source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3832 -



Cantat-Mouawad-TNM – La cérémonie du pardon

13 avril 2011

par Micheline Carrier

Depuis une semaine, il flotte sur le Québec un discours public aux relents de lyrisme catholique qui n’est pas sans rappeler les prêches des curés d’autrefois et n’a pas grand-chose à voir avec le théâtre et l’Art. Je veux parler des forces mobilisées en faveur du pardon et de la réhabilitation de Bertrand Cantat, qui a tué Marie Trintignant, sa compagne, en 2003, et que le metteur en scène Wajdi Mouawad a invité à participer à des pièces de Sophocle qui seront présentées au Théâtre du Nouveau Monde, l’an prochain.

D’un côté, on nous a dit que le choix de Cantat pour composer et jouer sur scène la musique des chœurs dans des pièces du « Cycle des femmes », titre donné aux œuvres de Sophocle qui seront jouées, a été un choix purement artistique. Lorraine Pintal, la directrice du Théâtre du Nouveau Monde, l’a répété vendredi en annonçant que Cantat ne montera pas sur scène à Montréal ni à Ottawa. En même temps, on nous a parlé pendant une semaine de catharsis, de pardon, de réhabilitation, et d’un geste d’amitié du metteur en scène envers le chanteur.

« Ceux qui savent », et les autres

Certains tentent de culpabiliser les gens qui ne suivent pas la ligne tracée par "ceux qui savent", et parmi ceux-là, des animateurs du matin à la radio de Radio-Canada, des critiques de cinéma et des chroniqueurs de La Presse et du Devoir. Parmi eux, il y en a qui ont défendu bec et ongles le réalisateur Roman Polanski, violeur d’une adolescente qu’il avait séquestrée et droguée, et dont la justice américaine voulait l’extradition pour qu’il rende compte de son crime. Polanski étant un réalisateur « génial », il ne fallait pas y toucher, et de toute façon le crime datait de plusieurs années. Par ailleurs, s’agissant lors d’un festival d’honorer l’écrivain Céline, dont les écrits sont fortement teintés d’antisémitisme, certains de ceux qui défendent le choix de Mouawad s’étaient objectés à une telle reconnaissance. Il est bien plus grave, comme tout le monde le sait, de heurter des juifs par des écrits que de tuer une femme et de séquestrer et violer une adolescente dans la vie réelle.

« Ceux qui savent » sont si sûrs de détenir à eux seuls la vérité que les gens qui ne les suivent pas sont à leurs yeux des réactionnaires, pas loin d’être des retardé-es. Le comble ! Les mêmes qui reprennent le discours judéo-chrétien du pardon et de la compassion, qu’ils accommodent à toutes les circonstances, accusent les autres de moralisme. Des démagogues, tranche de façon lapidaire Robert Lévesque – un autre Monsieur-je-sais-tout-et-les-autres-sont-des imbéciles - à l’émission « 24 heures en 60 minutes » le 8 avril. La suffisance s’invite un peu trop souvent sur les ondes de la radio et de la télévision d’État, comme dans certains blogues ou certaines chroniques. On a parfois l’air de croire qu’un metteur en scène talentueux et admiré dans le monde entier est forcément un génie, qu’il jouit d’un jugement infaillible, que ses intentions sont toujours celles qu’il paraît avoir et, par conséquent, qu’on devrait l’exempter de toute critique. On a souvent eu la même attitude à l’égard de Robert Lepage et d’autres vedettes admirées, comme Céline Dion. J’avoue que cette tendance québécoise à voir du génie partout, - du moment que quelqu’un réussit brillamment dans son domaine, surtout à l’étranger -, et à l’entourer d’une aura protectrice contre la critique, m’irrite royalement. Je me demande même si certain-es ne s’ennuient pas des saints de l’Église catholique et n’en ont pas inventé une version profane.

Dans une entrevue, Lorraine Pintal a dit souhaiter qu’on n’oublie pas Sophocle dans cette affaire. Elle a contribué elle-même à le faire oublier et à occulter le sujet de ses pièces adaptées par Wajdi Mouawad et dans lesquelles Bertrand Cantat devait jouer. Elle a plaidé vigoureusement, non pour Sophocle et son art, mais pour le seul personnage controversé qui devait monter sur scène, réclamant qu’on ne lui fasse pas un second procès parce qu’il avait droit à la réhabilitation. Ce discours fait-il partie du rôle habituel des directeurs et directrices de théâtre ? N’est-il pas singulier que le metteur en scène ne daigne justifier lui-même son choix ? Peut-être les « génies » n’ont-ils de compte à rendre à personne.

