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La laïcité est une exigence démocratique

9 janvier 2010

par Diane Guilbault, auteure du livre "Démocratie et égalité des sexes"

Plusieurs exemples d’accommodement à caractère religieux rapportés par les médias soulèvent les passions ou l’indignation de plusieurs personnes : les unes, parce qu’elles ne comprennent pas pourquoi un simple voile porté par une fonctionnaire dérangerait qui que ce soit ; les autres, parce qu’elles ont l’impression que ces demandes sont acceptées surtout quand elles sont faites au nom de religions non chrétiennes. Enfin, il y a tous ceux et celles, dont je suis, qui craignent que le débat ne s’enlise de nouveau dans la même confusion observée lors de la Commission Bouchard-Taylor lorsqu’elle a choisi d’amalgamer accommodements religieux et immigration. Du coup, plusieurs sont tenté-es d’en faire essentiellement un débat identitaire. Or, ce débat sur la laïcité et la place du religieux dans l’espace public est avant tout une question politique qui interpelle l’ensemble des démocraties sur la planète.

La laïcité et l’intégrisme religieux

La laïcité, c’est, comme on le répète souvent, la séparation de l’État et de la religion. Réduit à cette définition, le concept de laïcité peut aisément prendre toutes les formes qu’on veut bien lui donner.

Au XXe siècle, la religion étant devenue affaire privée dans beaucoup de démocraties, les grandes institutions internationales pouvaient donc se permettre de donner une définition large de la liberté religieuse. Mais cette ouverture est mise à mal aujourd’hui par les fondamentalistes de toutes confessions qui réclament l’application stricte de leurs règles religieuses, lesquelles vont parfois à l’encontre des règles démocratiques. En effet, la lecture littérale des textes fondateurs des religions s’accorde mal avec les valeurs telles que le droit à l’égalité des femmes et le respect de la volonté du peuple. Or, les intégristes exigent que les institutions publiques reconnaissent et respectent leurs règles et cela, au nom de la liberté religieuse. N’est-ce pas paradoxal de constater que c’est par le biais d’une charte totalement séculière que le religieux cherche à reprendre le terrain politique perdu !

Nous vivons dans un contexte marqué par la montée des fondamentalismes religieux. Grâce à la définition extrêmement large de la liberté religieuse de la Cour suprême du Canada - et soutenu par la politique du multiculturalisme - le religieux profite de l’absence de balises juridiques en matière de laïcité pour envahir tant l’espace public que les institutions publiques, à coup d’accommodements à caractère religieux.

Deux épisodes, rapportés en décembre 2009 par les médias, ont fait resurgir l’impatience de la population face à la place de plus en plus importante que prend le religieux dans l’espace public et dans les institutions. Le premier concernait le fait que des juifs orthodoxes, qui refusent de déplacer leur voiture le jour du Shabbat, ont obtenu de la municipalité le report du déneigement dans les rues où ils habitent. (On n’a pas su, cependant, s’il s’agissait d’une entente explicite qui pourrait donc éventuellement être appliquée à d’autres personnes ou s’il s’agissait d’une entente tacite, ce qui poserait, à tout le moins, des problèmes de transparence et d’équité). L’autre épisode concernait la demande d’un homme qui refusait, au nom de sa liberté de conscience, de se faire servir par une fonctionnaire de la RAMQ portant le hijab. Sa demande a été jugée irrecevable tant par la RAMQ que par la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse (CDPDJ) parce que, selon la CDPDJ, l’état actuel du droit autorise le port de signes religieux par les fonctionnaires. D’autre part, toujours selon la CDPDJ, l’absence de neutralité de l’État ne peut être un motif de discrimination (Le Devoir, 19 décembre 2009). En d’autres termes, un-e citoyen-ne ne peut faire prévaloir son droit à un service public neutre. Selon ce que rapporte un autre article du Devoir (18 décembre 2009), une employée de la CDPDJ aurait expliqué que la neutralité de l’État ne reposerait en fait sur aucun fondement juridique.

Ces deux exemples ne sont pas des cas d’accommodement raisonnable au sens strict du terme, mais ils illustrent la confusion générale, tant dans la population que dans les institutions, sur la façon de traiter le religieux qui se veut public. En outre, plus les accommodements se multiplient, plus les contradictions émergent. L’exemple du citoyen devant la RAMQ est éloquent : le Tribunal des droits de la personne a jugé contraire à la liberté de conscience des citoyen-es la récitation en public de la prière (catholique) aux assemblées des conseils municipaux. En revanche, la liberté de conscience d’un citoyen n’a aucune valeur face à une fonctionnaire qui a décidé de porter un hijab. C’est ce genre de « deux poids, deux mesures » qui soulève la grogne de la population.

