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Des trobaïritz et des peintres
Extraits d’Une histoire des créatrices

8 mars 2010

par Liliane Blanc, historienne et auteure

Ce texte est extrait du livre Une histoire des créatrices. L’Antiquité, la Renaissance et le Moyen Âge, éditions Sisyphe, 2008.



Je veux simplement raconter l’histoire des créatrices à travers les siècles, en remontant du plus loin possible dans le temps jusqu’au XXe siècle. Les nommer, les replacer dans leur contexte social et culturel, faire des liens entre elles. Montrer qu’elles étaient actives à toutes les époques. Et, bien souvent, là où on ne les attendait pas : dans l’entourage des pharaons, avant Homère, à Athènes comme à Sparte, à Rome, en Chine, en Inde, au Japon, dans les pays musulmans. Témoins des Croisades, défiant l’Église médiévale, poètes arabes à Damas et à Grenade. Peintres et compositrices pensionnées à Versailles, à Londres ou à Vienne. Pamphlétaires en Angleterre, révolutionnaires en France. Visionnaires païennes, chrétiennes, luthériennes, quakers américaines. Compositrices d’oratorios et d’opéras, de lieder, librettistes, dramaturges. Auteures de contes de fées et de livres pornographiques. Peintres spécialisées dans le portrait, la nature morte et même la fresque. En fait, elles ont mis leur nez partout.(…)

Les trobaïritz (XIIe et XIIIe s.)

Les femmes troubadours : ce fut l’une des découvertes les plus étonnantes et les plus enthousiasmantes de toutes ces longues années de recherche. À la fin des années 1970 paraissait, d’abord en anglais puis en français, le livre de Meg Bogin, Les femmes troubadours, sur ces mystérieuses compositrices. Jamais, durant mes années d’études, la moindre allusion à leur existence n’avait été faite, alors que Guillaume d’Aquitaine, Bernard de Ventadour, Jaufré Rudel, Marcabru et quelques autres troubadours étaient toujours mentionnés. Bien sûr, les médiévistes en connaissaient, certaines anthologies en nommaient deux ou trois, des articles de revues spécialisées y faisaient allusion. Mais si on nous avait interrogés sur elles, la plupart d’entre nous auraient spontanément manifesté leur ignorance. Le livre de Meg Bogin fut donc une révélation. C’était la première étude importante centrée sur le sujet.

Dans ce livre, Meg Bogin nous présente 20 femmes troubadours, les trobaïritz en langue d’oc. Avec, plus essentiel, les quelques textes intacts de leurs compositions. Les mélodies, monodiques, qui étaient généralement accompagnées à la vielle, à la flûte ou au rubebe (ancêtre du violon, d’origine arabe) et aux percussions, ont malheureusement disparu. À une exception près, pour un poème de la comtesse de Die. Pour les autres trobaïritz, on doit se contenter d’imaginer leur style en fonction de celui des hommes, mais c’est là pure spéculation.

Les trobaïritz sont toutes originaires du sud de la France. Leurs œuvres ont été écrites, pense-t-on, sur une période d’un siècle, entre 1170 et 1260. Alors que nous possédons environ 2 500 poèmes écrits par les troubadours, d’elles seulement 23 ou 46 œuvres ont été répertoriées. Le nombre n’est pas fixé, car l’incertitude règne chez les spécialistes. Leurs poèmes sont écrits en langue d’oc, le provençal d’aujourd’hui, parlée alors dans toute l’Occitanie.

Les troubadours s’exprimaient tous dans cette langue. Ils inspirèrent des poètes du nord, les trouvères qui, eux, pratiquaient la langue d’oïl. Dans les deux cas, troubadour ou trouvère signifie trouveur, car il s’agissait d’une poésie nouvelle et influencée, on en convient maintenant, par la poésie mozarabe et les jarchas. Ils utilisaient différentes formes poétiques. Les plus connues sont les cansos, qui sont des sortes de chansons d’amour, tout à fait dans les codes du fin’amor, une forme qu’ils privilégiaient et la plus appréciée aussi de leur public. C’était aussi la préférée des trobaïritz. (…)

Les femmes troubadours, des aristocrates pour la plupart, se permettaient plus d’audaces dans leurs textes. Leurs chants sont plus personnels, plus directs, plus spontanés. Leurs sentiments amoureux sont dévoilés avec chaleur, en termes clairs, sans les allégories ou les clichés employés par leurs collègues masculins. Elles prennent l’initiative de la relation, se comportent comme des femmes indépendantes et assurées : on est loin de la passivité souhaitée pour la femme. L’amant n’est pas le mari, l’amour est un sentiment qu’elles partagent hors du mariage. Mariage dont il n’est d’ailleurs jamais question dans leurs vers. Leurs cansos tiennent de la confidence :

    […] J’ai le cœur tellement défait
    Que tout m’indiffère […]
    Azalais de Porcairages
    […] Je voudrais bien, mon chevalier,
    Vous tenir un soir entre mes bras nus […]
    Comtesse de Die
    […] Vous vous nuirez par votre hésitation,
    si vous n’osez me demander ;
    et nous ferez à tous deux grand dommage,
    car une dame craint de révéler
    tout ce qu’elle veut par peur de faillir !
    Garsenda

