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La patineuse
À la mémoire de Nelly Arcand

9 octobre 2009

par Michèle Bourgon

Le maquillage avait relevé la fadeur de son visage, souligné l’immensité, la luminosité de ses yeux, ourlé ses lèvres d’un rouge soyeux. Ses cheveux blond vénitien tirés en un chignon serré encadraient l’ovale du visage. Son corsage pailleté accrochait la lumière des projecteurs qui révélaient la gorge ferme et parfaite. Le tutu, froufrou de dentelles lisérées enlaçant une taille de guêpe, rappelait les poupées des boîtes à musique. Les jambes fuselées, galbées s’élançaient des patins comme des lianes. La grâce irradiait de ses mouvements souples et fluides.

Elle glissait telle une ondine sur la surface glacée. Sous les faisceaux des projecteurs de poursuite, elle exécutait une arabesque, un « salto », un triple axel et retombait sus ses patins comme un chat. Son corps, son cœur de femme exultaient devant la clameur ébahie des spectateurs.

Les lames de ses patins traçaient des sillons sur la glace étincelante. Les figures dessinaient un labyrinthe dont elle ne sortirait pas sans fil d’Ariane. Elle flottait au dessus de la surface lisse comme au-dessus d’un précipice. Le thème musical du film Docteur Jivago amplifiait l’aspect dramatique de son numéro. L’émotion qui émanait de son visage la faisait ressembler aux héroïnes des tragédies grecques. On eut dit qu’une force occulte la transportait, l’obligeait à patiner, à glisser sous les feux de la rampe. Parfois l’ombre d’un sourire sur son visage perlé de sueur. L’effort, la concentration à l’acmé.

Elle sortit de la patinoire saoulée de fierté sous une tempête d’applaudissements. Elle avait réussi ! En cette seconde, on l’aimait !!! Les femmes l’enviaient un peu, les enfants l’admiraient et les hommes la désiraient. Les hommes…comme elle les connaissait…

Elle rejoignit sa loge. S’assoyant pour enlever ses patins et se vit dans le miroir grossissant. Le maquillage trop relevé pour l’éclairage lui donnait l’air d’une putain. Elle arracha d’un geste rageur ses immenses faux cils, ferma les yeux, chercha à tâtons le pot de crème démaquillante et en appliqua sur ses paupières en frottant doucement. Elle enleva l’excédent avec un papier-mouchoir. En ouvrant les yeux, elle remarqua un léger renflement sous ses paupières. Un cerne !!! Elle s’examina avec encore plus d’attention ; une petite ride, oh à peine une ridule à la commissure des lèvres. Puis une petite gravure au milieu du front. Elle baissa les yeux vers sa gorge, reprit de la crème démaquillante et frotta son décolleté. La texture semblait moins ferme soudainement, le grain de la peau un peu bistre. Elle se dévêtit, arracha le corselet qui serrait sa poitrine, laissa tomber le tutu sur le sol, s’approcha nue du miroir grossissant. Ses seins si beaux après l’opération perdaient déjà du tonus. Ses lèvres charnues pleines de collagène faisaient une moue dubitative. Et puis, n’était-ce pas un début de cellulite, là, sur la fesse gauche ? La statue d’argile se désagrégeait.

Elle détailla son corps avec minutie. Des ecchymoses récentes tachetaient la peau de son ventre. Des cicatrices balafraient son pubis. Des traces de coups de fouet striaient ses fesses. Des gouttelettes de sang perlaient de son sexe épilé. Elle baissa les yeux, vit de lourdes chaînes à ses pieds et au bout cet immense boulet. Sa tête se mit à gonfler de souvenirs d’alcôves tristes. Folle et putain ! Voilà ce qu’elle était et serait toujours. Le labyrinthe qu’elle-même avait tracé sur la patinoire ne la laisserait jamais s’évader à ciel ouvert.

Elle se pencha, ramassa l’un de ses patins, appuya la lame sur sa gorge et dans un geste brusque, déchira sa carotide. Paradis, clef en main. Enfin !

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 octobre 2009

Michèle Bourgon


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