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Le discours masculiniste dans les forums de discussion

27 décembre 2002

par Natacha Ordioni

Depuis environ deux ans, à l’occasion de ma participation à différents forums de discussion féministes, j’ai eu l’occasion de lire des propos d’intervenants dont l’objectif ne se dévoilait pas directement, mais dont certains arguments récurrents me paraissent aujourd’hui, tels les éléments d’un puzzle qui prend forme, révéler l’expression d’une idéologie prioritairement organisée vers la défense des privilèges masculins, que certains qualifient de "masculiniste".



Ces bribes de discours, en apparence dissociées, témoignent de l’émergence, en France, d’une idéologie appliquant une perspective révisionniste au paradigme d’analyse qui fait pourtant l’unanimité parmi les organismes internationaux, le discours officiel des États, et le monde de la recherche. Il s’agit de la thèse féministe de la domination masculine - qui prend acte de l’existence d’institutions, de processus, de mécanismes aboutissant à des discriminations genrées dont les femmes constituent les principales cibles [Delphy, 1970 [1]].

Selon certaines recherches [2], le masculinisme s’incarnerait au sein d’un véritable lobby, mettant en oeuvre une action construite et délibérée de reproduction du pouvoir et de la domination masculines.

Cet article tente d’illustrer ce processus, en le confrontant à quelques extraits de messages relevés sur trois forums féministes [3]

1) L’existence de « privilèges » féminins

L’idéologie masculiniste tente de réviser, de recadrer la perspective d’analyse en élaborant un contre-discours qui prête aux hommes un statut de "victime" face aux femmes en général, qui bénéficieraient de « privilèges ». Ces privilèges concerneraient plusieurs domaines, dont les plus couramment cités sont :

Le monde de l’éducation :

Dans le cas de la MELH [...] (une école "réservée" aux filles, note de l’auteure), il y a un problème de discrimination a la fois dans les mondes scolaire et militaire. Est en cause l’attitude de la Défense Nationale : que penser d’un ministère qui prétend défendre *toute* la nation, alors qu’il continue à diviser cette nation en deux composantes distinctes, qui ne pourraient même pas étudier ensemble ? (apokrif, 30/07/2002, CDG)

Ce discours est particulièrement révélateur, dans la mesure où ceux qui le tiennent n’évoquent jamais les discriminations, pourtant bien plus conséquentes, dont sont encore victimes les femmes sur ce terrain : en 1996, les femmes représentent seulement "un élève ingénieur sur cinq et 13% des « ingénieurs et cadres techniques » en activité." L’érosion des femmes au fil des cursus d’excellence est un phénomène repéré de longue date : « Majoritaires en classe de seconde « indifférenciée » du lycée, elles ne sont plus que 35% en terminale C, 23% en classe préparatoire et 10 à 15% dans les plus grandes écoles scientifiques (Polytechnique, les Mines, Les Ponts...). Elles sont encore plus minoritaires (2 à 6%) dans toutes les formations en mécanique et électricité qui accueillent les gros bataillons de garçons » [4]

Certaines filières demeurent d’ailleurs toujours fermées aux femmes, comme en témoigne l’exemple du "Tour de France" des compagnons : "A ce stade, les filles n’ont plus leur place. « Nos sociétés ne sont pas encore préparées à la mixité », commente Joseph Tapia".

Les « privilèges » féminins évoqués par les masculinistes se situeraient aussi dans le monde du travail :

VENEZ LUTTER CONTRE LA FEMME KI NOUS OPRESSE CHAQUE JOUR ET KI VIENS EN PLUS NOUS CULPABILISER....C LE MONDE A L’ENVERS ! ! !VENEZ VOUS BATTRE POUR POUVOIR ETRE CAISSIER OU VENDEUR OU SPEAKER OU HOTESSES,PK FAUDRAIT T IL ETRE UNE FEMME POUR FAIRE CES METIERS... [...] PK LESW FEMMES NE FONT PAS MACONS OU MEME TRAVAILLEUR SUR LES CHANTIER...PK LES TACHES MANUELLES ET DIFFICILES NOUS SONT ELLES POUR LA MAJORITé RESERVéES,NON NON ET NON A L’HOMME ESCLAVE ET OBJET DE TRAVAIL ! ! ! ! ! (artisi, 23/11/2000, fr.soc.feminisme)

Ce genre de propos constitue concrètement une négation de la réalité à laquelle sont confrontées les femmes qui n’accèdent à des postes de direction que de façon marginale : « Dans les 5000 premières entreprises françaises, les femmes ne représentent que 7% des cadres dirigeants. Dans la plupart des ministères, on dénombre moins d’un tiers de femmes parmi les agents de catégorie A. [...] De façon très générale, les femmes sont cantonnées dans des postes d’exécution, tandis que l’essentiel des postes de décision revient aux hommes. » [5]

