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Avortement aux États-Unis - Au tour des hommes de se sacrifier

23 décembre 2009

par Katha Pollitt, chroniqueure et essayiste féministe

On demande aux femmes de se taire et d’accepter l’exclusion du financement de l’avortement dans le projet de loi sur la réforme du système de santé américain. Nous refusons.

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Savez-vous ce que je ne veux pas entendre en ce moment au sujet de l’amendement Stupak-Pitts qui interdirait aux polices d’assurance-santé subventionnées par le gouvernement fédéral de couvrir les avortements ? Que c’est le prix à payer pour la réforme et que les femmes pro-choix devraient se taire et encaisser le coup par solidarité avec l’équipe.

« Si les démocrates veulent rebâtir l’État-providence aux États-Unis, écrit Peter Beinart dans le Daily Beast, ils n’ont d’autre choix que d’abandonner les enjeux "culturels" comme l’égalité raciale et sexuelle ».

Voici ce que je vous réponds, à vous, Peter, au représentant Stupak et à ses 64 supporters démocrates, à Jim Wallis et aux autres hommes chrétiens anti-choix : pourquoi n’encaissez-vous pas vous-mêmes, cette fois, au nom de la solidarité, pour faire changement ? Vous verrez l’effet que cela fait.

Par exemple, les faucons budgétaires du Congrès ont fait savoir qu’ils voteront contre le projet de loi parce que la réforme coûterait trop cher. Vous arriveriez peut-être à les faire changer d’idée en offrant de retirer du régime le financement de services qui ne touchent que les hommes, comme le traitement du cancer de la prostate et de l’infertilité masculine, le Viagra, les vasectomies, les injections d’hormones pour les garçons de petite taille, les soins chroniques pour les motocyclistes machos qui refusent de porter le casque protecteur et, pourquoi pas, les psychothérapies pour les prêtres pédophiles. Si l’amendement Spivak est retenu, les hommes pourront toujours souscrire et payer d’avance un avenant spécial pour couvrir ce genre de frais, comme on s’est empressé de le proposer aux femmes. Barack Obama s’inquiète, lui aussi, du déficit. Vous pourriez peut-être l’aider un peu en sacrifiant les exemptions d’impôt dont bénéficie l’organisation religieuse à laquelle vous adhérez, à commencer par l’Église catholique. Et ce ne serait même pas injuste, puisque l’ingérence politique flagrante de la Conférence américaine des évêques catholiques sur la question de l’avortement viole l’interdiction faite aux institutions religieuses exemptées d’impôt de s’immiscer dans le processus électoral.

Pourquoi les partisans anti-choix seraient-ils les seuls à avoir le droit de refuser que leurs impôts subventionnent des activités qu’ils réprouvent ? Vous refusez qu’une part même symbolique de vos impôts serve à payer pour les avortements, une intervention médicale légale qu’une Américaine sur trois subira au cours de sa vie ? Et bien moi, je refuse de payer le prix de vos fables misogynes et de vos hiérarchies de vieillards aigris.

Les femmes du Parti démocrate ont avalé bien des couleuvres au nom de la solidarité, ces derniers temps. Beaucoup d’entre elles n’ont pas voté pour Hillary Clinton aux élections primaires parce qu’il leur semblait plus important d’appuyer la meilleure candidature possible à la présidence que d’élire une femme. Seules les femmes qui se déprécient ou les inconscientes n’ont pas souffert à un degré quelconque d’avoir fait ce choix. Et comme bien d’autres, les femmes ont vu certains de leurs plus grands espoirs mis de côté au cours de la première année du gouvernement Obama.

La loi sur l’équité salariale, qui devait mieux protéger les femmes contre le sexisme sur le marché de travail, a été mise en veilleuse. Pendant ce temps, l’Office of Faith-Based and Neighbourhood Partnerships (1) se porte à merveille. Il vient même d’embaucher des personnalités anti-choix comme Alexia Kelley de Catholics in Alliance for the Common Good (2) qui, comme l’a signalé Frances Kissling dans la revue Salon, a comparé l’avortement à la torture. Je vous entends déjà dire que des démocrates conservateurs comme Stupak ont remporté des districts jusque-là détenus par les républicains, ce qui nous a permis d’avoir la majorité dans les deux chambres du Congrès. Nos plus sincères remerciements à Howard Dean, qui a eu la brillante idée de les recruter. Il ne faudrait tout de même pas oublier que les démocrates ne détiendraient pas la majorité dans les deux chambres et qu’Obama ne serait pas à la Maison Blanche si ce n’était des femmes et des hommes pro-choix et de leurs votes, leur argent, leur capacité d’organisation et leur travail sur le terrain.

