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Première Journée mondiale contre l’exploitation sexuelle : les raisons d’un engagement

15 mars 2009

par Richard Poulin, sociologue

Le 4 mars 2009 avait lieu à Paris la première édition de la Journée mondiale de lutte contre l’exploitation sexuelle. Elle était organisée par le Groupe international Paroles de femmes (GIPF). Devant l’ampleur du phénomène de l’exploitation sexuelle, tant au niveau européen (prostitution) qu’international (traite des êtres humains à des fins de prostitution et de pornographie, tourisme sexuel) aussi bien des adultes que des enfants, il apparaissait essentiel au GIPF que la communauté internationale (société civile et gouvernements) s’unisse autour d’une journée pour « dénoncer, ensemble, l’une des pires formes de négation des droits fondamentaux de l’être humain ».

Parrainée par Philippe Scelles de la Fondation Scelles et marrainée par Célhia de Lavarène de Stop Trafficking of People (STOP), cette journée a rejoint aussi bien des ambassadeurs (ou leurs représentants), des officiels d’organismes internationaux, des représentants d’ONG engagées dans la lutte pour abolir la prostitution ou la traite à des fins de prostitution que des députés français (toutefois peu nombreux).

Le co-organisateur de cette journée, Swan Falandry, militant humanitaire depuis de nombreuses années, a été l’initiateur de la Journée mondiale pour un tourisme responsable et respectueux (2 juin), dont la première édition visait à combattre le tourisme sexuel. Fort du succès de cette journée, il a mis son expérience au service du lancement de la Journée mondiale de lutte contre l’exploitation sexuelle.

Il y a eu plusieurs temps forts lors de cette journée, entre autres, les témoignages d’un policier irlandais et d’un gendarme français qui, sous la direction de Célhia de Lavarène, ont mené en Bosnie-Herzégovine et au Liberia de multiples opérations contre les réseaux de trafiquants proxénètes et libéré des centaines de femmes et d’adolescentes de leur assujettissement prostitutionnel. Celui de Judith Trinquart, qui a développé le concept de décorporalisation pour rendre compte des effets sur la santé physique et psychologique de la pratique prostitutionnelle sur les femmes prostituées. Il y a eu également le témoignage de Swan Falandry qui, devenu prostitueur en Asie du Sud-Est, a pris conscience du tort « humanitaire » qu’il causait et s’est engagé à lutter pour abolir la prostitution. Il y a eu enfin le témoignage très émouvant d’Abysse Bjelinka, une Française de vingt-cinq ans, qui a été prostituée par un réseau, qui a dû subir des dizaines de prostitueurs par jour (à une occasion plus de cinquante), qui a vu mourir une jeune fille avec qui elle était liée. Depuis qu’elle s’en est sortie, elle milite contre l’exploitation sexuelle. Avec Swan Falandry, elle a fondé le GIPF.

Dans le cadre de la préparation de cette journée, Abysse Bjelinka et Swan Falandry ont écrit un livre, Exploitation sexuelle, crime sans frontières, qui analyse l’ampleur du problème, fait état des conséquences psychologiques et physiques de l’activité prostitutionnelle sur la santé, examine les différents régimes juridiques encadrant la prostitution et prend position en faveur du modèle suédois. Au-delà de la partie analytique et de la documentation factuelle, ce livre contient aussi leurs témoignages qui expliquent leur engagement. En voici quelques extraits.

Abysse Bjelinka

« [ (…) ] La première fois, tu ne sais pas trop comment cela va se passer, tu attends, tu hésites, mais surtout tu redoutes ce moment terrible du passage à l’acte, cette transition où l’homme qui est en face de toi va se transformer en animal (…) Après cette première négation (si l’on passe [sous silence] les possibles agressions antérieures), l’absurde est de devoir recommencer, puis finalement, peu à peu, s’installe une routine immonde, où la seule façon de supporter cela est de s’oublier ; je déconnecte, comme absente, insensible, inexistante. Je m’étouffe, me vomis, je meurs doucement (…)

« Ne plus rien ressentir, s’absenter d’un corps duquel vous vous détachez doucement et qui pourtant ne vous appartient plus depuis longtemps. Se met alors en place une sorte de dédoublement de la personne, valeur marchande à un instant T, et personne humaine “normale” en présence d’un tiers. Véritable clivage entre les deux aspects d’une seule et même personne humaine, deux “vies” qui ne peuvent cohabiter qu’en se niant l’une et l’autre. On ne soupçonne pas l’impact que cette division peut avoir dans la perception tant de soi-même que par rapport à l’image que les autres nous renvoient (…)

« Le premier contact avec ces réseaux [mafieux] n’est pas forcément évident dans le sens où il ne saute pas aux yeux tout de suite. Ce peut être une personne de confiance (on dira un faux ami), un “faux” client (…) et une fois prise dans les rouages de l’exploitation en réseau, le libre arbitre n’existe plus, l’enfer ouvre ses portes (…)

« De jour en jour, imperceptiblement, s’installe une sorte de confiance avec cet intermédiaire (ce “faux ami ”), une complicité qui fait que vous vous sentez moins mal dans votre peau, dans ce corps que déjà vous détestez, et dont vous avez été dépossédée ; une relation qui sera alors déterminante par la suite. La brèche ainsi faite dans la carapace que l’on s’était construite, et qui se morcelle doucement pour laisser entrevoir une possible amitié, se révélera finalement n’être qu’un élément supplémentaire dans la conviction que la confiance envers une personne ne peut exister ; que seuls comptent, comme on le pressentait déjà, notre corps et l’usage qu’il est envisageable d’en faire.