Sophocle+Cantat : le nœud de l’affaire

Parlons-en de l’œuvre de Sophocle à l’origine de l’invitation du metteur en scène faite à son ami Bertrand Cantat de se donner en spectacle peu de temps après avoir purgé une peine de prison pour avoir tué sa conjointe. C’est précisément l’association de Bertrand Cantat à ces pièces qui fait problème, pour moi, et c’est ce qui ressemble à un geste de provocation. Cantat aurait donné un spectacle de chansons au Centre Bell, ou joué de la musique à un festival quelconque, je ne serais pas allée l’entendre, mais j’aurais réagi différemment. Je serais même d’avis de lui accorder le droit de circuler où bon lui semble au Canada si les lois le permettent.

Mais les trois pièces en question mettent en scène des femmes en butte à l’ordre patriarcal et qui en mourront : une fille qui défie les ordres inhumains de son oncle, une épouse et mère révoltée contre les actes inhumains de son mari, homme qui a sacrifié sa fille sur le bûcher, une mère étant elle-même tuée par son fils, car l’ordre patriarcal ordonne au fils de venger son père en tuant sa mère. Et Cantat, dont l’acte de violence extrême et fatale est une illustration moderne de cet ordre patriarcal, qui se perpétue même dans les pays les plus progressistes, Cantat surgirait au milieu de ces tragédies pour accompagner les chœurs de femmes avec sa musique… Peut-on mieux banaliser la violence faite aux femmes ? Puisque les gens de théâtre comprennent les symboles plus aisément que le bon peuple, selon certain-es, ils devraient être sensibles à la symbolique de ce choix et à la réaction qu’elle provoque.

L’idée que l’homme qui a tué Marie Trintignant, dans les circonstances que l’on sait, puisse « mettre sa musique sur les mots de Sophocle (Lorraine Pintal) » dans les chœurs de femmes de la pièce « Antigone » - en être le « maître de chœur » - me fait frémir. Le personnage d’Antigone est un modèle de défi et de courage face à l’ordre patriarcal. L’héroïne fait passer son amour pour son frère avant l’obéissance à son oncle (dépositaire de la loi patriarcale injuste), et c’est là un crime que Créon punira de mort. Ce même ordre patriarcal, que les batteurs et les meurtriers de femmes perpétuent de siècle en siècle jusqu’à aujourd’hui, quand ils rencontrent de la résistance face à leur domination, quand des femmes refusent de leur obéir, ou simplement, quand elles expriment des opinions personnelles ou résistent à s’affubler d’un vêtement qui les fait disparaître de la vue d’autrui et les marque comme des personnes inférieures et soumises au diktat des hommes.

Comment ne pas voir du cynisme dans le choix de Wajdi Mouawad de confier ce rôle à Cantat ? Ce metteur en scène, qu’on dit sensible et compatissant, n’aurait pas pressenti qu’il allait heurter et blesser bien des gens au Québec, où des événements tragiques (Polytechnique, notamment) ont exacerbé chez des hommes comme chez des femmes la sensibilité aux violences sexistes ? Si c’est le cas, il vit dans une bulle qui le sépare du commun des mortels, et surtout des mortelles. À moins qu’il ait pressenti tout cela et décidé de passer outre, tentant un coup de force dans le but de réhabiliter son ami, au risque ou avec l’intention de provoquer. À moins qu’il ait mal évalué le penchant "accommodant" des Québécois-es. On l’ignore, le « grand homme » se terrant dans le silence et ayant laissé cette semaine la directrice du TNM se débrouiller avec la controverse.

Qui est moraliste et démagogue ?

On ne pardonne pas dans les pièces de Sophocle, on règle des comptes, on est torturé par ses actes et on les expie. Le grand dramaturge a vécu quatre siècles avant l’ère chrétienne, alors, le pardon chrétien, il ne connaît pas.

Le pardon et la rédemption semblent des thèmes chers au metteur en scène Wajdi Mouawad. Ils étaient présents dans « Incendies », dont j’ai beaucoup apprécié l’adaptation cinématographique de Denis Villeneuve, mais dont le dénouement m’a laissée muette : un pardon si facilement accordé, sans la contre-partie des regrets ou de la réparation chez ceux qui ont infligé violences et ignominies… Un pardon qui fait l’économie de la révolte et du refus, passages obligés dans tout cheminement humain vers la guérison et la réconciliation. Je pensais surtout à la mère, une femme, - une femme, une mère, pardonne toujours, n’est-ce pas, selon l’idéologie judéo-chrétienne.

