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Les femmes chinoises, les oubliées de la modernisation

6 juin 2008

par Isabelle Attané

Un milliard trois cents millions de Chinois aujourd’hui, c’est 20 % de la population mondiale. De cette masse colossale, plus de six cents millions sont des femmes : un peu moins de la moitié. Dans le reste du monde, pourtant, lorsqu’une attention comparable est accordée aux hommes et aux femmes, c’est un peu plus de la moitié de la population qui est féminine. Avortements sélectifs de filles et surmortalité féminine anormale, en particulier dans la petite enfance, sont à l’origine d’un déficit féminin croissant qui constitue l’un des défis les plus importants pour la Chine du XXIe siècle.

En dépit de la modernisation économique, la femme chinoise reste en effet « inférieure à l’homme » dans une société profondément patriarcale et toujours très attachée à une descendance masculine. En Chine, une fille n’est chez ses parents que de passage car, à son mariage, elle partira pour se dévouer à la famille de son mari. Dès lors, elle ne doit plus rien à ses propres parents, pas même de s’occuper d’eux quand ils seront devenus vieux. Cette charge incombe aux fils et aux belles-filles. Dans les campagnes, on sait qu’il faut « élever un fils pour préparer sa vieillesse », puisqu’on ne touchera jamais aucune pension de retraite. Pour des centaines de millions de paysans, un fils est la seule assurance vieillesse, la seule garantie contre la maladie ou l’invalidité. Élever une fille, dit un dicton chinois, c’est cultiver le champ d’un autre.

Aujourd’hui encore, « la naissance d’un garçon est accueillie par des cris de joie et des pétards. Mais quand une fille voit le jour, les voisins se contentent de ne rien dire ». La superstition pousse encore nombre de parents à nommer leur fillette Laidi (littéralement : « Un garçon va suivre »), Pandi (« En espérant un fils ») ou Zhaodi (« Apporte-nous un fils »)... En outre, cette préférence traditionnelle pour les fils est aujourd’hui exacerbée par la baisse du nombre d’enfants. Alors, quand la politique de contrôle des naissances n’autorise qu’un seul enfant, deux au maximum, et que l’on veut à tout prix un fils, il faut empêcher, dans la mesure du possible, la naissance d’une fille (par un avortement sélectif) ou, quand elle survient néanmoins, tout faire pour qu’elle ne prive pas ses parents d’un fils. On ne déclare pas cette fille à l’état civil. On la cache ou, dans les cas extrêmes, plus ou moins consciemment, on la néglige au point d’entraîner son décès prématuré.

Mais ces discriminations envers les femmes dépassent le cadre strictement démographique. Car depuis la mort de Mao, en 1976, le vœu d’une Chine égalitaire, l’espoir que les femmes puissent enfin « soutenir leur moitié de ciel », compter autant que les hommes dans la société, n’est plus. Les réformes engagées par Deng Xiaoping, à la fin des années 1970, ont ébranlé les maigres acquis sociaux des décennies passées ; les inégalités sociales se creusent depuis dans le pays, et les femmes figurent au nombre des laissés-pour-compte de cette société post-maoïste. À plus d’un titre, la femme a même vu son statut régresser. Elle a été forcée de renouer avec des pratiques dont elle fut victime pendant des siècles, à l’époque impériale : infanticide (remplacé aujourd’hui par les avortements sélectifs de filles), prostitution, trafic, vente d’épouses, adultère, suicide... Elle y a aussi perdu dans son intimité profonde de mère, privée de la possibilité d’enfanter à son gré par une politique de contrôle des naissances toujours très coercitive. Dans le monde du travail, elle n’est pas non plus à l’honneur. Avec les réformes économiques, en effet, de nouvelles rivalités surgissent entre hommes et femmes sur le marché du travail. Un chômage plus fréquent que chez les hommes, des qualifications insuffisantes et des discriminations dans l’accès à l’emploi rendent sa situation souvent précaire.

Certes, une fois le bilan fait des avancées et des reculs, la Chinoise d’aujourd’hui est bien mieux considérée que la Chinoise de l’époque impériale et demeure malgré tout mieux lotie que la plupart des femmes à travers le monde en développement, y compris en Asie. Pourtant, ce que la condition féminine a gagné des réformes n’est guère à la hauteur de ce que les formidables progrès économiques de la Chine pouvaient laisser espérer.

Reproduit de la revue Relations, Numéro 725, Juin 2008, avec l’autorisation de la rédaction. Le numéro présente un dossier sur la Chine.

Le dossier comprend :

  • La Chine : au-delà du miracle, par Jean-Claude Ravet à lire sur le site de <http://www.revuerelations.qc.ca/rel...> Relations ;
  • Bouée de sauvetage du néolibéralisme ? par Rodolphe De Koninck, titulaire de la Chaire de recherche du Canada en études asiatiques de l’Université de Montréal ;
  • Faire face au péril écologique, par Agnès Sinaï, écrivaine et journaliste, co-auteure de Sauver la Terre (Fayard, 2003) et de la série documentaire Terriens amers, paradis perdus (Arte, 2006) ;
  • Révoltes dans les campagnes, par Nong Zhu, professeur et chercheur à l’INRS-Urbanisation, Culture et Société de l’Université du Québec ;
  • La dure réalité des travailleurs, entrevue avec Han Dongfang, défenseur des droits de la personne et directeur de China Labour Bulletin, une organisation basée à Hong Kong qui soutient le syndicalisme indépendant ;
  • Le sort des minorités ethniques, par Marijo Demers, doctorante à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa ;
  • Quand le régime courtise le religieux, par André Laliberté, professeur agrégé à l’École d’études politiques de l’Université d’Ottawa ;
  • Femmes chinoises : les oubliées de la modernisation, par Isabelle Attané, démographe, sinologue, chargée de recherches à l’Institut national d’études démographiques de Paris et auteure de Une Chine sans femmes (Perrin, 2005) ;
  • Le Tibet : région autonome ou pays indépendant ? par Marijo Demers.

    Dans le même numéro, on trouvera d’autres articles sur différents sujets.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 juin 2008

    Isabelle Attané


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