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Polytechnique - En souvenir de la féministe inconnue

7 février 2009

par Mélissa Blais

Le film Polytechnique a réussi là où je croyais qu’il échouerait. En présentant l’événement sous l’angle des faits, Karine Vanasse et Denis Villeneuve n’ont pas évacué le caractère politique du drame, soit son fondement misogyne et antiféministe. Les scènes incarnent avec justesse – à l’exception de quelques détails sans signification – les 24 minutes d’horreur au cours desquelles 14 femmes ont perdu la vie. Le film propose trois points de vue à travers les yeux d’autant de personnages : une étudiante, un étudiant et le tueur. Avant d’être atteinte par les balles du tueur, l’étudiante fait face au sexisme du milieu de l’ingénierie. L’étudiant se suicidera après la tuerie, incapable de gérer sa culpabilité.

Que nous disent depuis quelques jours des chroniqueurs au sujet du film ? Irais-je le voir ou pas ? Certes, il s’agit d’un film difficile à voir, troublant, violent. Mais à quoi s’attendaient-ils ? Un remake de La Mélodie du bonheur ? D’autres répètent les mêmes arguments lus et entendus régulièrement depuis 1989 : Marc Lépine était un homme souffrant, dérangé psychologiquement, et le film est bon précisément parce qu’il ne présente PAS l’argument des féministes radicales. Naïve, je croyais que nous ferions mieux, 20 ans plus tard, en termes de discours et d’analyses de ce drame.

Évidemment que les hommes ne sont pas tous des Marc Lépine, puisque dans une société patriarcale, les hommes tirent profit des femmes et apprennent à les protéger. Le bon patriarche n’est-il pas celui qui saura protéger SA femme et SES filles ? Les femmes et les enfants d’abord... C’est d’ailleurs pour cela que des hommes ont eu un sentiment de culpabilité après le massacre : ils n’avaient pas su sauver les victimes, et certains leur en ont même fait le reproche publiquement…

Alors que beaucoup se demandent si le film aurait dû être produit ou non, bien peu cherchent à comprendre pourquoi il a fallu 20 ans pour qu’un tel film soit réalisé ? Pourquoi tout ce temps ? Certains diront que c’est pour respecter les parents des victimes. Peut-être. Mais quel respect alors envers les familles qui demandent que l’on rappelle la mémoire de leurs filles ? En fait, le silence au nom du respect des victimes convient à certains, car le silence est un des moyens privilégiés pour occulter la violence faite aux femmes : « Tais-toi, tu pourrais briser la famille »... Un livre sur la violence contre les femmes porte d’ailleurs comme titre une phrase d’un homme violent : « Crie moins fort, les voisins vont t’entendre ». Comment se surprendre alors des appels au silence autour du massacre de Polytechnique ? On ne veut pas l’entendre, le voir, le savoir.

Il est plus facile de dénoncer la violence contre les femmes perpétrée par les « autres », les « barbares ». Sur fond de racisme, il est aisé de justifier l’invasion d’un territoire ainsi qu’une guerre au nom de l’égalité entre les femmes et les hommes. Il est réconfortant de pointer le « barbare » du doigt, mais lorsque l’horreur nous touche en tant que société, nombreux sont les appels au silence visant à dissimuler l’horreur et notre propre barbarie.

Maintenant que le film sort et participe à rompre le silence, je veux profiter de l’occasion pour parler des 19 « autres » femmes que Lépine projetait d’assassiner, soit des féministes et des femmes comptant parmi les premières à exercer des métiers traditionnellement masculins. Denis Villeneuve a choisi de ne pas conserver cette partie de la lettre de Lépine, qui est lue presque entièrement au tout début du film. Mon intention n’est pas ici de questionner le choix du réalisateur, qui a nécessairement procédé à un travail de sélection. J’aimerais cependant rappeler comment se termine la lettre de suicide de Marc Lépine, soit par une annexe de ces 19 noms et ces mots : « Ont toutes Failli disparaître aujourd’hui. Le manque de temps (car je m’y suis mis trop tard) à permis que ces féministes radicales survives. Alea Jacta Est. » (nota : les fautes sont dans le texte original).

En plus d’écrire « j’ai décidé d’envoyer ad patres les féministes qui m’ont toujours gâché la vie », et d’affirmer « j’haïs les féministes » avant de tirer sur les femmes dans une classe, le tueur en rajoute donc dans sa lettre, peut-être pour ceux et celles qui n’auraient toujours pas compris qu’il visait d’abord et avant tout les féministes. Or, si les féministes sont explicitement visées par le tueur, comment se fait-il qu’au lieu de l’appui et du réconfort que les victimes d’un drame collectif sont en droit d’espérer de proches et d’une société, il semble plutôt de bon goût de les dénigrer ? Comment se fait-il que la majorité des chroniqueurs ait la fâcheuse tendance à vouloir séparer les mauvaises des bonnes féministes ? Sont désignées comme mauvaises celles qui attiseraient « la guerre des sexes », alors que les bonnes sont « les féministes du dialogue ».

Premier problème, on ne sait jamais qui sont ces « bonnes » féministes, on ne donne pas de noms d’individus ni de groupes. Je cherche désespérément la « bonne » féministe sans la trouver. Est-ce Denise Bombardier ? Ensuite, il semble plus simple de rejeter du revers de la main les « mauvaises » féministes plutôt que d’entendre ce qu’elles disent et de prêter attention à leurs analyses. Dans les faits, rares sont celles qui parlent de « guerre des sexes », alors que Lépine a explicitement déclaré la guerre aux féministes. Pourquoi donc cette insistance à renverser la réalité et à prétendre que se sont les féministes qui parlent de guerre et la font ? Elles la subissent, trop souvent en silence. Surtout qu’il serait plus juste de parler de « massacre » plutôt que de guerre. Comme l’indique la féministe américaine Ti-Grace Atkinson, « Une "guerre" implique un certain équilibre des pouvoirs. Quand les pertes sont toutes du même côté, comme dans certains types de raids (souvent appelés "viols" d’une région), cela s’appelle un massacre. »

Plutôt que de répéter aujourd’hui comme il y a 20 ans que les féministes ont détourné (vraiment ?) le sens du massacre, qu’il faut garder silence pour respecter les familles des victimes et que – surtout – il est si dur pour les hommes de se rappeler ce traumatisme, ne serait-ce pas enfin le temps de se demander comment se sont senties et se sentent les féministes et les femmes dont les noms figuraient sur la liste de Lépine ?

  • Mélissa Blais a publié en 2009 "J’hais les féministes !" le 6 décembre et ses suites, aux éditions du Remue-ménage, Montréal.

    Mélissa Blais


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