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Pornographie : "Ça fait mal, tellement mal" ou pourquoi certaines femmes ne veulent pas savoir
Extrait du livre de Robert Jensen "Getting Off : Pornography and the End of Masculinity"

10 octobre 2007

par Robert Jensen

Le texte ci-dessous est la traduction de quelques pages du nouveau livre de Robert Jensen, Getting Off : Pornography and the End of Masculinity, publié par South End Press. Jensen a également collaboré à la production d’un diaporama en PowerPoint dont le texte détaille la critique féministe de la pornographie. Pour savoir comment se procurer ce document, écrire à stoppornculture.

 Lire aussi en français l’analyse de ce livre par le directeur général du réseau AlterNet, Don Hazen : « La pornographie et la fin de la masculinité ».



Après trois heures de travail intense, l’atelier que j’anime sur la pornographie en est à ses derniers instants. Les 40 participantes travaillent toutes à un centre d’aide à des survivantes de violences conjugales et de viol. Ce sont les femmes qui travaillent en première ligne, celles qui répondent à la ligne téléphonique de crise, 24 heures sur 24, et qui soutiennent les victimes en intervention personnalisée. Elles conseillent des femmes que l’on vient de violer, aident des femmes agressées par leur mari et soutiennent des enfants victimes de violence. Ces femmes ont tout vu, tout entendu. Quelle que soit la brutalité d’un récit, elles ont connu ou entendu des récits encore plus brutaux ; personne ne peut leur en remontrer à propos de violences masculines. Pourtant, après ces trois heures d’information, d’analyse et de discussion concernant l’industrie commerciale de la pornographie hétérosexuelle, plusieurs de ces femmes sont épuisées. L’atmosphère est lourde de tristesse.

Vers la fin de la séance, une femme qui n’a encore rien dit commence à parler. Elle a conservé sa contenance durant tout l’atelier, les bras serrés contre le corps. Elle parle un certain temps, puis s’excuse du manque de suivi de ses propos. Mais ses excuses sont inutiles : elle met en mots ce que plusieurs ressentent. Elle parle de sa propre vie, de ce qu’elle a appris au cours de la séance, de sa colère et de sa tristesse.

Finalement, elle dit : « Ça fait mal. Ça fait tellement mal. »

Tout le monde garde le silence en pesant ces mots. La conversation redémarre lentement, et les femmes parlent plus de ce qu’elles ressentent, de l’usage qu’elles vont faire de cette information, de ce qu’elle signifiera pour leur travail et leur vie. La séance se termine, mais les paroles de cette participante demeurent entre nous.
Cela fait mal.

Cela fait mal de savoir que qui que vous soyez, en tant que femme, vous pouvez être réduite à un objet à pénétrer et que des hommes achèteront des films à ce sujet et que, dans beaucoup de ces films, votre humiliation constituera le thème central. Cela fait mal de savoir qu’une telle proportion de la pornographie achetée par les hommes associe intimement le désir à la cruauté.

Cela fait mal aux femmes alors que des hommes aiment cela et le simple fait de savoir cela fait mal.

Même ces femmes - qui ont trouvé des façons de tenir tête aux blessures issues de la violence masculine dans d’autres situations - ont peine à faire face à la réalité de la pornographie. C’est une chose que de faire face aux actes, même des actes d’une violence extrême. C’en est une autre que de connaître les pensées, les idées et les fantasmes qui sous-tendent ces actes.

Les gens prennent habituellement pour acquis que la pornographie constitue un enjeu aussi difficile et diviseur parce qu’elle traite de la sexualité. En fait, si notre culture échoue à affronter la question de la pornographie, c’est parce qu’elle traite de la cruauté des hommes à l’égard des femmes et du plaisir que les hommes prennent parfois à cette cruauté. Et cette réalité est beaucoup plus difficile à prendre en ligne de compte - pour les hommes et pour les femmes.

Pourquoi cela fait mal

Cela ne revient pas à dire que tous les hommes tirent un plaisir sexuel de la cruauté. Cela ne signifie pas que toutes les femmes rejettent la pornographie. Il y a beaucoup de variations individuelles au sein de l’espèce humaine, mais il existe aussi des modèles dans toute société. Et lorsque ces modèles nous apprennent des choses sur nous-mêmes et sur le monde où nous vivons, nous avons souvent envie de détourner le regard.

Les miroirs peuvent s’avérer dangereux, et la pornographie est un miroir.
La pornographie comme miroir nous montre comment les hommes voient les femmes. Pas tous les hommes, bien sûr, mais bon nombre des hommes qui acceptent la conception conventionnelle de la masculinité. Il peut être troublant de regarder dans ce miroir.