Le système des quotas est également invoqué par les masculinistes, comme expression ultime des privilèges féminins :

Dès que je suis sorti de l’Université, tous les postes auxquels j’aspirais m’ont été interdits : "ACCESS DENIED ! YOU’RE NOT A WOMAN !" "A compétences égales, nous embaucherons une femme", ai-je pu lire maintes fois çà et là alors que j’attendais pour une entrevue (ou un "entretien" comme on dit en Europe francophone). (elc, 26/07/2002, fr.soc.feminisme)

Les propos de Marc Lépine, qui tue quatorze étudiantes (et en blesse 13 autres) à l’école Polytechnique de Montréal, le 6 décembre 1989, relevaient déjà de cette problématique, quand il justifiait son geste criminel par "les privilèges" dont jouissaient les femmes en termes de quotas.

L’interprétation des « quotas » comme système consacrant l’injustice subie par les hommes concerne des registres très divers : la "coalition nationale des hommes libres" (National Coalition of Free Men), une association américaine, souligne que "des (hommes) civils afghans ont subi les pires violations des droits de l’homme", tandis que "Les féministes exploitent cette situation pour imposer un système de quotas dans le nouveau gouvernement afghan". [6]

La réalité statistique est pourtant diamétralement opposée à ces allégations : plusieurs analyses comparatives démontrent, qu’à niveau de recrutement équivalent, les femmes progressent moins que les hommes, et qu’elles paient le plus lourd tribut à la flexibilisation du marché du travail : en France, « on estime aujourd’hui à 38% le temps partiel subi, qui au total concernerait plus d’un million de femmes. [...] Le taux de chômage féminin est de 13,5% contre 9,8% pour les hommes. La trappe à pauvreté frappe surtout les femmes isolées avec enfant, ou vivant avec un conjoint chômeur. Plus d’un tiers des femmes à bas salaires (c’est à dire moins de 5000 francs) vivent dans de telles situations. » [5] Quant à la place des femmes en politique, par exemple en France, même le système des quotas ne paraît pas l’avoir vraiment promue : moins de 20% de femmes à l’Assemblée nationale, 6% au Sénat, moins de 7% dans les Conseils Généraux.

2) Le sexisme existe, mais est subi par les hommes autant que par les femmes

Les pratiques de manipulation des masculinistes sont organisées de façon très stratégique. N’étant pas en mesure d’occulter totalement la réalité statistique, au risque de perdre toute crédibilité, le discours masculiniste convient sans difficulté de l’existence du « sexisme » : il nie toutefois que les femmes en constituent les principales victimes  :

Je trouve dommage ne pas s’intéresser aux inégalités quelles que soient leurs sources, qu’elles touchent les femmes ou les hommes. Je ne comprends pas l’intérêt de ne s’intéresser qu’à une partie du problème, qui empêche d’avoir une vision d’ensemble des solutions (adede, 30/07/2002, CDG)

Je ne suis pas un « masculiniste » comme tu dis. Je dénonce le féminisme par ce que c’est une idéologie qui milite que pour la libération de la femme (d’où le nom). Donc, par analogie, le masculinisme devrait être un mouvement qui ne défend que la libération de l’homme (ce qui n’existe pas dans les faits), ce qui ne peut me décrire puisque je suis pour la libération des DEUX sexes. (Philip Blay, 29/07/2002, fr.soc.feminisme)

Vous n’avez pas aimé le terme "OPA", j’aurais pu dire "monopole" pour qualifier cette prétention que je lis sur ce forum à vouloir définir le sexisme comme étant une discrimination exclusivement à l’encontre des femmes. C’est manifestement cette prétention qui aveugle les intervenant-e-s et leur permet, sous couvert de SOS-sexisme, de faire abondamment oeuvre de sexisme. (Paul, 17/06/2002, Sos-Sexisme)

3) La dénégation des violences sexistes

Alors qu’au Canada, par exemple, 98% des agressions sexuelles et 86% des crimes violents sont commis par des hommes (Johnson, 1996), que les femmes représentent 98% des victimes de violence conjugale sous forme d’agression sexuelle, d’enlèvement ou de prise d’otage (Fitzgerald, 1999), et où 80% des victimes de harcèlement criminel sont des femmes alors que 90% des personnes accusées sont des hommes (Kong, 1996), les masculinistes n’hésitent pas à avancer que les hommes subissent autant, voire plus de violences que les femmes, que les chiffres sont truqués. Certains proposent des données statistiques construites de toutes pièces. Enfin, une tentative est parfois même mise en oeuvre pour justifier et légitimer les violences commises par les hommes sur les femmes.

