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Arrière-pensées des discours sur la "victimisation"

26 novembre 2007

par Mona Chollet, Le Monde diplomatique

« Victimisation » : inusité en France il y a encore quelques années, ce terme, qui désigne une tendance coupable à s’enfermer dans une identité de victime, est désormais passé dans le langage courant, sans que l’on sache très bien par où il est entré. Il vise le plus souvent les minorités luttant pour leurs droits - en particulier les descendants d’esclaves ou de colonisés - ou encore les féministes, mais s’applique aussi, par extension, à toutes les formes de plainte, de contestation ou de revendication.

Brocarder la « victimisation » est devenu un exercice prisé des essayistes et des chroniqueurs (voir la liste des ouvrages) : il autorise un positionnement de surplomb moral des plus valorisants et permet d’abuser de l’adjectif « compassionnel », qui fait toujours bien dans un titre de livre ou de chapitre. Pour le lecteur, cette posture peut vite s’avérer agaçante ; agacement encore renforcé par l’aspect inévitablement fourre-tout des livres sur la question : en cherchant bien, à peu près n’importe quelle situation peut s’aborder sous l’angle victimes-coupables. On peut ainsi douter de la validité d’un outil conceptuel qui permet par exemple à Guillaume Erner de renvoyer dos à dos - comme deux représentants de la « pensée compassionnelle » - Bernard-Henri Lévy et Pierre Bourdieu.

Caroline Eliacheff et Daniel Soulez Larivière, comme Erner, voient dans le prestige et le crédit inédits accordés aux victimes une conséquence de la place prise par la politique-spectacle, mais aussi de la fin de la guerre froide. Il est plus facile de soutenir les victimes d’un fléau quelconque que de s’engager politiquement dans un monde complexe, estiment les premiers, car, au moins, « on est sûr de ne pas se tromper de cause » - ou, du moins, c’est ce que l’on croit. « Tout se passe, écrit Erner, comme si la sacralisation des victimes était ce qui restait une fois le marxisme retiré. » Or, lui-même, en rassemblant dans un même livre des sujets très disparates, de Lady Di à la cause animale, des épanchements télévisuels à l’esclavage, et en les unifiant sous une même étiquette, contribue à cette dépolitisation. D’autant plus qu’il la pratique aussi de façon rétroactive : sous sa plume, cette période pourtant hautement politisée que fut mai 68 devient ainsi un « printemps des victimes »...

La mode des essais sur la victimisation en prolonge une autre : celle qui, dans les années 1990, consistait à pourfendre le « politiquement correct » - associé, déjà, à une fragmentation de la société en divers groupes aux revendications tyranniques - et les ravages qu’il exerçait sur les campus américains. C’était aussi facile que divertissant : des séminaires dispensés par des enseignantes féministes sous l’intitulé d’« ovulaires » à Pépin le Bref rebaptisé « Pépin le Verticalement Défié », l’anecdote authentique se mêlant à la rumeur fantaisiste et à la simple plaisanterie, les beaux esprits avaient trouvé là pour s’ébattre un terrain de jeu aux possibilités illimitées (1).

Paru en 1993, Culture of Complaint (« la culture de la plainte »), le pamphlet de Robert Hughes, critique d’art au Time, a beaucoup fait pour attirer l’attention des Français sur ce filon. C’est pourtant un livre bien plus riche et solide que les déclinaisons auxquelles il devait donner lieu par la suite de ce côté-ci de l’Atlantique. S’il écrit d’une plume acérée, Hughes manifeste aussi un souci constant de la nuance. Il rappelle que la gauche n’a pas l’apanage de l’euphémisme pudique : il épingle le jargon d’état-major (la première guerre du Golfe et ses « frappes chirurgicales » sont un souvenir encore frais), ou celui du management, qui transforme un krach en « recul boursier » et des licenciements massifs en « restructurations industrielles » - remarque qui paraît banale aujourd’hui, alors que l’analyse du lexique libéral s’est popularisée, mais qui l’était moins à l’époque. Il tourne en dérision les cris d’orfraie de la droite conservatrice dénonçant une prétendue mainmise des marxistes sur l’université : à Berkeley comme à Los Angeles, rappelle-t-il, une majorité écrasante d’enseignants se réclament du conservatisme. En outre, les postes-clés sont occupés par des personnalités républicaines, « et il est absurde de prétendre que c’est apolitique ».