Si nous avons travaillé d’arrache-pied, ce n’est pas pour que des réactionnaires religieux comme Stupak contrôlent les deux partis. Stupak qui, comme le signale Jeff Sharlet dans Salon, est membre de la Famille, clique secrète d’extrême-droite du Congrès qui prône la suprématie chrétienne. Les élections ont des conséquences, dites-vous ? Justement : Obama, le candidat pro-choix et pro-femmes, a gagné. Ce n’est pas à Stupak qu’il doit son accession à la Maison Blanche, ni aux évêques catholiques, et encore moins à ces hypothétiques électeurs blancs, antiféministes et partisans de l’État-providence, sortis tout droit de l’imagination de Beinart.

C’est à nous qu’Obama doit son élection. Et nous méritons mieux que de l’entendre dire aux médias qu’il « s’agit d’un projet de loi sur la réforme de la santé, pas sur l’avortement ». L’avortement fait partie des soins de santé. Voilà justement le cœur du débat. Ce qui rend le fiasco Stupak encore plus désolant, c’est la réaction maladroite des partisanes du libre choix. Claire McCaskill, sénatrice démocrate du Missouri, doit son élection à l’appui de personnes pro-choix et féministes comme les membres d’Emily’s List(3) . Comment nous remercie-t-elle ? En disant à Joe Scarborough que l’amendement Stupak n’est pas si grave, qu’il ne touchera pas « la majorité des Américains » - seulement les femmes à faibles revenus – et que c’est « un exemple des concessions qu’il faut faire pour gouverner avec des modérés ».

Comment ? Les gens qui sont prêts à mettre la réforme de la santé aux poubelles à moins qu’on en exclue l’avortement seraient les modérés ? (McCaskill a retiré ses propos par la suite, mais le tort était fait.) Qu’on me pende si jamais je donne un autre sou à cette femme.

Les grandes organisations féministes et pro-choix sont sur le pied de guerre. La National Organization of Women (NOW) et Planned Parenthood veulent que la réforme de la santé soit rejetée si l’amendement Stupak est maintenu. Dans un article du Daily Beast, Dana Goldstein décrit la réaction abasourdie de leurs dirigeantes prises de court : « Nous avons l’impression d’avoir été roulées », de dire Eleanor Smeal, de Feminist Majority. Il se pourrait aussi qu’elles n’aient pas suivi d’assez près l’évolution de toute cette affaire.

Madame Smeal a toutefois bien résumé la situation en avouant à Dana Goldstein : « Nous voilà encore une fois à jouer les petites filles sages, pour ne pas déranger ». Consciemment ou inconsciemment, en négligeant de s’organiser d’avance pour exiger que l’avortement soit couvert par le régime, les groupes pro-choix se sont exposés à être déjoués par les manœuvres de leurs adversaires. Pire encore, comme l’a signalé Sharon Lerner sur le site TheNation.com, les démocrates sont restés cois pendant que les anti-choix excluaient la contraception de la liste des services de base que tous les assureurs devront couvrir. Qu’est-il advenu du beau consensus selon lequel la contraception est la meilleure façon de réduire le taux d’avortement ?

Mais trop, c’est trop. Les groupes pro-choix encaissent sans broncher depuis 1976, quand le Congrès a adopté l’amendement Hyde, que Jimmy Carter a défendu par ces paroles inoubliables : « Bien des choses sont injustes dans la vie ». C’est au tour des théocrates et des phallocrates à présent ( sans parler des 20 politiciens – tous des hommes – qui ont appuyé l’amendement Stupak par pur carriérisme) d’encaisser par solidarité avec l’équipe.

Car après tout, si ce n’était des Américain-es pro-choix, ils n’auraient même pas d’équipe dans laquelle jouer.

Notes

1. Bureau des partenariats confessionnels et de quartier.
2. Alliance catholique pour le bien commun
3. Groupe d’action politique qui travaille à faire élire des femmes pro-choix au Congrès américain.

Source : The Guardian, le vendredi 13 novembre 2009.
* "Time for men to make a sacrifice".

Traduit par Marie Savoie pour Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 décembre 2009.

Katha Pollitt, chroniqueure et essayiste féministe


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