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Avortement - ’Si aujourd’hui j’apprends que je suis enceinte...’

24 janvier 2008

par Cathy Wong, étudiante en droit

Le 28 janvier, nous célèbrerons les 20 ans de "l’arrêt Morgentaler" dans lequel la Cour suprême du Canada a soutenu que l’article 251 du Code criminel interdisant l’avortement sous peine d’emprisonnement portait atteinte au droit d’une femme à “la vie, la liberté et la sécurité de la personne” énoncé à l’article 7 de la Charte canadienne. Quelle est la situation aujourd’hui ?



“Si aujourd’hui j’apprends que je suis enceinte, je me rendrai directement dans une clinique pour me faire avorter”, affirme d’une manière convaincue une de mes amies lors d’une discussion sur l’avortement. Une autre soutient ouvertement qu’il est hors de question pour elle de se faire avorter. Elle est incapable de “tuer un enfant”, dit-elle. “C’est un foetus, pas un enfant“ corrigent d’autres filles. Selon ces dernières, il est impensable de vivre une grossesse non planifiée. L’avortement, pour elles, représente l’unique issue dans pareil cas. “Être enceinte ? Ce n’est même pas une option que je considèrerais aujourd’hui ! Uniquement le jour où je serai prête !“

Manifestement, les discours sur l’avortement sont diversifiés et ont beaucoup évolué depuis la légalisation de ce droit en 1988. Les slogans “Mon corps est à moi”, “Jouir plutôt que reproduire, laissez-nous choisir”, ou “Gardez vos prières loin de nos ovaires” semblent dater d’une époque révolue. Aujourd’hui, la mentalité des jeunes femmes et hommes s’apparente de plus en plus à la devise du docteur Henry Morgentaler : “Toute mère doit être mère par choix, tout enfant doit être un enfant désiré.”

Le 28 janvier 1988, la Cour suprême du Canada, dans l’affaire R. c. Morgentaler, a soutenu que l’article 251 du Code criminel interdisant l’avortement sous peine d’emprisonnement portait atteinte au droit d’une femme à “la vie, la liberté et la sécurité de la personne” énoncé à l’article 7 de la Charte canadienne. “Forcer une femme, par voie de sanctions pénales, à porter un foetus à terme à moins qu’elle ne satisfasse à certains critères qui n’ont rien à voir avec ses propres priorités et aspirations, constitue une profonde atteinte à son intégrité corporelle et donc une violation de la sécurité de sa personne“, affirmait le juge en chef Brian Dickson.
En 1973, soit 15 ans avant la légalisation de l’avortement, le docteur Morgentaler avait admis avoir déjà effectué plus de 5000 avortements sans complication. Aujourd’hui âgé de 84 ans, ce médecin avant-gardiste estime avoir accompli environ 100 000 avortements au cours de sa longue carrière de 35 ans, principalement marquée par la controverse. Les dix mois passés derrière les barreaux, les affrontements juridiques pour l’accès à l’avortement, les menaces de violence, la vie sous surveillance policière, l’attaque à la bombe dans sa clinique ontarienne en 1992 et les conflits constants avec des manifestants pro-vie, ne représentent qu’une infime partie des sacrifices que le docteur Morgentaler a dû faire au nom de la liberté des femmes de choisir et de contrôler leur propre fertilité.
Certes, en 1988, la décision de la Cour Suprême de légaliser l’avortement était, selon le docteur, un “événement [qui] dépassait sa propre personne, [qui] touchait toutes les femmes du Québec et du Canada, voire du monde entier.” Selon le docteur, “il importe que les femmes ne soient plus ‘victimisées’ parce qu’elles désirent un avortement et que les femmes pauvres ne soient plus obligées de ‘se faire charcuter’ par des bouchers ou des charlatans.“

Vingt ans plus tard, le 28 janvier 2008, le Canada marquera l’anniversaire de cette importante décision qui a changé la vie des femmes canadiennes.

Aujourd’hui, le Canada se range parmi les pays qui ont les plus hauts taux d’avortements par année, soit un total de 100 039 interruptions volontaires de grossesse durant l’année 2004. De toute évidence, ces chiffres témoignent du fait que les Canadiennes font valoir un droit pour lequel elles ont lutté. Aussi, l’usage de ce droit démontre que les femmes décident d’agir de manière responsable en écartant l’idée de mettre des enfants au monde dans des mauvaises conditions ou face à une grossesse non planifiée. Cependant, plusieurs font une lecture négative de ces statistiques et affirment que les femmes se font trop avorter. Ces derniers pointent du doigt les mouvements féministes et les accusent d’être responsables des problèmes de dénatalité et de l’utilisation excessive de l’avortement comme solution facile ou comme moyen de contraception.