Quand Hughes met en cause les excès de zèle de la gauche intellectuelle, ce n’est pas tant pour la discréditer que pour montrer à quel point ces errements la desservent. Il lui reproche de « s’intéresser plus aux questions de race et de sexe qu’aux questions de classe » et de « se préoccuper beaucoup plus de théoriser sur le sexe et la race que d’en rendre réellement compte ». Il craint aussi qu’une focalisation exclusive sur le langage ne devienne, pour elle, un moyen de conjurer son impuissance à changer la condition globale de ceux qu’elle défend : « Bénéfice net : les beaufs qui allaient casser du pédé vont maintenant casser du gay. »

En outre, cet Australien immigré aux Etats-Unis est un partisan enthousiaste du multiculturalisme. Ce qu’il voit d’un mauvais œil, ce n’est donc pas l’irruption, dans le champ culturel occidental, d’auteurs qui bousculent le seul point de vue blanc, mâle et issu des classes supérieures, mais les conclusions parfois hâtives que l’on en tire. Il est indispensable d’analyser les présupposés sociaux ou culturels à l’œuvre dans les textes, fait-il valoir. Mais il est désastreux d’en faire le seul critère par lequel on les appréhende. Il rappelle qu’Edward Said, l’un des intellectuels qui ont le plus fait pour mettre au jour ces présupposés (2), a lui-même toujours mis en garde contre de telles dérives. Il déplore que la gauche soit davantage encline à suspecter, censurer et expurger - comme si certaines œuvres contenaient un virus moral susceptible de contaminer le lecteur - qu’à additionner et comparer : « Le savoir est expansif, pas exclusif. »

Préfacier de l’édition française du livre de Hughes, Pascal Bruckner s’emploie dès l’année suivante à acclimater son propos. La thèse centrale de La Tentation de l’innocence est que l’homme occidental se pense à la fois comme un éternel enfant et comme une victime, qu’il conjugue « le puérilisme et la jérémiade ». Bruckner aligne ainsi des citations, le plus souvent de seconde main ou sorties de leur contexte, de trois ou quatre féministes radicales américaines - ces ogresses que tout essayiste germanopratin se doit d’invoquer pour faire trembler dans les chaumières. Il emprunte notamment à Hughes, qui l’avait déjà cité avec indignation, un propos attribué à Andrea Dworkin selon lequel toute pénétration, même désirée, est un viol. Peu importe si l’intéressée a toujours réfuté cette interprétation de ses écrits (3) : en 2003, Elisabeth Badinter le reprendra dans Fausse route*, consacré aux « excès » du féminisme ; puis Eric Zemmour, chantre gaulois du virilisme bas de plafond, le mentionnera à son tour dans Le Premier sexe (4), en l’attribuant cette fois « aux » féministes en général et en ajoutant finement : « Ce qui n’est d’ailleurs pas faux. »

Ayant conclu au caractère fondamentalement déraisonnable « des » féministes américaines, Bruckner se lance dans un long plaidoyer pour que la France résiste à la tentation d’importer ce puritanisme sinistre et conserve ce délicieux climat de badinage et d’harmonie où gentilshommes et gentes dames mêlent en toute quiétude les jeux de l’esprit aux plaisirs de la chair. On reste perplexe devant ces longues pages de lyrisme en roue libre qui convoquent Louise Labé, les précieuses, les libertins et les troubadours pour enfoncer des portes ouvertes. Il va de soi que les relations entre les sexes, aux Etats-Unis comme en France, au-delà des modalités culturelles différentes sous lesquelles elles s’organisent socialement, peuvent recouvrir le meilleur comme le pire. Lutter contre le pire ne signifie pas que l’on ignore le meilleur, de même que l’existence du meilleur ne change rien à celle du pire. Alors ?

 Lire la suite dans Le Monde diplomatique de septembre 2007. Extrait reproduit avec l’autorisation de l’auteure qui est journaliste pour Le Monde diplomatique.

Notes

1. Cf. Philippe Mangeot, « Petite histoire du politiquement correct », Vacarme, n° 1, hiver 1997.
2. Notamment dans Culture et impérialisme, Fayard - Le Monde diplomatique, Paris, 2000.
3. Cf. Charles Johnson, « Andrea Dworkin ne croit pas que tout rapport hétéro est un viol », Chiennesdegarde.org, 10 août 2006 et sur Sisyphe, le 12 août 2006.
4. Eric Zemmour, Le Premier sexe, Denoël, Paris, 2006.

 Voir aussi Reconnaissance ou sacralisation ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 novembre 2007

Mona Chollet, Le Monde diplomatique

P.S.

Lire aussi

* Élisabeth Badinter dénature le féminisme pour mieux le combattre. Une critique de Fausse route, par Élaine Audet.




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