Une anecdote à ce sujet, vécue à l’occasion d’une sortie avec deux amies hétérosexuelles. Toutes deux sont féministes, dans la trentaine et mènent une carrière réussie. Toutes deux sont intelligentes, fortes et éprouvent de la difficulté à trouver des partenaires masculins qui ne soient pas intimidés par leur intelligence et leur force. Nous parlons des hommes, des femmes et de leurs relations. Comme souvent, je me fais dire que je suis trop sévère à l’égard des hommes. On laisse entendre qu’après tant d’années à œuvrer dans la critique féministe radicale de l’industrie du sexe et de la violence sexuelle, je suis devenu à bout de nerfs, trop captif de la face sombre de la sexualité masculine. Je réponds que j’essaie simplement d’être honnête. La conversation se poursuit, amicalement.

Finalement, je dis à mes amies que je crois résoudre notre controverse avec la description d’un site Web. Je leur dis : « Si vous le voulez, je vais vous parler de ce site. Je ne le ferai pas si vous préférez ne pas entendre cela. Mais si vous voulez que je poursuive, ne me blâmez pas après. » Elles se regardent, hésitent, puis me demandent de poursuivre cette explication.

Quelques mois plus tôt, quelqu’un m’a envoyé un courriel au sujet d’un site de pornographie que cette personne pensait que je devrais regarder - slutbus.com. Il s’agit d’un site Web servant à vendre des vidéos du Slutbus (« autobus des salopes »).

Voici le concept du Slutbus : Quelques hommes qui semblent être dans la vingtaine se promènent en mini-fourgonnette avec une caméra vidéo. Ils offrent à des femmes de les reconduire. Une fois dans la fourgonnette, les femmes se font demander si elles aimeraient avoir un rapport sexuel filmé, pour de l’argent. Elles acceptent. Une fois le rapport sexuel terminé, les femmes descendent de la fourgonnette, et un des hommes leur tend un paquet de billets en paiement. Juste au moment où une femme s’apprête à prendre l’argent, la fourgonnette démarre, la laissant au bord de la route, l’air stupide. Ce site Web regroupe des bandes annonces pour 10 vidéos différents, tous apparemment fondés sur le même « scénario ».

Aux États-Unis, il y a des hommes qui achètent des vidéos fondés sur ce message très simple : les femmes servent au sexe. Les femmes peuvent être achetées pour le sexe. Mais en bout de ligne, les femmes ne valent même pas qu’on les paie pour du sexe. Elles ne méritent même pas d’être achetées. Elles ne méritent que de se faire baiser et d’être laissées au bord de la route, avec des post-adolescents qui rigolent en repartant - pendant que des hommes adultes regardent ces films chez eux, bandent, se masturbent, jouissent, éjaculent et éteignent le DVD avant de poursuivre leur vie. Il existe d’autres entreprises qui produisent des vidéos semblables. Il y bangbus.com, où l’on laisse aussi des femmes au bord de la route après des rapports sexuels dans le Bangbus. Et cela continue.

Je regarde mes amies et je leur dis : « Vous réalisez que ce que je viens de décrire est relativement modéré. Il y a des choses beaucoup plus brutales et humiliantes que celles-là, vous savez. »

Nous demeurons silencieux, puis une d’entre elles me dit : « Ce n’était pas de jeu. »

Je sais que ce n’était pas de jeu. Ce que je leur ai dit était vrai et elles m’avaient demandé de leur dire. Mais ce n’était pas de jeu de soulever cela. Si j’étais elles, si j’étais une femme, je ne voudrais pas savoir cela. La vie est suffisamment pénible sans savoir des choses comme celles-là, sans avoir à affronter le fait de vivre dans une société où qui que l’on soit - comme individu, comme personne ayant des espoirs et des rêves, des forces et des faiblesses - on est une chose à baiser, à ridiculiser et à laisser au bord de la route par des hommes. Parce qu’on est une femme.

« Je suis désolé, ai-je dit. Mais vous me l’avez demandé. »

Dans une société où tant d’hommes regardent tant de pornographie, voilà pourquoi on ne peut tolérer de la voir pour ce qu’elle est. La pornographie force les femmes à affronter la façon dont les hommes les voient. Et la pornographie force les hommes à affronter ce que nous sommes devenus. Résultat : personne ne veut parler de ce qu’on voit dans le miroir. Bien que peu de gens l’admettent, beaucoup de gens ont peur de la pornographie. Les supporteurs libéraux/libertaires qui célèbrent la pornographie ont peur de jeter un regard honnête sur ce qu’elle dit au sujet de notre culture. Les opposants conservateurs ont peur que la pornographie sape leurs tentatives de contenir la sexualité dans d’étroites catégories.

