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Prostitution : les limites du consentement

4 octobre 2007

par Rhéa Jean, docteure en philosophie

Un discours courant visant à légitimer la prostitution tend à considérer celle-ci comme un droit à la liberté de ses actes et un exemple de la pluralité des conceptions du bien. Mais peut-on analyser la prostitution comme un simple consentement à un contrat établi, comme c’est souvent le cas dans les sociétés libérales, et faire abstraction des rapports de domination symbolique sur lesquels elle se base ? De plus, n’est-il pas dangereux de fermer les yeux sur la dimension affective et spontanée de la sexualité, la rendant si impropre à un « contrat » ?

La notion de consentement est souvent invoquée lorsque l’on aborde le phénomène de la prostitution et que l’on cherche à le défendre. La prostitution serait un phénomène socialement acceptable dans la mesure où, dit-on, les personnes s’y adonnant seraient consentantes. L’on pourrait donc ainsi faire une distinction très nette entre la prostitution dite forcée et la prostitution dite libre. Dans la prostitution dite forcée, la personne ne consentirait pas aux rapports sexuels qu’on lui demande car elle serait sous l’influence d’individus cherchant à la tromper, la menacer et l’exploiter. La prostitution serait dite forcée également dans les cas impliquant des mineurs : on juge alors que le consentement n’est pas valide en raison de l’âge de l’individu. À l’inverse, dans la prostitution dite libre, les rapports sexuels rémunérés se feraient « entre adultes consentants », la personne prostituée s’exécuterait alors de son plein gré et considèrerait ce qu’elle fait comme un travail.

Ces deux conceptions de la prostitution sont commodes pour le philosophe ou le citoyen qui cherche à départager les relations sexuelles non problématiques des relations sexuelles exploitantes en se basant sur la rationalité et la notion de contrat. En effet, la question devient alors : la personne a-t-elle accepté les termes du « contrat sexuel » ou non ? Ou alors : est-elle dans une situation qui la force à accepter un rapport sexuel ou non ? Si ces deux questions peuvent sembler au départ simples, nous croyons pourtant qu’une analyse philosophique de la notion de consentement, des conditions politiques dans lesquelles il s’obtient et de la validité d’un contrat dans le domaine de la sexualité peuvent remettre sérieusement en question la distinction simple que l’on peut faire entre une prostitution libre et une prostitution forcée.

La défense d’une prostitution libre s’appuie couramment, précisons-le, sur deux postulats qui s’avèrent contradictoires. D’une part, il y a le postulat selon lequel l’acceptation de la prostitution serait dans le continuum de la libération sexuelle, comme une suite logique de l’acceptation de l’homosexualité et de la sexualité sans attaches sentimentales. Ce postulat aurait donc trait à la morale et au sens que l’on donne à son comportement. D’autre part, il y a le postulat que la sexualité dans la prostitution serait comme un travail « mécanique », pas plus différent finalement que le travail à l’usine, et qu’il n’aurait pas d’impact sur la vie intime de la personne dont c’est le « métier ». Ce postulat n’aurait donc aucun lien avec la morale, il serait amoral, et renverrait davantage au droit d’exercer un travail qu’à des valeurs de liberté. Ces deux postulats, parfois défendus par les mêmes personnes, sont évidemment contradictoires. En effet, ou bien la prostitution aurait un impact sur notre vie morale et sur notre niveau de liberté sexuelle (impact qui serait positif selon plusieurs défenseurs de la prostitution), ou bien elle n’en aurait pas et serait à traiter au même titre que n’importe quel travail mécanique comportant des risques.

La critique de la légitimation et de la banalisation de la prostitution, comme il se fait au sein du courant abolitionniste, que nous soutenons ici, suscite une réponse de la part des défenseurs de la prostitution selon ces deux postulats contradictoires. En effet, si l’on affirme que la prostitution a un impact sur notre niveau de moralité et notre niveau de liberté sexuelle (impact qui serait négatif selon nous), les défenseurs de la prostitution s’empressent alors de répondre que la prostitution n’a pas tant d’impact et qu’elle serait un travail « mécanique » sans conséquences réelles sur les personnes qui la pratiquent. Pourtant, ces mêmes défenseurs n’hésitent pas à traiter les défenseurs du mouvement pour l’abolition de la prostitution de puritains brimant la liberté sexuelle et les diverses formes de sexualités existantes. Il faudrait pourtant se brancher : ou bien la prostitution serait un phénomène ayant des impacts sur la vie intime et la citoyenneté et susciterait des questionnements philosophiques, ou bien elle ne le serait pas, et on verrait alors mal pourquoi faire tant d’histoires lorsque l’on parle d’abolir un travail qui comporte autant de dangers. N’y a-t-il pas des milliers d’ouvriers perdant leur emploi chaque année pour cause de relocalisation des usines ? Ce n’est pourtant jamais le droit à ce métier-là que l’on invoque lorsqu’on s’en inquiète, mais plutôt le droit à l’emploi, de façon générale, pour ces ouvriers. De plus, certains métiers ne peuvent-ils pas être abolis lorsqu’ils sont considérés comme dangereux ? La prostitution étant certainement l’un des « métiers » les plus dangereux au monde et un des plus stressants - le stress avant chaque rencontre avec un nouveau client est constamment évoqué dans les études sur le sujet, sans parler du stress post-traumatique, qui est fréquent(1) -, on voit mal pourquoi il serait surprenant de vouloir l’abolir. Mais vouloir abolir un travail dangereux dans des usines ou des mines ne suscite pas une défense enflammée et émotive, ainsi que des références au droit et à la liberté, comme c’est le cas lorsqu’on parle d’abolir la prostitution.