Pour en avoir le cœur net, et pour que cette négociation sur la place du religieux soit faite de façon démocratique, et pas seulement par des fonctionnaires aux prises avec des situations auxquelles il faut répondre parfois sur-le-champ, les Québécoises et les Québécois sont de plus en plus nombreux à réclamer de leurs élu-es une charte de la laïcité qui encadrerait enfin les limites du religieux dans l’espace civique et, particulièrement, dans les institutions publiques. Parce qu’il apparaît évident que la question ne peut plus se gérer au cas par cas.

Les accommodements religieux

Il faut admettre qu’au Québec, les accommodements pour motifs religieux paraissent plus litigieux qu’ailleurs au Canada, sans doute parce qu’ils semblent un avatar de la politique canadienne du multiculturalisme, axée sur le communautarisme plutôt que sur l’établissement et le partage de valeurs communes. Mais il y a plus pour expliquer pourquoi de nombreux citoyens et citoyennes sont réfractaires aux accommodements à caractère religieux.

Rappelons que l’objectif poursuivi par l’accommodement raisonnable est d’éviter une discrimination pour une personne qui, sans cet accommodement, ne pourrait participer de façon pleine et entière à la société. Dans la plupart des cas, la personne qui réclame un accommodement doit faire la démonstration que cet accommodement est nécessaire pour pallier, par exemple, un handicap. Or, en matière de revendications religieuses, la seule sincérité du demandeur suffit pour qu’un employeur ou un organisme public soit obligé d’accommoder, même si cette revendication repose non pas sur des faits, mais sur des croyances personnelles.

En outre, les accommodements raisonnables doivent normalement répondre aux besoins et aux caractéristiques d’une personne en particulier. Mais dans le cas des obligations religieuses, c’est tout un groupe qui obtient de facto le privilège accordé à un de ses membres. D’où l’absurdité d’essayer de répondre à ces revendications au cas par cas. Les institutions ne s’y trompent d’ailleurs pas : une fois un jugement rendu, comme dans le cas du kirpan, aucune commission scolaire ne se risquera à refuser le port d’un poignard par les élèves sikhs, les recours devant les tribunaux étant trop coûteux, en temps et en argent. Mais si, pour éviter de répondre au cas par cas, l’institution transforme un accommodement en règle préétablie, comme l’école De La Jemmerais l’a fait en imprimant son logo sur le hijab de l’uniforme scolaire, elle manque, selon la CDPDJ, à son devoir de neutralité puisqu’elle intègre implicitement une règle religieuse à ses façons de faire. (À noter que dans ce cas, contrairement au cas relaté précédemment, la CDPDJ a reconnu le devoir de neutralité de l’État...)

Parfois, les demandes d’accommodements à caractère religieux visent à permettre à des personnes de se soustraire à des lois et des règlements adoptés au nom du bien commun. On pense ici au refus de l’égalité hommes-femmes, à la reconnaissance de la polygamie ou au refus du port du casque de sécurité en moto ou sur des chantiers. Dans ces cas, des personnes refusent de reconnaître des lois civiles parce qu’elles sont en contradiction avec leurs lois religieuses. On peut se demander si le législateur avait prévu faire de la charte un instrument pour que des gens en désaccord avec certaines lois puissent s’y soustraire...

Il apparaît de plus en plus pertinent de reconsidérer l’application de l’obligation d’accommodement pour les revendications religieuses, surtout qu’aucune loi n’encadre cet accommodement. Mais cela ne peut se faire sans une solide réflexion sur notre vision de la laïcité.

Quelle laïcité ?

La laïcité ouverte prônée par la Commission Bouchard-Taylor est une laïcité ouverte aux religions. En fait, il semble bien que la laïcité ouverte soit davantage une conception de la liberté religieuse plutôt qu’une conception de la laïcité. Pour les défenseurs de cette formule, la laïcité est seulement une caractéristique des institutions. Selon cette position, on n’a pas à distinguer entre citoyen-nes et agent-es de l’État par rapport à leurs responsabilités et à leurs droits. Or, notre société a choisi depuis longtemps de limiter le droit à la liberté d’expression des agent-es de l’État dans l’exercice de leurs fonctions, et cela, au nom du bien commun. Est-ce à dire que la liberté religieuse devrait avoir plus de poids que la liberté d’expression et ne saurait être limitée de la même manière ? Par exemple, le port d’un macaron contre le droit à l’avortement par un-e employé-e du CLSC pourrait-il être autorisé si c’est une personne catholique qui le porte, mais refusé si c’est une personne athée qui le porte ?

