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Anaïs Airelle : poésie, colère et révolte

15 mai 2009

par Élaine Audet

Il faut d’entrée de jeu remercier l’éditeur d’Écosociété d’avoir pris le risque, comme il nous le confie en quatrième de couverture, de publier ce récit alors qu’il se consacre exclusivement à la publication d’essais. Il s’agit en effet d’un livre d’une rare intensité et d’une grande qualité poétique. Anaïs Airelle nous parle d’itinérance, de quête de sens, de maladie mentale, de suicide et de l’exclusion des marginaux, sans jamais tomber dans la victimisation, sans jamais perdre contact avec elle-même : "Souviens-toi, rappelle-toi, n’oublie pas qui tu es, n’oublie jamais ce que nous sommes", lui souffle Thiento, l’un de ces "pirates de la civilisation" qui a fini par se pendre et à qui elle rend un bel hommage au début du livre :

    Tu étais un puits de brume.
    Des cernes sous tes yeux tristes, des cernes si nombreux qu’on aurait pu les couper comme les cercles d’âge d’un arbre abattu.
    Des yeux où l’on aurait pu lire tous les poèmes tellement que dedans il y avait de lignes et de marges.
    En marge, parce que comme la plupart de tes potes, on disait de toi que tu étais fou, angoissé, névrosé, psychotique, malade.
    Malade de la vie, de cette chienne de vie avec ses portées de chiots bâtards tendres et joueurs.
    Malade d’une société totalement fichue.

La narratrice, dénommée "la petite" et plus tard Abricot, veut se souvenir de toutes et tous : "De vous, les protectrices, vous, les effarouchées, vous les grands yeux, vous les optimistes, vous les tombés, vous les relevés, vous les retombés, vous les tordues, vous les anges enchaînés." Elle a l’art de regarder et d’écouter vraiment. Son carnet est longtemps son unique compagnon de route et elle y trace au quotidien le portrait de ce monde à contre-courant qui refuse le confort et l’abrutissement de la consommation et choisit la vie en marge de cette société de gaspillage qui mène la planète à sa perte. Elle a "mal à l’absurde, mal aux repères, mal aux humains". Puis, pour son plus grand bonheur, elle rencontre une boule de poils roux, un chaton "penaud, tout endormi de naissance", perdu comme elle, qui la réchauffera dans son errance,

Son récit, toujours touchant, nous prend par le cœur et il est impossible, même si c’est parfois très dur, de la quitter avant la fin de son parcours. À aucun moment, l’écriture n’est quelconque. Dans ce qu’elle appelle "le monde de la normopathie", la misère lui semble encore plus grande que celle des itinérants qu’elle côtoie : "Dans l’métro, c’est plein de visages blafards. Tout le monde a l’air d’un rongeur qui aurait tourné dans sa roue toute la nuit" et, plus loin, "on voit l’auréole de la servitude imprégner leurs habits".

Dans la marginalité, les femmes n’ont pas un sort plus juste qu’ailleurs : "Y’a plein d’flics dans l’quartier ! Pis, quand c’est une femme qui s’fait taper, y prennent tout leur temps, pour s’en venir", dit l’une pendant qu’une autre raconte "sa mère qui ne l’a jamais crue quand elle s’est fait violer à huit ans, la césarienne quand elle a eu son fils, ses ex-copains qui étaient violents comme son père l’était, la drogue, la rue, la prostitution, les gens qui la prennent pour une idiote quand elle a si bon cœur". Et plus loin, "elle me prend dans les bras de son histoire de femme de rue, de femme trahie par trop d’hommes. Elle me montre les marques que ses histoires sanglantes ont laissées sur sa peau et dans le noir de ses yeux. Le calvaire de la drogue, d’être pute et encore jeune mais si vieille".

Anaïs Airelle parle de source et son monde est le même que le nôtre. Un monde violent, mû par le seul appât du gain et du profit, le monde profondément déshumanisé du néolibéralisme qui transforme de plus en plus d’humains en marchandises.

Heureusement, il reste à l’auteure la passion de manier les mots et un sens très fin de l’humour : "Tout son argent liquide, elle le boit" et quand ça crie trop fort dans sa tête parce qu’elle est incapable de dire la douleur qui l’habite, elle prend un autobus à travers le Canada qui la mène à Vancouver. Dans cette errance où la vie se résume à des cuites d’alcool, de drogue, où elle ne sait jamais où elle va dormir, où elle ne peut se laver que rarement, il y a parfois des oasis de lumière comme en Colombie-Britannique dans une communauté d’écologistes au cœur de la forêt et, plus tard, au sud de la France dans un village autogéré où l’on pratique le troc et la tendresse pour survivre. "Ici, j’oublie peu à peu la ville et ses humains morts qui marchent au son d’une horloge inquiétante. Ici, au cœur de la forêt, la faim est sage, le feu allié et la tribu unie au son de la pluie constante. Le temps est mort, vive le temps !"

En dépit de ces havres où l’on tente de n’avoir ni dieu ni maîtres, de tout partager, elle continue sa route où seul le mouvement semble apaiser sa rage. Pour "la petite", la guérison psychologique est une illusion, il s’agit plutôt d’un savant reconditionnement social. Quant à l’État, elle pense qu’il est responsable de la vente de la drogue pour calmer ou intensifier la psychose collective au gré de ses intérêts.

"Elle dort dans un torrent", écrit-elle, et les voix qu’elle entend sans relâche dans son esprit lui font se demander pourquoi elle meurt tout le temps ? De l’errance, il lui reste le refus des "barreaux du connu" et la liberté en mouvement. À nous, elle laisse un profond témoignage d’humanité et un questionnement incontournable. Anaïs Airelle est née à Marseille, elle a 21 ans et vit entre la France et le Québec. Pourquoi j’meurs tout le temps ? est son premier livre. Un livre à lire absolument qui n’est sans doute pas son dernier avec un si grand talent.

Anaïs Airelle, Pourquoi j’meurs tout le temps ?, Montréal, Écosociété, 2009.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 2 mai 2009.

Élaine Audet


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