Mais dans le contexte actuel, il est indécent de forcer le pardon et la réhabilitation d’un homme dont la présence blesserait de nombreuses personnes. Comprenez-moi bien, je suis d’accord avec le pardon. Que celui ou celle qui n’a jamais eu besoin du pardon d’autrui se lève. Mais là n’est pas la question. Il s’agit de réhabiliter un homme dans un contexte qui revient à banaliser la violence contre les femmes. Il ne nous appartient pas de pardonner à Bertrand Cantat ni de participer à un cérémonial pour le réhabiliter. Si Wajdi Mouawad veut le faire, qu’il le fasse pour lui-même et ailleurs. Ce qu’il fera, selon ce que vient d’annoncer Lorraine Pintal : Cantat ne montera pas sur scène à Montréal ni à Ottawa dans « le Cycle des femmes ». Mais il le fera sur certaines scènes en France.

Wajdi Mouawad pourra décider de présenter le « Cycle des femmes » sans la présence de Cantat ou bien de ne pas le présenter du tout au Québec et à Ottawa. S’il annule cette présentation à cause de l’absence de Cantat, il confirmera qu’il était plus important pour lui de forcer la réhabilitation spectaculaire de son ami, et nous punira de n’avoir pas participé à cette belle mise en scène. Ne venez pas alors parler de choix artistique. Il existe au Québec plusieurs bons musiciens de rock qui pourraient remplacer Cantat et donner ainsi l’occasion à un plus grand nombre d’apprécier le talent de Wajdi Mouawad.

À ceux et à celles qui accusent les autres de moralisme parce qu’ils et elles réagissent négativement à la présence de Cantat dans cette trilogie de Sophocle, je propose le scénario suivant : le Cardinal Turcotte mobilise tous les médias, toutes les églises et autres tribunes du Québec pour appeler la population à pardonner et à réhabiliter les prêtres pédophiles qui ont brisé la vie de milliers enfants. Allez, un bon mouvement de l’âme, il faut savoir pardonner, prêche-t-il, tout le monde a droit à la réhabilitation, à une seconde chance, le pardon est une vertu chrétienne. Dieu seul a le droit de juger. Laissant son serviteur aller seul au front, le pape Benoît XVI se terre dans l’ombre en silence, au cas où l’initiative tournerait mal.

Qu’en direz-vous, ô grands prêtres et grandes prêtresses de la célébration du pardon et de la réhabilitation de Bertrand Cantat qui, lui, a enlevé la vie à une femme et a brisé celle de ses enfants, de sa mère, de son père, de ses ami-es, de ses admirateurs et admiratrices ?

Bien sûr, ce n’est pas pareil.

Le cardinal Turcotte et le Vatican ne pourraient, eux, se réclamer de la liberté artistique, source de bien des indulgences… partielles ou plénières.

* Complément d’information - Le "présupposé religieux" chez Wajdi Mouawad

Après la publication de cet article, un lecteur nous a signalé des sources concernant les influences de nature religieuse que Wajdi Mouawad se reconnaît. L’une de ces sources parle de "présupposé religieux" chez le metteur en scène. À propos de ce « présupposé religieux », voici ce que Wajdi Mouawad a écrit dans le programme de « Don Quichotte » de Cervantes, qu’il a mis en scène pour le TNM en 1998 : « J’ai pensé à [...] OEdipe qui se met en route parce qu’il est raisonnable et que les autres sont fous. [...] Mais le lien le plus important s’est produit cet été lors d’un pèlerinage que j’ai fait avec Jean-François Casabonne : on a marché mille kilomètres en visitant toutes les églises, de Carleton à Montréal. [...] Au long de cette marche en prière, j’ai pris le temps de me pencher sur le personnage que j’aime le plus, le Christ, et sur ce qu’il a dit. La foi est chez moi tantôt affaire de volonté, tantôt affaire de grâce. » (p. 8)

 Sources : Document PDF, « De Wajdi… à Wahab », par Pierre L’Hérault, Jeu : revue de théâtre, n° 111, (2) 2004, p. 97-103. L’auteur citait lui-même Diane Godin, « Wajdi Mouawad ou le pouvoir du verbe », Jeu 92, 1999, 3, p.99.

Lire aussi :

 « Bertrand Cantat au TNM : mépris et manque de jugement », par Élaine Audet
 « Marie Trintignant a été tuée par un homme violent : Bertrand Cantat », par Micheline Carrier
 « Antigone, figure mythique inspirante », par Micheline Carrier
 Voir l’entrevue du metteur en scène Serge Denoncourt, à l’Émission "Tout le monde en parle", le 10 avril 2011. Il se prononce sur l’affaire Cantat-TNM à la fin de l’entrevue enregistrée. NDLR : Il se peut que l’entrevue ne soit disponible en ligne que pour un temps limité.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 8 avril 2011

Micheline Carrier


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=3832 -