Les hommes subissent eux aussi des violences :

Ce n’est pas parce qu’on lutte, à juste titre, contre la violence dont sont victimes les femmes, qu’il faut négliger celle dont sont victimes les hommes ! (apokrif, 28/07/2002, CDG)

Je tiens à rappeler qu’il y a aussi des femmes victimes des violences des femmes, des hommes victimes des violences des femmes, des hommes victimes des violences des hommes... [...] Ce qui me semble critiquable, c’est l’attitude, malheureusement fréquente, qui consiste à se focaliser sur un seul aspect de ces violences. (apokrif, 28/07/2002, CDG)

Il n’y a pas que les femmes qui sont victimes du viol. Il y aussi les hommes et ça, c’est encore plus tabou que tout (de plus, personne ne défend un homme violé) (Luigi, 24/05/2002, Sos-sexisme)

Le refus d’utiliser les statistiques officielles

Si les statistiques des violences contre les hommes sont basses, c’est qu’elles n’existent pas (adede, 29/07/2002, CDG)

Des associations n’hésitent pas à inventer leurs propres chiffres et à mettre l’accent sur : « Les hommes battus : La face cachée de la violence domestique : 835.000 hommes battus chaque année, gardent le silence depuis trop longtemps ». [7]

Les femmes et les féministes, responsables de la violence masculine

A mon avis, l’explication féministe de la violence, qui stigmatise l’homme dans la violence conjugale, est une hérésie scientifique. Elle est aussi une hérésie du point de vue de la morale, car elle ne condamne pas la violence, mais s’en nourrit, et se contente de la recherche de boucs émissaires. (Paul, 06/06/2002, Sos-Sexisme)

Aussi, les féministes préfèrent voir la violence conjugale (ou familiale) comme étant une domination de l’homme sur la femme (nécessaire au maintient de leur dogme), plutôt que de voir que c’est souvent par désespoir d’être exclu de la vie de ses enfants, et d’être contraint par la loi à un rôle de pourvoyeur, qui pousse certains hommes à tuer des membres de leur famille. Ici, la misandrie féminisme tue donc [...]

Le féminisme tue aussi par suicide chez les hommes (en détournant la société sur ce réel problème qu’est la misandrie systémique et systématique dans nos sociétés), par une espérance de vie plus courte chez les hommes qui ne fait l’objet d’aucun débat dans nos société [...] (Philip Blay, 29/07/2002, fr.soc.feminisme)

4) L’enfant, un enjeu majeur

En France ( Le Monde, 8 mars 2001), comme dans la totalité des pays du monde, les femmes assument la majeure partie du travail domestique et parental. Pourtant, dans le cas de divorces, certaines associations de masculinistes tentent de promouvoir des théories conformes à leurs objectifs : « Les enfants s’en sortent bien mieux quand ils vivent seuls avec leur père qu’avec leur mère. Les garçons comme les filles sont en meilleure santé, et ont un meilleur équilibre psychologique,développent de meilleures performances scolaires et sociales ». [8]

En cas de divorce, en France, alors que les statistiques révèlent que 66% des pensions seraient versées irrégulièrement ou non payées, le discours masculiniste s’attache à nier la réalité statistique :

Parler de la "majorité de pères refusant ou faisant obstruction au paiement de la pension alimentaire", ça me paraît un tout petit peu surestimé (adede, 30/07/2002, CDG)

Une tendance croissante consiste donc pour ces hommes à utiliser l’enfant comme moyen d’identification à leur lutte contre les femmes. Cette stratégie est ancienne. Dès 1987, un homme qui avait été condamné à dix mois de prison pour avoir kidnappé ses enfants est néanmoins élu premier président du Conseil canadien des droits de la famille, la nouvelle fédération canadienne des groupes d’hommes divorcés : "ses commettants l’ovationnent lorsqu’il se dit encore fier de son geste" ( Source : Masculinisme et criminalité sexiste, op. cit.) Ils vont même parfois plus loin : Martin Dufresne rappelle, qu’ "il y a 15 ans, l’Association des hommes séparés et divorcés du Québec (AHSD) incitait les hommes à refuser de payer toute pension alimentaire aux enfants s’ils étaient insatisfaits d’une ordonnance de divorce."

