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Prostitution et traite des êtres humains, controverses et enjeux

15 mai 2011

par Richard Poulin, sociologue

Résumé

Dans le domaine de la prostitution, de la traite des êtres humains et du trafic des migrants, les perspectives politiques conditionnent en grande partie les recherches, les questions posées, les hypothèses envisagées ainsi que les problématiques. Après avoir examiné la fracture théorique et analytique qui oppose les chercheurs qui définissent la prostitution comme un travail et ceux pour qui elle est une disposition du pouvoir masculin, l’article examine la notion de « victime ». Il met en évidence certains de ses enjeux, à travers notamment le processus de négociation menant à l’adoption de la Convention des Nations Unies contre la criminalité transnationale organisée. Il fait notamment ressortir que le refus de la notion de victime a pour conséquence la criminalisation des personnes prostituées, qu’elles soient recrutées localement ou à l’étranger.

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L’angle selon lequel est analysée la prostitution détermine ce qui est au cœur de la problématique : les personnes prostituées et les conditions d’exercice de la « vente » des « faveurs » ou des « services » sexuels, ce qui est l’approche traditionnelle mais prétendument nouvelle des recherches sur la prostitution, ou les hommes pour qui et par qui ce système existe. La définition de la prostitution comme un système structuré par les proxénètes qui garantissent, contre rémunération, aux hommes l’accès commercial aux corps des femmes, des enfants et des êtres féminisés, déplace l’analyse vers ceux qui organisent et profitent de la prostitution d’autrui ainsi que vers la « demande » masculine. Car, qu’elle soit féminine — fillettes, jeunes filles ou femmes de tous âges — ou masculine — garçons, adolescents et jeunes hommes, travestis et transsexuels — la prostitution est une institution sociale à l’usage quasi exclusif des hommes. Elle est une industrie essentiellement vouée au plaisir masculin, ce plaisir étant compris en termes de pouvoir et pas seulement en termes de « satisfaction sexuelle ».

Les chercheurs sont profondément divisés sur la question, tout comme le sont les féministes, les politiciens et la population en général. Une véritable ligne de fracture oppose ceux qui définissent la prostitution comme un « travail » et une vente de « services sexuels », qui veulent la faire reconnaitre comme un choix, voire comme une expression de la sexualité féminine ou même comme une subversion du système, et ceux pour qui le système prostitutionnel est une des formes de la violence faite aux femmes, une disposition du pouvoir masculin et une violation des droits humains. Pour l’essentiel, les débats se déploient entre les abolitionnistes, les dérèglementaristes et les règlementaristes. Les prohibitionnistes, qui pourtant représentent un courant important dans la société, participent peu à l’heure actuelle dans les controverses.

L’état des recherches au Canada et au Québec

Selon les perspectives défendues, la prostitution est définie comme un « travail du sexe » et un « métier » (qui plus est, le plus vieux du monde) ou comme une institution d’oppression des femmes qui est apparue historiquement vers VIe ou Ve avant J.-C en même temps que les premiers marchés, notamment les marchés d’esclaves, et la dégradation du statut des femmes dans les sociétés. Certains parleront d’inégalité structurelle entre les sexes et de violence sexuée, d’autres d’exploitation sexuelle et même d’esclavage, plusieurs de choix rationnel, libre et d’empowerment, quelques-uns de déviance et de criminalité. Certains porteront une attention particulière aux causes de l’entrée dans la prostitution tandis que d’autres limiteront l’analyse aux conditions d’exercice de l’activité des personnes prostituées adultes sans prendre en compte la prostitution juvénile. Pourtant, les recherches montrent qu’environ 80 % des adultes en situation de prostitution ont été prostitués au Canada à un âge mineur. L’âge moyen de recrutement tourne autour de 14-15 ans. Le même phénomène est noté dans les autres pays capitalistes dominants. Évidemment, dans de telles conditions, la prétention que les personnes prostituées exercent un libre choix relève de la profession de foi, du moins pour la grande majorité des personnes en situation de prostitution.

La prostitution est perçue par d’aucuns comme une opportunité économique pour les femmes et même comme un travail plus avantageux qu’un autre , non seulement plus rémunérateur, mais également comme l’un des rares lieux où s’exerce un « pouvoir féminin ». Enfin, des recherches québécoises examinent les liens entre la traite des humains, le tourisme sexuel, le crime organisé, la mondialisation capitaliste néolibérale et la croissance internationale et locale de l’industrie de la prostitution. D’autres nient en partie ces liens et circonscrivent la question de la traite des humains à des fins de prostitution à une migration de travailleuses du sexe. Plusieurs essais contradictoires sur le féminisme et la prostitution ont été récemment publiés. Enfin, depuis peu, des recherches s’intéressent aux clients prostitueurs.

Les partisans de la dérèglementation mènent des recherches sur les conditions d’exercice d’un « travail sexuel marginalisé » et stigmatisé, voire « émotionnel ». Leurs enquêtes, basées sur des échantillons « boule-de-neige » ou « par filière », s’effectuent avec l’aide des associations des « travailleurs du sexe » et sont habituellement limitées à ce réseau particulier. Il est donc inapproprié de généraliser les résultats de ces enquêtes à l’ensemble de l’industrie. Toutefois, ces recherches mettent en évidence certaines facettes — stigmatisation, criminalisation, problèmes de sécurité et de santé publique, négociations avec les clients, etc. — tout en ne s’intéressant pas à d’autres aspects : conditions et modalités de l’entrée dans la prostitution, agressions sexuelles dans l’enfance, désir de quitter, stress post-traumatique, piètre estime de soi, suicides et tentatives de suicide, etc.