« Cette prise de conscience surgit comme la foudre !Malheureusement, le piège est à présent refermé, et le possible sursaut de retour en arrière, impensable et impossible. Déjà les tentacules du réseau se referment, vous étouffent et les portes de la “maison” claquent sur un espoir brisé, inachevé, avorté. Il est trop tard ! Alors que l’on pensait avoir été aux portes de ce qu’il y a de pire chez l’être humain, on se rend finalement compte que rien de ce qui arrive ensuite n’était imaginable (…)

« Car à ce moment où tout recul est devenu impossible, l’homme à su développer des techniques d’horreurs pour annihiler les petites parcelles humaines qui subsistent, nous retirer toute conscience d’être une personne humaine, c’est là un processus de déshumanisation dont vous ne supposez même pas l’existence, mais qui pourtant est bien réel ! Quelle est la limite du supportable ? Après un passage dans cet “enfer de l’asservissement”, ces “usines de déshumanisation” [que sont les maisons de dressage], la réalité qui s’offre à nous, à elles, ne peut être qu’appréciable, une libération artificielle certes, mais finalement si “douce” (…) Seul compte, alors, l’argent que l’on doit rapporter et les substituts qui permettent de se voiler suffisamment la face pour accepter un sort qui ne devrait jamais avoir sa place dans le monde où nous vivons (…)

« Malgré les pressions de toutes sortes et un contrôle continu sur nos actions et agissements une fois hors de cette maison, nous sommes relativement livrées à nous-mêmes. Mais ce n’est qu’un leurre ! Surveillées, contrôlées (…) Ils sont là, partout. Peut-être ce client, la voiture qui tourne puis s’arrête (…) Une pression contre laquelle, après avoir vécu quelque temps dans leur maison, nous ne nous insurgeons plus, de crainte d’y être à nouveau envoyées ! Le milieu dans lequel nous sommes comporte alors tant de violences sexuelles et psychiques, invisibles à l’œil nu, que nous ne sommes plus assez fortes pour nous battre ! Cette liberté de mouvement est surprenante, déstabilisante après tant de contrôle, de soumission. Mais cette « liberté » elle est surtout illusoire : ils sont bien là !

« (…) mon histoire est malheureusement celle de millions d’autres femmes et jeunes filles dans ce monde dont la plupart n’en réchappent pas ! Ce qui est important, c’est la réalité de ce fléau qu’est l’exploitation sexuelle et non pas mon vécu ! C’est pour les trop nombreux visages anonymes que je me bats aujourd’hui ! Pour faire entendre leurs voix éteintes par les coups, pour réveiller leur espoir brisé ! Pour essayer au mieux de vous ouvrir les yeux sur ce véritable désastre ! »

Swan Falandry

« J’ai été acteur du système prostitutionnel lors d’une mission en Asie du Sud-Est.

« Avant cette mission, le milieu prostitutionnel était pour moi presque virtuel et synonyme de perdition teintée d’un sentiment d’indifférence pouvant aller jusqu’au mépris envers les personnes prostituées. Je n’avais que ces clichés, pris sur le vif, de personnes devant des portes cochères ou le long des Maréchaux à Paris. Un monde à part, un monde de l’ombre, un monde sale. Mais j’avais surtout du mépris pour ces personnes que l’on ne voie que par ce qu’elles représentent à nos yeux. Et pourtant, derrière chaque personne il y a un être humain avec des émotions, des sentiments, une histoire, des rires, des pleurs (…)

« On ne voit que l’enveloppe charnelle car cela nous évite de nous sentir responsables. Combien de fois ai-je pu entendre cette phrase tellement lourde de conséquences : "Ce ne sont que des prostituées", car aux yeux de notre société elles sont déjà mortes, irrécupérables (…) J’étais arrivé dans un pays de l’Asie du Sud-Est le matin avec quatre collègues, un des pays les plus pauvres d’Asie. Notre mission était de mettre en place un projet pilote ayant comme objectif l’ouverture d’un centre d’accueil pour les enfants défavorisés et l’aide à une école primaire en zone rurale (…)

