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Des fées parmi nous

10 mars 2009

par Liliane Blanc, historienne et auteure

C’est une histoire que je n’ai jamais racontée : des fées m’ont visitée. Dans nos livres de contes, jadis, les fées attentionnées se penchaient sur le berceau de la jolie princesse et lui transmettaient tous les dons. Dois-je le dire ? Je suis née bien des années après la date officielle marquée sur mes papiers d’identité. Je ne dis pas cela pour vainement me rajeunir, non, plutôt pour expliquer que longtemps j’ai sillonné ma route dans un état léthargique, d’un pas plus qu’hésitant, sans trop savoir où elle me mènerait. Jusqu’à ce que des fées se présentent à moi. Plusieurs fées, à intervalles irréguliers, des fées imprévisibles, sans signes distinctifs sinon une bienveillante attention pour la chrysalide que j’étais, coincée dans son cocon, et qui n’arrivait pas à faire pousser ses ailes.

La première fée, je ne l’ai pas reconnue, bien sûr. Ni les autres d’ailleurs. C’est après coup que j’ai pris conscience. Mademoiselle M. était ma directrice lors de ma première année d’enseignement. Aucun conseil pédagogique, aucune surveillance de mes travaux. Je crois, aujourd’hui, que son mandat réel consistait à secouer avec tact la bonne élève inconsciente qui débitait son peu de savoir comme une automate. Cette si peu directrice, par ses propos subtils, et parfois déroutants, m’a poussée pour la première fois à remettre en question tout ce sur quoi je surfais paisiblement. Elle avait chez elle un coffre aux trésors rempli des plus beaux textes de la littérature française. Il était à ma disposition. Un jour, elle en a extrait l’univers caché, celui que je cherchais inconsciemment depuis toujours : elle m’a tendu les Mémoires d’une jeune fille rangée. Je ne suis pas la seule de ma génération que les confidences de Simone de Beauvoir ont séduite. Je les ai reçues comme une déferlante. Les violentes oscillations telluriques, qu’elles ont provoquées, ont agité mon être jusque dans ses fibres les plus profondes. Ma mue a alors commencé. L’année suivante, Mademoiselle M. a déménagé. Deux ou trois lettres échangées, puis le silence. Cette première fée s’était présentée pour me donner la première impulsion.

Mais les fées, souvent, ne font que passer : elles vous ébranlent et, leur mission accomplie, s’évanouissent. Celle-ci m’avait éveillée, dès lors il me fallait changer de vie. Sans Mademoiselle M., je le sais maintenant, je n’aurais pas pris la grave décision de tout « plaquer » et de venir m’installer au Québec. C’est là que j’ai réellement accouché de moi-même, avec l’aide d’autres fées. Elles se sont présentées à d’autres carrefours. Michèle m’a donné le deuxième coup d’aiguillon. Nous suivions les mêmes cours de littérature à l’Université de Montréal. Deux adultes venues se perfectionner. Moi du moins. Elle, elle était peut-être en service commandé, qui sait ? « Tu devrais persévérer dans l’écriture ! ». Écrire, voyons ! Elle a été la première personne à déposer en moi le germe de cette possible voie. C’est elle aussi qui m’a mise en contact avec les milieux féministes qu’elle connaissait. Grâce à Michèle, j’ai œuvré à la Fédération des femmes du Québec qui fut mon école de prise de conscience de toutes les inégalités encore à abolir.

Cette année-là, entre les murs de cette même université, une autre fée veillait aussi sur moi. Chère Nicole, je ne vous ai pas suffisamment dit à quel point vous étiez pour moi la prof idéale. Avec simplicité, et beaucoup d’humanité, vous m’avez entraînée avec passion dans des découvertes littéraires extraordinaires. J’attendais - nous attendions - chaque semaine votre cours avec fébrilité. Vous aviez l’art de transmettre vos enthousiasmes. « Fuyez les éteignoirs ! », que vous nous disiez. J’ai conservé précieusement votre appréciation positive de mon travail de fin de session. Lorsque je bute sur des mots, que je trouve mes phrases minables, que le doute sur mes capacités s’installe, je relis le petit billet joint à la note que vous m’aviez attribuée : « Je vous encourage vivement à poursuivre… participation exceptionnelle, etc. » Quelle indulgence, mais quelle poussée généreuse !