Enfin, certains masculinistes nient tout bonnement les accusations de violence sexiste concernant les hommes : "plus de 80% d’entre eux seraient innocents", alors que les études sur le thème estiment les fausses allégations à environ 2-3%(Josée Panet-Raymond, Journal de Montréal, 12 mars 1998). Une association a été créée en 1992 (the False Memory Syndrome Foundation, Fondation du Syndrôme des faux souvenirs), en vue d’aider les hommes accusés d’inceste par leurs enfants à se protéger contre les poursuites civiles. (Collectif masculin contre le sexisme 1994, cité par M. Dufresne, op.cit )

La France n’a rien à envier aux États-Unis : à l’association SOS-Papa, se tiendraient des réunions destinées aux pères accusés d’attouchements sexuels sur leur(s) enfant(s). Dans "La douleur des pères" [9], Bernard Fillaire, écrivain spécialiste des sectes, et proche de l’association, écrit : « C’est le seul lieu où un père sait, les premières semaines suivant l’accusation, que sa parole ne sera pas remise en cause. Et même si rien ne garantit qu’il n’y a pas un coupable dans l’assemblée, ce qui les réunit est la force avec laquelle ils affirment leur innocence et leur droit de voir librement leur enfant » .

En février 2002, une quinzaine de mères et un père français sont venus se réfugier en Suisse Romande, pour échapper à des décisions de justice qui étaient, à leurs yeux, susceptibles de mettre la vie de leur enfant en danger. "S’il ne s’agissait que de deux ou trois cas, on pourrait parler de faits divers, mais là, nous sommes face à un phénomène de société", estime Georges Glatz, député vaudois et délégué à la Commission de prévention des mauvais traitements (CCMT).

Le psychiatre Gérard Salem, président de cette commission et chargé d’expertiser les dossiers affirme qu’une "majorité d’entre elles sont tout à fait crédibles. J’ai été stupéfait, en étudiant les dossiers, de constater que des certificats médicaux en bonne et due forme puissent être balayés par des juges tandis que certaines expertises bâclées se bornant à une ou deux consultations ont été prises en considération. Il me semble que l’on conclut un peu vite dans certains tribunaux français."

Selon Catherine Bonnet, pédopsychiatre, "Il y a un puissant contre-courant en France, étayé par des auteurs comme Bernard Fillaire, qui dénonce la douleur des pères et met en garde la société contre des mères hystériques qui utilisent le soupçon d’inceste comme arme dans le divorce. Ce courant est très utile pour protéger des notables et pour masquer l’existence des réseaux pédophiles." [10]

Le but de cet article était de poser quelques jalons qui permettent de révéler l’étroite connivence existant entre des discours en apparence objectifs, faisant appel à des arguments pseudo-scientifiques, et une action internationalement organisée, disposant de moyens financiers importants, et qui s’inscrit directement dans le système de la domination masculine. Ces actions relèveraient d’un véritable lobby, qui noyauterait le réseau internet, et s’attacherait à fournir un arsenal idéologique à des institutions encore fortement patriarcales - l’État, les tribunaux, l’école, les médias, la famille...

Il nous faut lutter contre les mécanismes et institutions, anciennes mais aussi actuelles, qui réalisent le travail de reproduction de « l’éternel masculin ».

Cette lutte contre le sexisme et la domination masculine doit incontestablement être menée ensemble par des femmes et des hommes - désireux de contrecarrer les effets d’un système patriarcal qui les aliène. Mais encore faut-il que tous aient pour objectif de lutter "contre les violences exercées contre les femmes", de "briser le silence complice des hommes, de contribuer au changement des modèles" [...].(Source : campagne du Ruban blanc en Europe )


[1] Delphy, Christine [1970], « L’ennemi principal », in Partisans, N° spécial : Libération des femmes, année zéro, pp. 157-172.

[2] L’article de Dufresne, Martin [1998], "Masculinisme et criminalité sexiste", Nouvelles Questions féministes, 1998, vo. 19, N°2-3-4, comporte de nombreuses références.

[3] Chiennes de Garde (CDG), Sos-sexisme , Fr.soc.feminisme (Usenet). Les citations d’intervenants sont indiquées en Italique.

[4] Marry, Catherine [1997],"Filles ingénieurs, mères scientifiques", Colloque Femmes et Sciences.

[5] Bernard, Claire [1999], « Les femmes dans la société française contemporaine » , Observatoire de la Parité entre les femmes et les hommes.

[6] http://www.ncfm.orghome.htm/menshealthamerica

[7] http://www.batteredmen.com

[8] http://www.warrenfarrell.com

[9] Fillaire Bernard [1998], "La douleur des pères", Stock.

[10] Source : http//www.24heures.ch



Publié le 1er août 2002, sur le site Chiennes de garde.org (CDG)

Mis en ligne sur Sisyphe en janvier 2003.

Natacha Ordioni

P.S.

Suggestion de Sisyphe : « Le mâle dans tous ses états », par Normand Provencher, Le Soleil, 28 janvier 2003




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