Il apparaît d’abord évident que le postulat portant sur la dimension inoffensive, mécanique et amorale de la prostitution est faux. Même ceux qui défendent cette position ne tardent pas à dévoiler la dimension morale qu’ils attribuent à la prostitution du simple fait qu’elle leur apparaisse comme un symbole de liberté sexuelle. En fait, si le sexe était simplement « mécanique », on verrait alors mal pourquoi le client de la prostitution ne serait pas indifférent face au physique, à l’âge ou à l’apparence de la personne qui lui fait ce « service ». On verrait mal également pourquoi il n’opterait pas pour la masturbation. En fait, il apparaît évident que la sexualité est une dimension complexe de l’humanité, qui est liée à une symbolique, à une identité et à une affectivité, et est bien plus qu’une simple activité « mécanique ».

Il est clair, pour nous, que la prostitution a davantage trait à des questionnements sur la morale et la liberté qu’à des questions de techniques de travail. Toutefois, ce postulat concernant le droit inaliénable à la liberté sexuelle que soutiennent des défenseurs de la légitimation de la prostitution pose selon nous plusieurs problèmes. En effet, de quelle liberté sexuelle parlons-nous lorsqu’il est question de prostitution ? Une « libération » peut-elle être effective si elle affecte négativement autant de vies humaines, à travers la répétition de relations sexuelles non désirées ?

Notons que le désir sexuel est à la fois fort et fragile : fort, car il s’adapte à des conditions sociales variées, au permis et au défendu d’une société, de même qu’aux espaces de transgressions ; fragile, car il ne se manifeste pas face à tout individu ni à toute circonstance, il est constamment affecté, soit positivement soit négativement, par les relations. Il faut en quelque sorte en « prendre soin ». Et provoquer des rencontres positives, comme dirait Spinoza. Cette fragilité du désir sexuel est, au fond, au cœur des préoccupations des défenseurs de la prostitution, comme il l’est d’ailleurs encore plus pour les défenseurs de l’abolition de la prostitution, mais pour des raisons différentes. Pour ceux qui défendent la prostitution, il ne faudrait pas empêcher tel sujet d’avoir la sexualité de son choix, même si cette sexualité s’avère non réciproque avec le partenaire concerné, en autant qu’il y ait consentement, et il faudrait adapter le marché économique aux demandes des individus.

Mais cet individu au désir fragile et pour qui il faudrait aménager les fantasmes, ne s’agit-il pas surtout, pour ces défenseurs de la prostitution, d’un individu mâle et consommateur, d’un « client » ?(2) Parmi les défenseurs de la prostitution, peu semblent tenir compte du fait que la sexualité de la personne prostituée est également une chose fragile et que la répétition quotidienne de gestes sexuels non désirés, qui sont demandés, voire exigés, par les clients, a nécessairement un impact sur leur vie morale et sexuelle. Nier cela serait considérer ces gestes comme « mécaniques » et dénués de sens et, nous l’avons vu, c’est un point de vue qui ne se défend pas.

On pourrait alors leur poser la question suivante : Qu’est-ce qui est le plus brimant au niveau de la sexualité d’un individu ? Est-ce le fait d’être empêché de vivre un acte sexuel désiré ou le fait de se voir imposer un acte sexuel ? Si l’on répond que la personne qui est empêchée de vivre un acte sexuel désiré est davantage brimée que celle qui se voit imposer un acte sexuel, on pourrait alors légitimer le viol. L’on nous dira alors que la personne prostituée, à l’inverse de la personne violée, est consentante. Mais comment procède le consentement dans la prostitution et doit-on y accorder de la valeur ?