« Le premier soir, notre interprète a tenu à nous montrer l’une des activités avec pignon sur rue : la prostitution. Mais comme partout, le terme même n’est jamais employé, on dit plutôt : “Je vais vous montrer les filles du pays”. Le bar était situé à un angle de rue et était ouvert des deux côtés (…) Moins de trois minutes après notre arrivée, quatre jeunes filles vinrent s’asseoir à côté de nous (…) Sophen, la jeune fille qui était avec moi, devint elle aussi de plus en plus insistante. Jusqu’à cet instant, je n’aurais jamais pu envisager avoir une relation sexuelle contre de l’argent : d’être prostitueur (…)

« Quelques instants plus tard, je me retrouvai dans une chambre sordide de 10 m2 munie d’une salle de bains. Un grand matelas était posé à même le sol recouvert d’un drap. Elle éteignit la lumière et enleva la serviette que j’avais autour de moi. Je ne pris aucun plaisir et elle n’en prit aucun (…) Bien vite, je pris alors conscience de l’absurdité de ce qui venait de se passer, de ce que j’avais été capable de faire. J’en ressentis réellement la nausée, j’étais ici pour aider un pays, pour faire en sorte qu’il aille mieux (…)

« Lors de ce voyage, une des personnes engagées dans la lutte contre l’exploitation sexuelle a tenu à m’emmener dans un hôtel où au dernier étage se trouvait une pièce avec une grande baie vitrée, comme un aquarium, où des jeunes femmes très légèrement vêtues étaient ainsi exposées avec un numéro, tels des animaux à acheter à la criée ou lors d’une foire d’exposition au vu et au su de tout le monde (…)

« Un autre soir, on m’emmena dans un bar, sorte de club tenu par un Français. À l’entrée, des vitres teintées et dès l’ouverture de la porte, aucune ambiguïté sur le lieu, les filles étaient en maillots de bain et l’alcool coulait à flots. Le spectacle était hallucinant (…) Il régnait une ambiance particulièrement malsaine (…)

« En tant qu’homme (dans le sens de masculin), je me sens coupable d’avoir un jour été un prostitueur et de ne pas avoir vu, sur le moment, l’envers du décor, de ne pas avoir pris le temps, rien qu’un instant, de mesurer jusqu’à quel point acheter le corps d’une femme est abject et bestial (…) »

***

« À travers deux histoires opposées, deux parcours de vie que rien ne prédestinait à s’allier un jour, nous vous avons présenté les deux versants d’un fléau à l’échelle planétaire : celui de l’asservissement sexuel ! Rien de notre parcours individuel ne pouvait faire pressentir que nous réussirions à collaborer sur un projet, un idéal (…) Si ce n’est cette souffrance que nous avons ressentie chacun de notre côté, ce sentiment de perdition de toucher à l’absurdité humaine (…) C’est là qu’est notre force, nous savons l’un et l’autre quel est notre chemin individuel, mais ce qui nous lie, c’est cette volonté immuable de tout mettre en œuvre pour lutter activement contre l’exploitation sexuelle dans le monde (…) Rester immobile, inactif face à ces atrocités, reviendrait à les légitimer et faire la part belle à ceux qui exploitent nos semblables et surtout oublier toutes les personnes qui en sont victimes (…)

« De cette rencontre est née la volonté de poursuivre notre engagement en fondant l’ONG GIPF (Groupe international de paroles de femmes). »

  • Abysse Bjelinka et Swan Falandry, avec la participation de Célhia de Lavarène et de Richard Poulin, Exploitation sexuelle, crime sans frontières, Paris, Les éditions du GIPF, 2009, 214 pages. Prix : 20 euros. On peut commander le livre sur le site www.ong-gipf.com.

    Les auteurs

  • Abysse Bjelinka est la présidente fondatrice de l’ONG GIPF (Groupe International de Paroles de Femmes). Elle est l’initiatrice de la Journée Mondiale de Lutte contre l’Exploitation Sexuelle (4 mars).
  • Swan Falandry, après une expérience de plus de vingt années dans l’action humanitaire, coordonne GIPF dont il est le cofondateur. Il est l’initiateur de la Journée Mondiale pour un Tourisme Responsable et Respectueux (2 juin). Swan Falandry a reçu différentes distinctions honorifiques pour ses actions humanitaires.

    Projet "Anja’s Hope"

    Les droits d’auteur de ce livre seront intégralement versés au projet "Anja’s Hope". Anja’s Hope est un projet d’action de terrain. L’objectif du projet Anja’s Hope est de localiser les victimes pour les sortir des lieux de prostitution, de leur procurer une aide psychologique et médicale, de les aider à se réinsérer dans leur pays d’origine (avec les associations locales de lutte contre la traite), et de tout mettre en œuvre pour que les trafiquants soient arrêtés. Le projet est en cours d’élaboration. Un de nos objectifs est d’agir sur le terrain auprès des victimes. Il est primordial que les actions de lobbying et de terrain se coordonnent et s’apportent les unes les autres des éléments essentiels à notre combat contre l’asservissement sexuel.

    Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 mars 2009

    Richard Poulin, sociologue


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