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Pourquoi l’ajout du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes à la Charte québécoise énerve-t-il tant ?

10 novembre 2007

par Louise Langevin, titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes

Dans l’édition du dimanche 14 octobre 2007 de La Presse, Yves Boisvert ajoute sa voix à d’autres qui jugent que l’ajout à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec d’un article reconnaissant le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes est inutile. M. Boisvert qualifie l’ajout d’un tel article de « débat pour juristes sans loisirs », de « jeu futile » et d’argument de « troisième ordre » et « stupide ». Certains ont même affirmé que cet ajout est de l’ordre du « fétichisme juridique ».

D’abord, rappelons des faits. La condition des femmes au Québec a fait des progrès remarquables depuis les années 1960. En matière de condition féminine, le Québec est un modèle au Canada et à l’étranger. Cependant, les femmes n’étaient pas des « personnes » avant 1930 au Canada. Les Québécoises ont eu le droit de vote en 1940. Les femmes mariées ont obtenu la personnalité juridique au Québec en 1964. L’égalité entre les conjoints dans le mariage est reconnue en 1980 dans le Code civil. Le viol de la femme par son mari est enfin reconnu en 1983 dans le Code criminel. Des tests d’embauche ont été déclarés discriminatoires à l’égard de pompières forestières en 1999 (affaire Meiorin). En 2007, un écart salarial de 30% existe toujours entre les travailleurs et les travailleuses. Les femmes immigrantes, âgées ou autochtones, sont parmi les plus pauvres de ces groupes. Les femmes et les filles sont les principales victimes de la violence intrafamiliale.

Les tribunaux d’arbitrage religieux en matière de litiges familiaux en Ontario et la polygamie dans différents coins du pays ont été dénoncés par les groupes de femmes. La plupart des cas d’« accommodements » qui ont fait les manchettes visaient à contrôler le comportement des femmes. La montée des intégrismes religieux partout dans le monde limite les droits fondamentaux des femmes. Donc, les acquis sont très récents et fragiles. Ils ont été obtenus par de longues luttes. Ces faits doivent être gardés en mémoire lorsqu’on pense au droit à l’égalité entre les femmes et les hommes dans une perspective d’avenir.

Ensuite, l’ajout à la Charte des droits et libertés de la personne du Québec d’un article similaire à l’article 28 de la Charte canadienne n’est pas inutile. En 1975, lors de l’adoption de la Charte québécoise, l’article 1053 du Code civil du Bas Canada (article de base en responsabilité civile) avait tout le potentiel pour protéger les personnes contre toute atteinte aux droits fondamentaux. L’adoption de la Charte québécoise par la suite n’était pourtant pas inutile.

En 1982, le motif de discrimination portant sur la grossesse a été ajouté à l’article 10 de la Charte québécoise parce que la Cour suprême avait affirmé que la discrimination fondée sur la grossesse ne constituait pas de la discrimination basée sur le sexe (affaire Bliss) ! Malgré son caractère évident, cet ajout n’était pas inutile. Malgré le fait que les documents internationaux, comme la Déclaration universelle des droits de l’Homme, reconnaissaient l’égalité entre les femmes et les hommes, la communauté internationale a jugé nécessaire d’adopter la CEDEF (Convention sur l’élimination de toutes les formes de discrimination à l’égard des femmes). La CEDEF mentionne à son article 5 que les traditions et les coutumes ne peuvent porter atteinte au droit à l’égalité pour les femmes. Le comité voyant à l’application de la CEDEF a même dû préciser la portée du droit à l’égalité pour les femmes dans des Recommandations. Cette convention n’a pas été inutile pour faire avancer les droits des femmes (dans les limites des instruments internationaux). Le Canada l’a ratifiée en 1982.

Malgré le fait que la Charte canadienne protégeait le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes à l’article 15, les élus et les élues ont ajouté l’article 28 à la demande des groupes de femmes. Ce n’était pas inutile. Il faut rappeler que lors de l’adoption de la Charte canadienne en 1982, la Cour suprême n’avait pas une très belle feuille de route en matière de protection du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. Elle avait déclaré qu’il n’y avait pas de discrimination à l’égard des femmes autochtones qui épousaient un homme blanc et qui perdaient leur statut (règle qui ne s’appliquait pas aux hommes autochtones qui épousaient des femmes blanches), puisque toutes les femmes autochtones étaient traitées de la même façon (affaire Lavell).

Les groupes de femmes avaient raison de s’inquiéter de l’interprétation qui serait donnée au droit à l’égalité. Le potentiel de l’article 28 n’a pas été mis à profit, parce que les groupes de femmes et autres groupes travaillant à l’atteinte de l’égalité n’ont pas les moyens pour aller devant les tribunaux et faire valoir leurs arguments. Rappelons que le Gouvernement Harper a aboli le programme de contestation judiciaire et a réduit le financement de groupes de femmes oeuvrant à l’atteinte de l’égalité.

On a soulevé l’idée que le droit à l’égalité entre les sexes ne peut être plus important que le droit à l’égalité fondé sur l’ethnie, le handicap ou tout autre motif discriminatoire. Reconnaître le caractère fondamental du droit à l’égalité entre les sexes, c’est reconnaître la diversité des femmes et l’imbrication des diverses formes de discrimination dont elles peuvent être victimes. Se battre pour le droit à l’égalité des femmes, c’est se battre pour les femmes membres des communautés culturelles et d’autres minorités.

Certains ont soutenu que le droit à l’égalité entre les sexes n’était pas plus important que le droit à la liberté religieuse ou à la liberté d’expression, que toute hiérarchie entre les droits pouvait porter ombrage aux autres droits fondamentaux et à leur caractère indivisible. De quelle façon la reconnaissance du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes, qui est basée sur la dignité de tout être humain comme l’a rappelé la Cour suprême, peut-elle nuire aux autres droits fondamentaux ? Dans quel cas la liberté religieuse pourrait-elle prendre le dessus sur le droit à l’égalité entre les sexes ? Dans quel cas la liberté d’expression est-elle plus importante que l’égalité entre les sexes ?

M. Boisvert affirme qu’il n’y a pas de problème à remédier en matière d’égalité entre les sexes. Le droit n’est pas que remède. Il peut indiquer la voie à suivre et être avant-gardiste. Il faut plutôt s’interroger sur la réaction de certaines personnes à l’ajout d’un article dans la Charte rappelant le droit à l’égalité entre les femmes et les hommes. Cet article peut être menaçant, car il donnerait des outils juridiques de plus aux femmes. Et c’est ça qui dérange. Pourquoi l’ajout du droit à l’égalité entre les femmes et les hommes énerve-t-il tant ?

Me Louise Langevin
Titulaire et avocate
Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes
Université Laval
Québec

Montréal, le 16 octobre 2007.

* À ce jour, La Presse n’a pas publié cette réplique faite à l’un de ses journalistes.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 octobre 2007.

Louise Langevin, titulaire de la Chaire d’étude Claire-Bonenfant sur la condition des femmes


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=2771 -