L’anthropologue Nicole-Claude Mathieu s’est penchée sur cette notion de consentement dans son célèbre article au titre judicieux : « Quand céder n’est pas consentir ». Elle y explique comment les groupes sociaux vivant une domination sont amenés à « consentir » à des actes non voulus. Selon l’auteure, les femmes sont traditionnellement amenées à « consentir » aux demandes des hommes à cause des pressions sociales, de la domination symbolique et de leur situation économique souvent moindre. En fait, l’auteure refuse même cette notion de consentement et parle plutôt de collaboration de la part des femmes à leur propre oppression. Selon elle, le terme « consentement » est un terme évoqué par les hommes (ou les groupes sociaux dominants) pour se déculpabiliser d’un geste oppressant envers les femmes (ou les groupes sociaux dominés) : « Ainsi, avec le terme consentement, d’une part la responsabilité de l’oppresseur est annulée, d’autre part la conscience de l’opprimé(e) est promue au rang de conscience libre. La "bonne" conscience devient le fait de tous. Et pourtant, parler de consentement à la domination rejette de fait, une fois de plus, la culpabilité sur l’opprimé(e) ».(3)

Pour la philosophe Michela Marzano, le recours systématique à la notion de consentement est propre aux sociétés libérales qui ne cherchent pas à donner une définition unique du bien et qui conçoivent les rapports humains, y compris sexuels, comme des contrats. Cette notion de contrat dans le domaine de la sexualité - qui avait déjà, auparavant, été critiquée par Carole Pateman (4) - est dangereuse, car elle permet une manipulation des plus vulnérables. Le terme consentement sert, en effet, à justifier des situations d’exploitation : « Faire du consentement le seul critère capable de départager le légitime et l’illégitime au nom du respect des libertés fondamentales de l’être humain amène à vider de leur sens les droits de l’homme. Après avoir été valorisé comme un moyen de défense contre le pouvoir des plus forts et avoir été considéré comme l’expression de l’autonomie personnelle, le consentement se transforme en un moyen d’oppression servant à justifier des attitudes violentes et possessives qui tirent parti des fragilités et des failles des êtres humains ». (5) Selon la philosophe, on ne peut se contenter simplement de la notion de consentement lorsque l’on aborde des cas de sexualités non réciproques, comme c’est le cas de la prostitution. On ne peut nier le contexte social et politique (patriarcal ou androcentré) qui la maintient, ni la dimension inégalitaire du contrat sexuel entre la personne qui paye et la personne qui est rémunérée, ni sa dimension imprévisible. En effet, lorsque la personne prostituée consent aux demandes de son client, elle ne peut en rien prévoir la façon dont l’exécution du contrat va s’effectuer. Quels gestes seront commis ? Quelles paroles seront émises ? Comment se sentira-t-elle au moment de l’acte ? Quelles émotions seront suscitées ? En fait, la sexualité peut difficilement être conçue comme un contrat à cause de sa dimension affective et, surtout, à cause de son caractère spontané (j’y reviendrai).

Si Marzano et Mathieu rejettent la notion de consentement, ce n’est cependant pas tout à fait le cas de la philosophe Geneviève Fraisse, même si sa position demeure semblable à celle de Marzano concernant la prostitution. En fait, Fraisse, au lieu d’affirmer qu’il n’y a pas de consentement en situation d’exploitation, s’emploie plutôt à démontrer que le terme « consentement » n’est pas aussi positif qu’on le perçoit (y compris chez les féministes qui le rejettent précisément parce qu’il apparaît positif). Le consentement n’est pas un choix, mais bien une réponse à autrui. Cette réponse s’effectue en vertu des alternatives offertes à la personne. Le consentement ne serait pas nécessairement rationnel ou réfléchi et ne serait pas non plus une preuve éminente de la liberté du sujet : il serait dans le flou, quelque part entre la volonté et la soumission. Pour ces raisons, on ne peut le considérer comme un geste politique : «  ?...? je vois au moins trois raisons de ne pas donner à l’argument du consentement une place publique, un rôle historique. La première tient à la part du corps dans le consentement, ce mélange complexe d’expression physique et de parole. La seconde relève de la possibilité de l’histoire, de la grande histoire humaine, offerte ou non, par cet argument. La troisième renvoie au problème délicat de la frontière dans la pratique sexuelle, dans nos sexualités ». (6)

J’abonderais plutôt dans le sens de Fraisse par rapport au consentement, en ne rejetant pas l’idée qu’il y ait consentement, mais en soulignant la dimension insuffisante et limitée du consentement, et en affirmant qu’on ne peut tout expliquer ni tout excuser en invoquant cette notion. Marzano, quant à elle, démontre bien, par des exemples extrêmes, les limites du consentement, comme le cas de ce cannibale allemand qui, en 2001, a tué et mangé le corps d’un homme consentant. Un geste est-il excusable du simple fait que la victime aurait consenti ? En fait, le consentement de la victime ne diminue en rien la cruauté d’un tel geste.

