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Prostitution - Vivre avec la mort

21 septembre 2011

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Toute ma vie, la mort m’a servi de bruit de fond – que ce soit à titre d’amie personnelle, à cause d’y avoir perdu d’autres amies, ou du fait de me savoir si souvent proche de la mort.

La mort ne m’a jamais fait peur – mais le défaut de mourir, oui, la douleur et la terreur, oui – si je ne me tue pas, c’est parce que je refuse d’abandonner.

Abandonner serait donner raison aux hommes qui ont fait le choix de dire que je n’étais rien, que j’étais juste des trous à remplir, de la pornographie vivante. Ces hommes adoraient baiser les mortes-vivantes.

La mort était partout quand j’étais prostituée. Elle était mon décor.

La mort était là quand les femmes et les filles prostituées disparaissaient. Mon esprit refoule le nombre de disparues dont j’avais entendu parler – et a fortiori les millions de femmes, connues ou inconnues, disparues de mon vivant.

La femme ou la fille prostituée a pour norme personnelle le risque de voir la mort engloutir tout son espoir et son combat pour en sortir. Elle sait que sa mort sera tenue pour sans importance par la société, ce qui donne aux proxénètes et aux prostitueurs la liberté de la tuer à tout moment, en tout lieu, pour le moindre prétexte.

Beaucoup de prostitueurs tuent simplement pour ne pas se donner la peine de payer la prostituée. Ils veulent faire d’elle un jouet porno, ils veulent une esclave sexuelle qui ne refusera, qui n’aura pas le droit de refuser, aucun de leurs fantasmes sadiques. Ils veulent simplement la baiser jusqu’à ce qu’ils deviennent blasés ou fatigués, mais pas payer pour elle, pourquoi s’embêter avec ça, il suffit de s’en débarrasser.

Voilà la réalité qui demeure cachée, alors même que se mènent une « recherche » sur les assassinats sans fin de personnes prostituées. On préfère chercher le mythique prostitueur fou/machiavélique assassin de prostituées – et bien sûr, il n’est intéressant que si c’est un tueur en série ou s’il tue de manière particulièrement tordue.

La réalité que connaissent les prostituées, c’est que les prostitueurs ou les souteneurs les plus susceptibles de les assassiner sont des hommes tout à fait ordinaires.

Ce sont simplement ceux qui endossent le mythe voulant que les prostituées soient de sous-êtres humains, une simple marchandise, à jeter après usage. C’est une conviction normale dans toutes les sociétés qui normalisent le commerce du sexe.

Si personne ne conteste la demande masculine pour la prostitution, les corps des prostituées continueront à s’accumuler, parce que leur mort continuera à être rendue invisible.

J’ai été menacée de mort des quantités innombrables de fois quand j’étais prostituée ou poussée dans la pornographie. Et je connais la froideur et la haine propres à ces hommes qui tuent des prostituées.

La plupart des prostituées ne sont pas tuées par ce tueur en série « fou/machiavélique » ; la plupart sont tuées par un homme qui n’en assassine qu’une.

La mort est simplement considérée comme le risque propre au fait d’être dans le commerce du sexe. Beaucoup trop de femmes piégées à l’intérieur de ce commerce n’atteignent jamais l’âge de 28 ans.

Vingt-huit ans est l’âge où des prostituées peuvent commencer à réaliser qu’elles peuvent avoir une vie : elles peuvent commencer à se battre pour un avenir auquel il est sacrément difficile de croire.

Combien des prostituées qui sont assassinées par un prostitueur ou un proxénète laissent un souvenir ? Dans combien de cas signale-t-on même leur meurtre ? En parle-t-on autrement que comme d’une pute morte de plus ?

Il faut parler vrai – au mieux, on ne parle que d’environ 4% des prostituées assassinées par un homme qui ne tue qu’elles.

Les hommes qui m’ont menacée de me tuer – proxénètes ou prostitueurs – pensaient qu’il serait amusant de tuer une prostituée. On n’a cessé de me répéter qu’une pute qui se fait buter, tout le monde s’en fout, c’est comme se débarrasser d’un sac d’ordures.

C’est ce que vivent beaucoup de survivantes, c’est la réalité que nous essayons d’enterrer, dont nous ne parlons pas – nous ne pouvons qu’en divulguer la surface si nous savons qu’on nous croira peut-être, et qu’il ne redeviendra pas normal de dire que le meurtre des prostituées a bien peu d’importance.

Ouais, je le sais que je n’ai pas été tuée. Mais ce ne fut que par hasard, et ce qui est pénible à vivre, c’est que tant de prostituées sont assassinées à cause de ce hasard. Il n’y a de sécurité pour aucune femme ou fille dans le commerce du sexe, et que l’on soit tuée ou non revient à un simple coup de dés.

Il ne suffit pas, pour empêcher ces meurtres, que les femmes et les filles prostituées apprennent à « lire le langage corporel » des prostitueurs, des gestionnaires de bordels ou des producteurs de porno. Cela peut leur donner une illusion de contrôle – mais si un homme a décidé de la tuer, il passera outre à ce « contrôle ».

Toute la « réduction des méfaits » du monde fait bien peu de choses pour empêcher ces meurtres – la majorité des mesures de prévention des méfaits ne fait qu’adresser aux profiteurs et aux prostitueurs le message que le commerce du sexe va se poursuivre comme d’habitude, y compris en rendant invisible la violence sadique.

Repousser la prostitution derrière des portes closes ne fait certainement rien pour empêcher les meurtres. La plupart des femmes et des filles sont tuées à l’intérieur – dans des appartements, des chambres d’hôtel, des studios de tournage porno, des salons privés de sex-clubs, des bordels – et dans tout autre lieu privé.

Comment diable pourrait-on jamais être en sécurité lorsqu’on est mise dans une chambre où les hommes savent que la prostituée ou l’interprète de porno est leur propriété ? Comment s’étonner que tant de femmes et de filles dans le commerce du sexe soient assassinées à l’intérieur ?

Si nous refusons de confronter l’exigence masculine d’une classe prostituée – si nous continuons à trouver des excuses aux prostitueurs, des excuses à la consommation de pornographie sadique, des excuses aux profiteurs de l’industrie du sexe – alors les meurtres continueront à être si normaux qu’ils ne sont même pas signalés.

Cette insouciance méprisante me rend malade.

Version originale : "Living With Death"

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 septembre 2011

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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