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Toutes les inégalités n’offensent pas le candidat Barack Obama

13 juillet 2008

par Walter Benn Michaels

Dans la course à la Maison Blanche, M. Barack Obama peine à convaincre les Blancs et les Hispaniques, surtout quand ils disposent de revenus modestes. Le contenu social réduit de son programme, la nature consensuelle de ses discours l’ont peut-être handicapé. Plus généralement, un peu comme l’accession au gouvernement français de ministres « issues de la diversité », sa campagne pose les limites d’une percée égalitaire qui se résumerait à la réussite — ou à la promotion — de quelques personnalités.



L’apparition de la « question raciale » a connu deux temps forts au cours de la campagne de M. Barack Obama. Le premier est intervenu en janvier dernier, la nuit de la victoire du candidat démocrate aux primaires de Caroline du Sud. En réponse aux commentaires de M. William Clinton, qui avait imputé ce résultat au poids du vote noir, une foule acquise à M. Obama s’est mise à scander : « La race ne compte pas ! »

« Nous étions là, explique la romancière Ayelet Waldman, partisane du sénateur de l’Illinois, en plein cœur du Vieux Sud, là où le drapeau des confédérés flotte encore à côté des statues du gouverneur Benjamin Tillman, célèbre pour s’être vanté de tenir les Noirs à l’écart des bureaux de vote — “Nous avons bourré les urnes. Nous leur avons tiré dessus. Nous n’avons pas honte de l’avoir fait” —, et nous scandions : “La race ne compte pas, la race ne compte pas !” Blancs et Noirs. Latinos et Asiatiques, unis dans un même refus d’une politique installée dans la routine. Unis dans l’idée que l’Amérique peut être un pays différent. Unis. Pas divisés (1). »

Le second temps fort s’est produit en mars lorsque, réagissant, en partie du moins, aux sermons controversés de son ancien pasteur, M. Jeremiah Wright, le candidat démocrate a prononcé son discours sur une « union plus parfaite ». Il a alors déclaré que « la race est un problème (...) que la nation ne peut se permettre d’ignorer en ce moment précis » et a amorcé, selon de nombreux commentateurs, une « conversation nationale sur la question raciale » dont le besoin, paraît-il, se faisait grandement sentir.

Si nous avons écrit « paraît-il », c’est qu’il saute aux yeux de n’importe quel observateur, même distrait, que les Américains adorent parler race et qu’ils le font depuis des siècles, même si aujourd’hui ils n’aiment rien tant qu’affirmer que... les Américains n’aiment pas en parler. Là où ils sont moins performants, en revanche, c’est quand il s’agit de parler de classes. M. Obama en a fait l’expérience le jour où il a laissé échapper une remarque sur les palliatifs religieux de l’« amertume » des pauvres alors qu’il collectait des fonds à San Francisco (2).

Un simple coup d’œil permet de repérer la contradiction entre ces deux moments : celui du slogan « la race ne compte pas », celui du discours expliquant pourquoi, en définitive, elle compte. Mais la contradiction se dénoue sitôt qu’on comprend que ce qui a justifié le discours — la réalité historique du racisme américain — est aussi ce qui a suscité la promesse du chant scandé — l’idée, incontestable, que l’élection d’un homme noir représenterait un grand pas en avant pour triompher de ce passé.

Or la promesse qu’on pourra surmonter une longue histoire de division raciale, et résoudre au XXIe siècle ce problème qui, pour William Edward Burghardt Du Bois, dominait le XXe siècle (3), confère à la campagne de M. Obama toute son importance. Le « changement en lequel on peut croire » n’est pas idéologique (M. Obama et Mme Hillary Clinton sont quasiment identiques sur ce plan ; si les électeurs démocrates avaient réclamé un changement de cap idéologique, leur candidat serait M. John Edwards) ; il est culturel. Et il a pour caractéristique de ne plus pouvoir être proclamé, mais de devoir être incarné. Or cela, seul un Noir peut le faire. Elire des Blancs qui affirment que « la race ne compte pas » est une chose ; élire un Noir en est une autre, plus probante.

Ainsi, la campagne de M. Obama est — et a toujours été — entièrement axée sur la question raciale, et notamment sur l’antiracisme en tant que politique progressiste. Tout au long des primaires démocrates, sa campagne a donné de l’aile supposée progressiste de son parti l’image d’un berger conduisant les Américains vers une société de plus en plus ouverte et égalitaire — pas seulement pour les Noirs, mais aussi pour les Asiatiques, les Latinos, les femmes et les homosexuels. Le problème néanmoins posé par cette image (et qui explique une part de l’attrait qu’elle exerce) est qu’elle s’avère trompeuse. Non pas au sens où des progrès extraordinaires (bien qu’incomplets) n’auraient pas été accomplis grâce à la lutte contre le racisme, mais au sens où ces progrès n’ont pas rendu la société américaine plus ouverte ou plus égalitaire.

 Lire la suite dans Le Monde diplomatique, juin 2008.

Notes

1. Blogue my.barackobama.com.
2. Le 6 avril dernier, M. Obama a estimé que l’amertume des Américains des milieux populaires victimes du chômage ou de la baisse de leur pouvoir d’achat les avait parfois conduits à « s’accrocher aux armes à feu ou à la religion, à développer de l’antipathie pour ceux qui ne sont pas comme eux, de l’hostilité envers les immigrés ou le commerce international ».
3. Cf. le numéro thématique « Politiques impérialistes », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 171-172, Paris, mars 2008.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 13 juillet 2008

Walter Benn Michaels


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