En outre, la laïcité ouverte met l’accent sur le droit individuel sans égard aux conséquences sur la société. Le fait que certaines personnes invoquent leur droit individuel pour se soustraire à des choix de société irrite une bonne partie de la population québécoise qui est très fière de ses choix démocratiques, notamment en matière d’égalité hommes-femmes.

Une autre conception de la laïcité est possible pourtant, respectueuse à la fois des droits humains et des valeurs démocratiques. Selon cette conception, la laïcité est un moyen intégrateur qui mise avant tout sur les liens citoyens plutôt que les liens religieux entre les gens. Cette conception de la laïcité s’inscrit dans une vision des droits humains qui prend en considération non seulement les droits individuels, mais aussi les droits collectifs, auxquels appartiennent les droits des femmes. La laïcité comme valeur commune pourrait se définir comme l’application des règles civiles et démocratiques dans l’espace public et, surtout, dans les institutions publiques. Les règles religieuses ne pourraient donc pas prévaloir sur des règles démocratiquement choisies car, si la parole « divine » peut inspirer la conduite privée de plusieurs personnes sans qu’il y ait problème, en démocratie, c’est la loi civile qui devrait prévaloir dans l’espace public. Ou, comme l’écrit Habermas, la primauté des raisons séculières doit être la source de la normativité sociale, politique et juridique. Enfin, cette forme de laïcité protègerait la liberté religieuse des citoyen-nes mais imposerait un devoir de réserve aux agent-es de l’État. Cela signifie que toute personne pourrait continuer de porter dans la rue les symboles religieux qu’elle désire, mais le port de symboles religieux ostentatoires par les agent-es de l’État dans l’exercice de leurs fonctions serait alors exclus.

La laïcité : une exigence démocratique

La laïcité est une valeur à laquelle adhèrent une majorité de personnes, tant celles nées ici que celles nées ailleurs. Pensons notamment aux personnes immigrantes qui ont choisi le Québec pour ses valeurs démocratiques, comme l’égalité entre les hommes et les femmes et la laïcité, proclamées par le gouvernement dans les documents qu’il remet aux candidats à l’immigration. Il faut cesser de considérer que la laïcité est une valeur exclusivement occidentale, comme le font à tort plusieurs défenseur-es de la laïcité ouverte au nom de leurs principes antiracistes. Il faut également espérer que la gauche se réapproprie la défense de la laïcité qui, traditionnellement, était son combat. Pour le dire comme le philosophe de gauche Pierre Mouterde, « se reconnaître de la laïcité, c’est adhérer à un certain nombre de valeurs positives (l’égalité sociale, la démocratie politique authentique, la tolérance, etc.) et c’est avoir la mémoire de toutes ces luttes collectives qui ont permis à ce que ces valeurs commencent à s’incarner dans la vie concrète de nos sociétés, et le plus souvent — soit dit en passant — à l’encontre des interventions des représentants religieux. » (1) Les bienfaits avérés de notre laïcité, même inachevée, empêchent peut-être de se rappeler ses raisons d’être. Baisser la garde aujourd’hui face aux velléités politiques du religieux, c’est faire marche arrière et, surtout, mettre en danger les gains démocratiques obtenus grâce à la laïcité.

L’égalité, la laïcité et la démocratie sont également des valeurs universelles. Nous devons les défendre non pas seulement parce que nous sommes des Québécois et des Québécoises, mais bien parce que nous sommes des démocrates. Ce qui sera propre à nous et vraiment significatif de ce que le Québec est et veut être, ce sera la façon de légiférer sur la question dans notre contexte, québécois, canadien et nord-américain.

 Cliquez pour signer en ligne l’Appel pour une Charte de la laïcité au Québec.

 Diane Guilbault, Démocratie et égalité des sexes, les éditions Sisyphe, Montréal, 2008, 12$ en librairie.

Note

1. pressegauche.org/.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 janvier 2010

Diane Guilbault, auteure du livre "Démocratie et égalité des sexes"

P.S.

Suggestions de Sisyphe

  • "Oui au hidjab, mais sans écusson", par Robert Dutrisac, Le Devoir, le 8 janvier 2010.
  • "Accommodement raisonnable. Inégales", par Josée Boileau, octobre 2009.


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