Est-il acceptable d’acheter des services sexuels à des personnes prétendues consentantes quand on sait que la sexualité a une dimension fragile, qu’elle est liée à l’identité profonde de l’individu et que la répétition de relations sexuelles non réciproques a nécessairement un impact sur la vie des personnes et ce, même si ces dernières ont pu développer des mécanismes de dissociation (qui ne font, d’ailleurs, que remettre le problème à plus tard) ? Est-il acceptable d’acheter des services sexuels de personnes prétendues consentantes quand on sait à quel point l’entrée dans la prostitution est liée à des situations de vulnérabilité, qu’elles soient économiques ou affectives ? Il nous semble bien hypocrite de continuer à défendre la légitimation sociale de la prostitution sur la base du consentement quand on sait que ce consentement cache une tradition d’oppression des femmes qui ne fait que perdurer.

Le consentement n’est pas un choix. Il est une réponse à une situation, pas une affirmation. Pourtant, la sexualité ne devrait-elle pas toujours être une affirmation, un choix ? Elle devrait l’être à cause de sa dimension particulière, liée aux affects, à l’identité, au sens que nous lui donnons. Selon nous, on ne peut la rationaliser et en faire l’objet d’un contrat, sans nier ce qui la définit. Elle devrait être un choix également à cause de son caractère spontané, qu’il nous semble important de souligner. Ainsi, pour que la sexualité puisse s’exercer librement, il semble que l’individu doive préalablement avoir la possibilité de changer d’avis à tout moment, de n’être lié à aucun contrat, de pouvoir décider de poursuivre ou non une relation, de façon spontanée, et de pouvoir décider de la forme qu’elle prendra, et cela, en accord avec son (ou ses) partenaire(s). Or, le fait de faire entrer la sexualité dans le monde du travail, dans les termes d’un « contrat », a pour conséquence une perte dans cette possibilité de spontanéité qui est à la base de toute liberté sexuelle véritable.

Enfin, selon nous, la dénonciation de la prostitution et la lutte pour son abolition peuvent s’avérer parfaitement cohérentes avec une vision libertaire et hédoniste de la sexualité, en ce que celle-ci présuppose que la liberté sexuelle doive s’exercer de façon spontanée, dans le respect des sujets, en dehors de considérations économiques. L’absence de considérations économiques (en plus, bien évidemment, d’une absence de diverses formes de coercition ou de manipulation) se présente selon nous comme étant une condition nécessaire, sine qua non, à l’élaboration d’un choix de sexualité autonome et spontané. C’est pourquoi le fait de se prostituer ne pourra jamais être considéré comme un choix sexuel libre.

Notes

1. Voir, entre autres : Melissa Farley, « Bad for the Body, Bad for the Heart : Prostitution Harms Women Even if Legalized or Decriminalized », dans Violence Against Women, vol. 10, no 2, 2004.
2. Certains peuvent considérer que la prostitution permet également aux personnes prostituées de combler leurs fantasmes. Toutefois, elles sont en position d’offrir des services rémunérés et ne choisissent ni leurs clients ni les relations ni le contexte. Elles peuvent parfois refuser des relations, mais celles qu’elles ne refusent pas, elles ne les choisissent pas pour autant, elles y consentent, ce qui est différent - nous y reviendrons. On peut alors difficilement soutenir que le fait de ne pas choisir constitue un choix. Par ailleurs, cette idée de se prostituer pour des raisons sexuelles est davantage un fantasme masculin : la très grande majorité des personnes prostituées, y compris celles défendant la prostitution comme travail, soutiennent qu’elles ne le font pas pour des raisons sexuelles (voir, par exemple, les témoignages parus dans Rose Dufour, Je vous salue...Le point zéro de la prostitution, Multimondes, 2005).
3. Nicole-Caude Mathieu, « Quand céder n’est pas consentir », paru dans L’anatomie politique : catégorisation et idéologie du sexe, Côté-femmes, 1991, p. 224-225.
4. Voir, entre autres : Carole Pateman, The Sexual Contract, Polity Press, 1988.
5. Michela Marzano, Je consens, donc je suis..., Presses Universitaires de France, 2006, p. 184.
6. Geneviève Fraisse, Du consentement, Seuil, 2007, p. 126.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 septembre 2007

Rhéa Jean, docteure en philosophie

P.S.

Première publication dans Médiane, magazine philosophique québécois (volume 2, numéro 1, automne 2007), qui a autorisé la reproduction de cet article sur Sisyphe.




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