Les critiques féministes ont peur aussi - mais pour d’autres raisons. Les féministes ont peur à cause de ce qu’elles et ils voient dans le miroir, à cause de ce que la pornographie nous dit au sujet du monde où nous vivons. Cette peur est justifiée. C’est une peur avisée, qui conduit beaucoup de gens à vouloir transformer la culture dominante.

La pornographie est devenue normalisée, généralisée. Les valeurs qui propulsent le Slutbus sous-tendent également la culture générale. Comme le dit un reportage du New York Times, « La pornographie n’est plus réservée aux vieux cochons. » En fait, elle n’a jamais été réservée aux cochons ou aux vieux hommes, ou aux vieux cochons. Mais aujourd’hui, ce fait est chose connue. Ce même article cite un rédacteur de revue, qui a aussi écrit un scénario de film pornographique : « Les gens acceptent facilement la pornographie aujourd’hui. Il n’y a plus rien de dangereux en ce qui concerne la sexualité. » Le rédacteur en chef de Playboy, qui décrit son entreprise comme « mettant l’accent sur la fête », recrute des annonceurs en disant : « Nous sommes dans la norme. »

Bien sûr, il n’y a jamais eu rien de dangereux en ce qui concerne la sexualité. Le danger ne tient pas à la sexualité, mais à une conception particulière de la sexualité dans le patriarcat. Et la façon dont la sexualité est créée dans la pornographie devient de plus en plus cruelle et dégradante, au même moment où la pornographie est plus normalisée que jamais.

Le paradoxe de la pornographie

D’abord imaginez que ce que l’on pourrait appeler un indice de cruauté - la mesure du niveau de cruauté explicite à l’égard des femmes, de leur dégradation dans la pornographie contemporaine à diffusion de masse. Cet indice augmente, rapidement.

Ensuite, imaginez un indice de normalisation - la mesure du niveau d’acceptation de la pornographie dans la culture générale contemporaine. Cet indice augmente lui aussi, tout aussi rapidement.

Si la pornographie est de plus en plus cruelle et dégradante, pourquoi est-elle de plus en plus répandue au lieu d’être de plus en plus marginalisée ? Dans une société qui se dit civilisée, ne devrait-on pas s’attendre à ce que la plupart des gens rejettent un matériel sexuel qui devient de plus en plus méprisant envers l’humanité des femmes ? Comment expliquer l’apparition simultanée de façons de plus en plus nombreuses et intenses d’humilier les femmes sexuellement et la popularité croissante des films qui présentent ces activités ?

Comme c’est souvent le cas, on ne peut résoudre ce paradoxe qu’en reconnaissant la fausseté d’une de ces prémisses. Dans ce cas-ci, c’est la conviction que la société américaine rejette habituellement la cruauté et la dégradation. En fait, les États-Unis sont un pays qui n’oppose aucune objection sérieuse à la cruauté et la dégradation. Pensez à la façon dont nous acceptons le recours à des armes de guerre brutales pour tuer des civils, ou dont nous acceptons la peine de mort, ou dont nous tolérons des inégalités économiques écrasantes. Il n’existe aucun paradoxe dans la normalisation implacable d’une pornographie intensément cruelle. Notre culture possède un régime juridique bien développé qui protège en général les droits et libertés individuels, mais c’est également une culture étonnamment cruelle dans sa façon d’accepter la brutalité et l’inégalité.

Les pornographes ne dévient pas de la norme. Leur présence dans la culture générale ne devrait pas étonner puisqu’ils représentent des valeurs généralisées : la logique de la domination et de la subordination qui jouent un rôle central dans le patriarcat, un nationalisme hyper-patriotique, la suprématie des Blancs et un capitalisme d’entreprise prédateur.

* Le titre de cet extrait est de Sisyphe.

 Lire l’analyse de ce livre par le directeur général du réseau AlterNet, Don Hazen : « La pornographie et la fin de la masculinité ».

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Don Hazen, qui présente cet extrait à la suite de son analyse du livre, est le directeur général du réseau AlterNet. Robert Jensen est professeur de journalisme à l’Université du Texas à Austin et il siège au C.A. du Third Coast Activist Resource Center. Il a également signé les livres The Heart of Whiteness : Race, Racism, and White Privilege et Citizens of the Empire : The Struggle to Claim Our Humanity (tous deux chez l’éditeur City Lights Books). On peut lui écrire à cette adresse et trouver ses articles sur Internet ici.

© 2007 Independent Media Institute. Tous droits réservés. Copyright Sisyphe pour version française.

On peut lire la version originale de ce texte sur AlterNet, édition du 22 septembre 2007, à cette page.

 Merci au directeur du réseau AlterNet de nous avoir autorisées à publier cette version française traduite par Martin Dufresne pour Sisyphe.

 Lire aussi : http://artobazz.eklablog.com/

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 octobre 2007

Robert Jensen


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