On s’est interrogé sur cette liberté d’expression sans équivoque. Les femmes du sud auraient-elles eu des droits que celles du nord n’avaient pas ? Il y eut peut-être l’influence de l’Espagne méridionale où l’Andalouse semblait plus libre, ou celle de la doctrine cathare qui admettait l’égalité des sexes. Ou bien l’application du code théodosien, moins contraignant pour les femmes que la loi salique du nord et qui leur permettait d’hériter et de posséder des terres. On a suggéré aussi le fait que, plus que dans le nord, elles prenaient en charge la gouvernance du fief de leur mari, pendant qu’il combattait aux croisades. Mais il y a aussi des anecdotes qui infirment tout cela, comme celle visant Esclarmonde, comtesse de Foix, dans les Pyrénées, remise à sa place dans un colloque religieux par un cinglant : « Allez filer votre quenouille, madame ! », venant d’un haut membre du clergé. (…)

Les peintres italiennes de la Renaissance

En 1624, le célèbre peintre Antoine van Dick rendit visite, à Palerme, à une très vieille dame pratiquement aveugle qui lui assurait avoir 96 ans. Il voulait, par ce court tête-à-tête, rendre hommage à une femme exceptionnelle, Sofonisba Anguissola (1531/32/35 ?-1626), la première Italienne à acquérir une stature internationale en peinture. Peut-être Sofonisba exagéra-t-elle son grand âge, comme certains le pensent. Le fait est que sa date de naissance reste imprécise. Elle naquit à Crémone, dans une famille de la petite noblesse. Son père, Amilcare Anguissola, après un long veuvage et sans enfant, décida de se remarier. Sa vie changea alors complètement. Il dut bientôt s’occuper de l’avenir de six filles et d’un garçon dernier-né. Sofonisba était l’aînée.

On s’est interrogé sur les motivations qui poussèrent cet homme à encourager toutes ses filles, mais pas son fils, à développer leurs talents artistiques. N’étant pas très riche, et obligé de les doter s’il voulait les marier, il est possible qu’il ait pensé à parfaire leur éducation afin de leur assurer un avenir autonome. Songea-t-il à leur donner un métier, au cas où elles ne trouveraient pas preneur ? Il leur fit apprendre également la musique. Mais, chose exceptionnelle, il décida de mettre en pension Sofonisba et sa deuxième sœur, Elena, chez un peintre de Crémone, Bernardino Campi. Les ayant confiées pour les soins quotidiens à sa femme, Campi les forma à son art pendant trois ans.

Sofonisba manifesta des dons précoces. Elle se mit à peindre des portraits des membres de sa famille et de gens de son entourage. Après son apprentissage chez Campi, elle alla se perfectionner auprès d’un autre peintre, Bernardino Gatti, dit Il Sojaro. C’est elle qui instruisit ses autres sœurs, dont trois produisirent quelques tableaux : Lucia, morte prématurément vers l’âge de 25 ans, et peut-être encore plus douée qu’elle selon des témoins, Europa et Anna Maria (Marietta). (…)

Préoccupé sans doute par le fait que Sofonisba soit toujours célibataire à l’approche de ses 25 ans, Amilcare multiplia les contacts avec les cours italiennes à la recherche de mécènes. Il envoya aussi des dessins de sa fille à Michel-Ange afin de solliciter son aide. On ne sait pas, à part les compliments que lui adressa le grand maître, quel appui précis il lui offrit. Mais quelque temps plus tard, en 1559, après une visite à la cour de Milan où son talent fut très apprécié, elle reçut, par l’intermédiaire de l’ambassadeur d’Espagne, une invitation du roi Philippe II pour devenir peintre officielle à sa cour. Tout un honneur pour cette jeune femme. Sofonisba rallia la cour espagnole sous bonne escorte, telle une personnalité importante. Elle était accompagnée, probablement, de l’une de ses sœurs et d’une autre artiste, Caterina Cantoni, la brodeuse la plus habile de Milan. Le roi lui-même et sa troisième femme, Élisabeth de Valois, les accueillirent à leur arrivée.

Le séjour de Sofonisba à Madrid dura de dix à vingt ans, les biographes ne peuvent préciser les dates. Portraitiste très sollicitée, même le pape Pie IV entra en relation avec elle pour lui demander un portrait de la reine Élisabeth. Sa situation financière était très confortable. Elle fut nommée rapidement dame d’honneur de la reine et gouvernante de l’infante Clara Eugenia, ce qui lui assurait une pension substantielle. Ses deux protecteurs royaux la couvraient de cadeaux, et les Grands d’Espagne qui posaient pour elle, comme le Duc d’Albe, la rémunéraient largement.

Comme elle était toujours célibataire à 45 ans, le roi lui-même se soucia de la marier. Le très pieux Philippe II se sentait responsable de cette femme seule et agissait un peu comme son tuteur. On dit qu’il la dota et lui proposa quelques noms d’hommes respectables. Entre 1570 et 1580, elle finit par prendre pour époux un noble sicilien, Fabrizio de Mancada. Comme Sofonisba l’écrivit à sa mère, elle quitta sans trop de regrets l’austère cour d’Espagne malgré son affection pour la famille royale. Elle s’installa avec son mari à Palerme, mais celui-ci décéda peu de temps après. Le roi l’invita alors à revenir auprès de lui mais, sur le chemin du retour, l’amour l’attendait en la personne du capitaine du bateau, qui avait veillé à son confort tout au long de la traversée. Cet homme, Orazio Lomellini, était membre de la petite aristocratie gênoise. Elle se remaria et ne revit pas Madrid. Désormais, sa vie se déroula entre Gênes et la Sicile, où elle avait encore des liens.

À Gênes, elle poursuivit sa carrière, tout en gardant le contact avec ses amis espagnols. (…)

Extraits du livre de Liliane Blanc, Une histoire des créatrices, l’Antiquité, le Moyen Âge, la Renaissance, Sisyphe, 2008, 474 pages. Détails sur la vente du livre.

• L’autoportrait en couverture du livre est celui de Sofonisba Anguissola.


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Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 mars 2010

Liliane Blanc, historienne et auteure


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