Les recherches à partir d’autres types d’échantillons explorent les liens entre les fugues ou le rejet du foyer familial et les probabilités de l’entrée dans la prostitution ; les agressions sexuelles dans l’enfance étant l’une des grandes causes de la fugue des jeunes . Aussi, ces recherches montrent un lien étroit entre la probabilité d’intégrer la prostitution et le fait de quitter le milieu familial à un âge précoce, d’avoir été victime de violence sexuelle dans l’enfance et, dans le cas des jeunes hommes, d’avoir subit des discriminations et des violences dues à leur orientation sexuelle . Certaines recherches mettent en évidence le passage de la prostitution occasionnelle de survie à la prostitution régulière . D’autres facteurs sont également examinés pour comprendre le recrutement : classe sociale, appartenance à une ethnie ou à une minorité nationale, pauvretés, croissance des inégalités sociales et banalisation de la prostitution . Enfin, le rôle des gangs criminalisés de jeunes dans la prostitution des filles d’âge mineur a fait l’objet de recherches. Ce facteur est relativement récent : ces gangs ont fait leur apparition au Canada dans les années 1980 et ont investi les industries du sexe dans les années 1990.

Sont explorées également les violences subies par les personnes prostituées, tant de la part des proxénètes que des prostitueurs. Les taux d’agressions physiques et sexuelles ainsi que les taux de mortalité sont très élevés. Les femmes prostituées au Canada connaissaient, au début des années 1990, un taux de mortalité 40 fois supérieur à la moyenne nationale et risquaient 20 fois plus l’assassinat. Ces taux sont peut-être encore plus élevés : les femmes prostituées seraient de 60 à 120 fois plus souvent agressées physiquement et victimes d’assassinat que tout autre groupe social. Chez les escortes, les tentatives de suicide et les taux de suicide sont les plus élevés au pays, toute catégorie sociale confondue.

D’autres recherches examinent les liens entre les infections transmises sexuellement, la consommation de drogues et d’alcool et la prostitution. La prostitution est généralement associée à la toxicomanie. Un facteur a pourtant été mis en évidence : la prévalence de l’usage de drogues est sensiblement plus élevée chez les personnes prostituées que chez les non-prostituées, mais l’abus de drogues suit généralement l’entrée dans la prostitution plutôt qu’elle ne la précède. À l’évidence, les drogues permettent aux personnes prostituées de supporter leur prostitution. Mais la dépendance créée les entraine à poursuivre sinon accélérer les activités prostitutionnelles dans des conditions de plus en plus risquées et où l’entraide est quasiment inexistante. Enfin, certains liens entre l’injection forcée de drogues dures et le « formatage » à la prostitution ont été mis en évidence par des organisations qui œuvrent sur le terrain.

Un certain nombre de recherches récentes soulignent la stigmatisation sociale dont sont victimes les personnes prostituées. Le harcèlement policier et judiciaire, la criminalisation et les amendes qui en découlent forcent les personnes prostituées inculpées à multiplier les passes, ce qui fait du système judiciaire à la fois un complice et un responsable de la prostitution des personnes. Les préjugés et les méconnaissances ont pour effet de ne pas tenir compte de la parole et du vécu des personnes prostituées. Les plaintes pour viol, agressions physiques et sexuelles des personnes prostituées sont rarement prises en compte par le système (hôpitaux, police, justice, etc.). Elles sont souvent minimisées et interprétées comme faisant partie des « risques du métier ». L’inexistence de services appropriés est largement mise en évidence ainsi que l’inadéquation des services existants.

Puisque la majorité des personnes prostituées souffrent d’un état de stress post-traumatique , les tribunaux devraient les considérer comme des victimes et non uniquement comme des témoins, et, à ce titre, elles pourraient bénéficier d’un support et d’un accompagnement. Elles font en général de « mauvais témoins » : elles ont des trous de mémoire, se contredisent, s’effondrent. Pour le juge, elles paraissent de « mauvaise foi ». C’est qu’elles revivent les situations qui ont provoqué chez elles un stress intense. Ne pas tenir compte de cette réalité, c’est favoriser systématiquement le prostitueur et le proxénète.

La normalisation sociale de la prostitution et sa reconnaissance comme travail auraient pour effet de poser les bases d’une « déstigmatisation » et d’en finir avec les discriminations. Les abolitionnistes considèrent que la règlementation de la prostitution signifie dans les faits un renforcement de l’isolement social et de la stigmatisation. Les gouvernements règlementaristes relèguent les personnes prostituées dans des zones de tolérance, généralement loin des regards (souvent dans des quartiers industriels), et d’autant plus dangereuses, préconisent l’enfermement dans des bordels sous contrôle des proxénètes qui opèrent en toute légalité, tout en criminalisant les personnes prostituées qui ne sont pas en règle, surtout celles qui sont visibles (sur le trottoir).

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Source : Article publié dans les Cahiers de recherche sociologique, n° 45, janvier 2008, p. 133-152.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 10 mai 2011

Richard Poulin, sociologue


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