Michèle, Nicole, elles aussi m’ont accompagnée pour un temps seulement. J’ai poursuivi mon chemin, cramponnée aux encouragements de mes fées universitaires. Les méandres de ma vie un peu mieux maîtrisés m’ont conduite un jour à offrir mes nouvelles compétences de communicatrice. J’ai commencé à donner des cours et des ateliers sur un sujet peu exploité et trop méconnu : les créatrices. Une autre fée a alors surgi : Gabrielle. Dès ma première conférence, elle était présente, assise au premier rang. Une belle dame âgée, élégante, souriante, stimulante. Extérieurement, une grand-maman-gâteau, de celles qui dévoilent peu l’immense trésor de vie qu’elles ont engrangé. Durant vingt ans elle m’a suivie, assistant sagement à toutes, oui toutes, mes présentations. Elle a attendu patiemment l’édition de mon dernier livre, elle a fait de son mieux pour résister aux attaques du temps. Hélas, il lui a manqué quelques mois : à 90 ans, elle s’est éclipsée. Un jour, une de ses filles m’a apporté une boîte remplie de cahiers reliés. Quel choc : elle y avait inscrit toutes les notes prises de ce que j’avais raconté sur les créatrices durant ces années. Son legs, comme pour me dire encore, par delà l’espace et le temps : « Tu vois, c’est bien vrai, tu as réellement transmis tout cela ! Continue ! » Ce fut la fée la plus présente : j’avais eu besoin d’un grand support.

Aujourd’hui, mes fées, sûres de m’avoir conduite là où je devais être, me laissent poursuivre ma route seule. Seule ? Pas tout à fait. Je vis beaucoup en compagnie des femmes artistes du passé, ces mentores que je continue à présenter dans mes livres et mes conférences. On me demande souvent de révéler le nom de la créatrice qui m’a le plus marquée. Comment en nommer une sans avoir le sentiment désagréable d’occulter les autres ? Au fil des ans, je me suis fait beaucoup d’amies parmi elles. Certains jours, je vis en compagnie de poètes grecques, latines ou orientales, d’autres jours avec des trobaïritz provençales. Je côtoie les grandes abbesses médiévales ou je fais front commun avec Christine de Pizan face aux clercs misogynes de la Sorbonne. Je fréquente les peintres officielles dans les cours européennes de la Renaissance ou les avant-gardistes du XXe siècle.

Parfois je laisse de côté George Sand pour me tourner vers son amie Pauline Viardot. Puis je reviens à elle, si imposante, si déterminée, individualiste oui, mais modèle quand même. Par trois fois, j’ai tenté de la retrouver dans son cher Nohant. J’ai suivi la piste de ses romans sur les routes avoisinantes, et j’ai versé une larme, comme une vraie groupie, sur sa tombe érigée dans son parc.

Une femme libre, comme l’a été cet autre phare : Lou Salomé. « Ose tout…n’aie besoin de rien ! », sa devise. Née l’année de l’abolition du servage dans son pays (1861) - quel symbole ! - cette Russe magnifique, authentiquement autonome en un temps où les femmes étaient soigneusement contrôlées, est restée fidèle à elle-même jusqu’à son dernier souffle. Comment ne pas admirer son intelligence supérieure qui la faisait tenir tête aux plus grands philosophes de son temps et laissait Freud ébahi ? Comment ne pas être épatée par sa façon de repousser un Nietzsche amoureux fou, tout en l’invitant à débattre d’égal à égale ? Ou de la voir pousser hors de son lit trop douillet le grand poète Rilke pour qu’il prenne son envol sans s’accrocher à elle ?

Je pourrais tout aussi bien ajouter d’autres exemples de cette indépendance d’esprit indispensable pour qui veut réellement se trouver. Ainsi les sœurs Stephen, Virginia Woolf l’écrivaine et Vanessa Bell la peintre, deux jeunes filles qui s’étaient octroyé le droit de vivre à leur guise en pleine époque victorienne. Ou bien Katherine Mansfield, la Néo-Zélandaise qui réclamait très jeune la « liberté ! À tout prix, au prix de n’importe quelles épreuves ! » Et combien d’autres ? J’aime me nourrir de la force de ces femmes déterminées qui nous insufflent, si on ose les écouter, leur élan vital. Me coller à ces créatrices d’art et de vie qui nous poussent à nous dépasser, à sortir des limites que bien souvent nous nous imposons à nous-mêmes. Elles aussi sont des fées, à leur façon.

Soyons attentives. Une fée nous approche toutes, à un moment ou l’autre de notre vie. À l’heure opportune peut se présenter à nous une bonne dame, peut-être d’apparence banale, qui ne s’annonce pas et ne fait que passer. Elle s’attarde le temps qu’il faut pour enrayer notre engourdissement et nous aider à faire un pas de plus. Afin de devenir un jour, à notre tour, une fée.

Liliane Blanc est l’auteure d’Une histoire des créatrices - L’Antiquité, le Moyen-Age, la Renaissance, Montréal, les éditions Sisyphe, 2008. Disponible dans les librairies du Québec et distribué en France par La Librairie du Québec/Distribution Nouveau Monde, à Paris.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2009.

Liliane Blanc, historienne et auteure


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