. N’en déplaise à celles qui croient que tout est gagné, ces réalités sont encore bien enracinées dans la société québécoise en 2007. Elles prennent des formes nouvelles que la Gazette des femmes pourrait se donner pour objectif d’identifier, analyser, expliquer, critiquer et combattre. À elles seules, les conséquences de la mondialisation, marquée au sceau d’un patriarcat revampé, sur les droits et la vie des femmes, notamment la marchandisation des rapports humains qu’elle banalise, pourraient occuper des chercheuses pendant des années et procurer matière à plusieurs éditions du magazine. La Gazette des femmes pourrait mieux informer sur les forces politiques et économiques qui entravent l’égalité de fait. À terme, les femmes prendraient davantage conscience de la nature de ces obstacles et serait mieux préparées à les combattre.

Était-ce à ce genre d’analyse que pensait l’une des collaboratrices du magazine en confiant au Devoir sa crainte que la Gazette des femmes "revienne à un féminisme dogmatique" ? Elle faisait ainsi écho à un préjugé masculiniste qui a déjà marqué des points au sein du mouvement féministe, notamment en l’incitant à l’autocensure. Qu’est-ce qu’un « féminisme dogmatique » ? Celui qui ne se satisfait pas d’analyses superficielles ? Exposer des phénomènes de société, c’est bien ; analyser leur influence sur la vie des femmes, c’est encore mieux, et ce devrait être précisément le rôle d’un magazine féministe.

Quand le comité de réflexion déposera son rapport, en décembre, nous évaluerons l’orientation que le CSF donnera à la Gazette des femmes. Pour le moment, il semble légitime que le Conseil du statut de la femme veuille s’assurer que cet outil d’information reflète sa mission, d’autant plus que le contenu de la Gazette des femmes engage l’organisme et sa présidente.*

* Encarté dans le numéro de juin 2007, un supplément présenté par la présidente du CSF, Mme Christiane Pelchat, vous propose de faire connaissance avec les députées de l’Assemblée nationale.

Notes

1. Isabelle Porter, « Ramdam à la Gazette des femmes », 19 juillet 2007. « Démission en bloc de l’équipe de rédaction », peut-on lire dans cet article. Deux personnes ne forment pas un bien gros "bloc".
2. Me Christiane Pelchat, présidente, CSF, « Réflexion en cours au Conseil du statut de la femme - « AU-DELÀ DES RUMEURS ET DES OUÏ-DIRE, LA GAZETTE DES FEMMES EST LÀ POUR RESTER », le 20 juillet 2007.
3. Lire : « Quand viol, porno et prostitution deviennent "tendance" », par Élaine Audet. Il arrive même que des publications commerciales proposent des articles qu’on aimerait lire dans un magazine féministe. Exemple : alors que la Gazette des femmes se penchait complaisamment sur la danse « poteau » et autres modes « pitoune » - une priorité pour l’avancementdes femmes, n’est-ce pas ? - le magazine Madame (juillet-août 2007) faisait connaître à son vaste public une pionnière du journalisme féminin de la fin du XIXe siècle, Henriette Dessaulles.
4. Deux analyses critiques publiées sur le site Sisyphe méritent qu’on s’y arrête, car elles mettent en cause la méthodologie, certaines données et conclusions de l’EGS de 1999 de Statistiques Canada, enquête sur laquelle s’appuient sans distance critique la plupart des études subséquentes sur la violence conjugale.
a) « Enquête sociale générale de 1999 sur la victimisation : Statistique Canada sous influence masculiniste », par Walter S. DeKeseredy et Martin D. Schwartz, Université de l’Ohio. Le texte original a été publié dans Online Journal of Justice Studies, Vol. 1, No. 1 (January) : 2003, sous le titre « Backlash and Whiplash : A Critique of Statistics Canada’s 1999 General Social Survey on Victimization ». Sisyphe l’a fait traduire en français. Si la version originale n’est plus en ligne sur le site d’origine, on peut la retrouver à cette adresse.
b) « Enquête sociale générale de 1999 sur la violence conjugale : des conclusions étonnantes et biaisées », par Yasmin Jiwani. Voir aussi ce que disait dans une conférence sur la violence, en 2004, Mme Diane Lavallée, alors présidente du CSF, au sujet des données de 2003 de l’Institut de la statistique du Québec. Elle concluait ainsi le passage sur l’étude de l’ISQ mis à jour et qui s’inspirait de l’AGS 1999 de Statistique Canada : « Il est important d’en parler pour éviter que certains groupes utilisent ces données pour fausser l’image de la violence exercée contre les femmes, discréditant ainsi les efforts déployés pour la diminuer. »
5. « Comment fabriquer un problème. Une analyse du ’rapport Rondeau’ », par une coalition de groupes de femmes, janvier 2005.
6. La Presse, 6 juin 2007.
7. La Presse, 6 juin 2007.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 30 juillet 2007

Micheline Carrier

P.S.

Lire aussi

 « Étude de l’Institut de la statistique du Québec sur la violence conjugale : le directeur répond aux critiques » et M. Carrier répond au directeur de l’ISP.
 Élaine Hémond, « Gazette des femmes - Réflexions autour d’un ramdam ».
 Isabelle Porter, « Ramdam à la Gazette des femmes », Le Devoir, 19 juillet 2007.




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