En 2008, vingt ans après la légalisation de l’avortement, est-il possible d’affirmer que l’avortement est un droit acquis au Canada ? Avec l’arrivée d’un gouvernement conservateur au pouvoir, plusieurs groupes de femmes constatent un recul par rapport aux droits pour lesquels elles se sont battues. Malgré les tentatives du Premier ministre Harper de faire taire les plus radicaux de ses députés par rapport à l’avortement, plusieurs élus conservateurs ont causé des tollés en s’exprimant à ce sujet. La députée conservatrice Cheryl Gallant, en 2004, lors d’une manifestation contre l’avortement sur la colline parlementaire, a déclaré qu’il n’y a pas de différence entre l’avortement et la décapitation de l’Américain Nicholas Berg en Irak. Rob Merrifield, député conservateur de l’Alberta, a déclaré nécessaire d’obliger les femmes à consulter une tierce personne avant de pouvoir se faire avorter. Aussi, plusieurs députés se sont regroupés au sein du Caucus Pro-Vie afin de faire pression pour limiter ou abolir l’accès à l’avortement. Le 21 juin 2006, le député libéral ontarien Paul Steckle, militant actif du Caucus Pro-Vie, a déposé le projet de loi (C-338) visant à modifier le Code criminel afin d’interdire l’avortement après 20 semaines de gestation, sous peine d’un emprisonnement minimal de 5 ans. Le geste du député Steckle représente le premier effort de recriminalisation de l’avortement depuis la dernière tentative en 1989 mené par le gouvernement conservateur de Brian Mulroney.

Selon la Coalition pour le droit à l’avortement du Canada (CDAC), 32% des députés fédéraux sont anti-choix. Parmi ces derniers, 63% de ces députés proviennent du Parti conservateur. Si ces chiffres sont alarmants, ils le sont davantage depuis la décision de la ministre conservatrice Bev Oda, ancienne ministre du Patrimoine canadien et de la condition féminine, de réduire de 40% - soit 5 millions de dollars - les budgets de Condition Féminine Canada en 2006. Conséquemment, les organismes de défense des droits des femmes, ainsi que ceux faisant du lobbyisme auprès du gouvernement à ce sujet, ne pourront plus recevoir de financement du Programme de promotion de la femme (PPF). De façon surprenante, les organismes faisant la promotion des “besoins spirituels des femmes” deviennent, suite à la décision de la ministre de la Condition féminine, admissibles au financement. REAL Women, un des organismes reçevant du financement du gouvernement, allègue que les féministes favorables à l’avortement oppriment des enfants non nés de la même manière que les hommes oppriment les femmes. Pour REAL Women, l’avortement représente “the most deadly kind of oppression.” Le site officiel de l’organisme suggère une série de liens à d’autres pages Internet représentant ses positions idéologiques, tel que “Day Cares Don’t Care”, dont la philosophie est “Daycare institutions don’t care about or love your child like you do” ou tel que le National Association for Research and Therapy of Homosexuality où il est possible de faire des dons “to defend my right to treatment for unwanted attractions !” et de lire des textes d’universitaires affirmant que l’homosexualité « is an objective and intrinsically disordered inclination.” Ce changement radical au sein de Condition Féminine Canada représente-t-il un avancement pour la cause des femmes au Canada ou plutôt la réaffirmation des intérêts idéologiques portés par le Parti conservateur à l’égard du rôle des femmes dans la société ?

Depuis la lutte gagnée par le docteur Henry Morgentaler le 28 janvier 1988, l’accès à l’avortement est devenu un droit essentiel pour les femmes car il représente pour elles l’atteinte d’une réelle autonomie par rapport à leur corps, à leur sexualité et au contrôle de leur propre fertilité. Les libertés de choisir et de s’auto-déterminer représentent les bases du progrès pour les femmes dans une société. Le nier serait déshumaniser les femmes, représentant plus de la moitié de la population terrestre, en les restreignant à leur “rôle” biologique de reproduction et en s’assurant qu’elles y restent. Malheureusement, cette conception traditionnelle des femmes est omniprésente dans plusieurs coins du monde où l’avortement est encore illégal, causant ainsi la mort d’environ 70 000 femmes par année, selon l’Organisation Mondiale de la Santé, à cause d’avortements non sécuritaires. Au nom d’un soi-disant objectif religieux, moral ou social, des milliers de femmes souffrent et meurent à chaque année parce que le droit de choisir leur est défendu. Tout au long de son pontificat, le Pape Jean-Paul II propagea la doctrine du Vatican en comparant les moyens contraceptifs au meurtre et en soutenant qu’aucune circonstance sociale ou personnelle ne peut justifier le “mal” découlant de la contraception. En d’autres mots, une femme peut devenir enceinte en dépit de son consentement ou en l’absence de planification ou de désir, mais les lois de Dieu ont tout de même primauté sur sa volonté personnelle. Curieusement, cette vision du rôle des femmes se rapproche du discours de certains politiciens anti-choix actuels qui préconisent l’atteinte d’un but politique et moral au détriment d’une liberté fondamentale, telle celle de choisir et de s’autodéterminer.

“Toute mère doit être mère par choix, tout enfant doit être un enfant désiré”, a affirmé le docteur Morgentaler en 1988. Il y a vingt ans, les femmes canadiennes n’avaient pas encore le droit de se faire avorter et, aujourd’hui, ce droit est encore fragile. Le 28 janvier prochain, cet acquis historique doit être célébré et réaffirmé.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 22 janvier 2008

Cathy Wong, étudiante en droit


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