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"Slutwalk" - Au sujet des défilés de féministes-en-sous-vêtements

4 octobre 2011

par Samantha Berg, coordonnatrice du mouvement Stop Porn Culture

J’ai essayé d’éviter d’écrire un essai sur les « slutwalks  » (marches des salopes). J’ai laissé quelques bouts de textes ici et là dans ce party sans fin que constitue l’Internet, mais je préfère m’en prendre aux prostitueurs que critiquer des femmes qui sont, pour l’essentiel, bien intentionnées.

Mais les choses se sont déclenchées lorsque Sunsara Taylor a écrit pour Revolution un essai intitulé « The Thing About slutwalks ... and a World Without Rape » (1) et m’a demandé mon opinion. Comme mon respect pour sa diligence n’a fait que croître depuis que nous avons fait connaissance à l’événement « Stop Porn Culture » de juillet dernier, j’ai pensé qu’elle méritait une réponse détaillée.

Les anecdotes qu’elle présente de femmes rassemblées et discutant des enjeux entourant le viol ont du poids, et je la crois lorsque elle affirme que ce fut somme toute une occasion inspirante pour les femmes impliquées dans ces défilés. Ce que je me demande, c’est si cela suffit à contrebalancer tout le reste. On a souvent vu des traditions misogynes être justifiées avec des arguments du genre « Eh bien ! au moins des femmes s’y sont liées d’amitié. » Par exemple, les adeptes des rapports polyamoureux mettent l’accent sur les bonnes amies que deviennent les épouses multiples l’une pour l’autre. Des femmes font valoir les rapports d’amitié des filles de « Sex and the City » lorsqu’on leur signale la misogynie de cette émission. Les relations personnelles sont une bonne chose, mais suffisent-elles à arracher des changements politiques nécessaires ?

Bien que j’accepte l’argument de Sunsara sur l’importance cruciale de la camaraderie et d’une introduction graduée au féminisme, je dois m’inscrire en faux à sa prétention que la slutwalk représente une nouvelle poussée d’énergie féministe. En 2004, j’ai rendu compte de la Marche pour la Vie des Femmes pour le journal The Portland Alliance et, depuis, j’ai non seulement participé mais collaboré à l’organisation d’autres manifestations publiques. Grâce à Facebook, je suis au courant d’une demi-douzaine de défilés féministes de protestation cet été. Certains d’entre eux, comme « Take Back the Night » et « Reclaim the Night », sont des événements annuels sur des campus à travers le monde. D’autres événements imminents dans mon agenda sont les « Freedom Walk », « Walk a Mile In Her Shoes » (où des hommes défilent en portant des chaussures pour femmes) et « Tolérance zéro pour la violence domestique », en hommage à Maria Aguilar.

Aucun de ces événements – comme beaucoup plus dont je n’entendrai jamais parler – ne sera couvert par les médias dominants avec une gouttelette de la ferveur présentement accordée aux slutwalks – et nous savons toutes pourquoi.

Les annonces de moments déterminants de transition dans le processus de libération des femmes sont chose courante : ces moments tournent habituellement autour de femmes ayant des comportements sexuels davantage publics. Combien de fois nous sommes-nous fait dire que la présence publique de libertines comme Mae West, Marilyn Monroe, Raquel Welch, Madonna, Lil Kim, Britney Spears, Jenna Jameson, « Samantha Jones » et la totalité des vingt ans de règne du « fuckme feminism » annonçait une réduction de l’oppression sexuelle pour les femmes ? Cette théorie n’est pas devenue réalité, car les hommes maintiennent les femmes exactement là où ils les veulent, et ni Mae, ni Marilyn, ni Madonna n’ont réussi à y changer quoi que ce soit, en dépit des illusions de grandeur du « pussy power ».

J’ai lu le mot « slut » (« salope ») tellement de fois au cours des derniers mois que, même si je le rejette ouvertement, il s’est infiltré dans mon cerveau. Quand je pense et que j’écris, ce mot vient s’interposer. Je reconnais cet effet à cause de mes recherches sur la pornographie, bien que les images pornographiques s’interposent de façon bien plus agressive que les images de slutwalk banalisées pour les téléjournaux.

Un jour, le mot a sauté hors de ma tête, déployé sous la forme d’un adjectif « ironique » pour créer un effet de sarcasme, ce qui est probablement la forme la plus pure de lapsus. Étant linguiste, je sais un peu comment fonctionne le langage, et je sais que les gens ne peuvent regarder un mot sans le lire et avoir instantanément à l’esprit toute la densité de son référent social. Je ne peux donc voir le mot « slut » placé fréquemment sous mes yeux sans me référer inconsciemment à tout ce que j’ai appris à son sujet, et c’est aussi votre cas.

Lorsque des féministes brandissent des affiches disant « Les salopes disent oui » et « Traitez-moi de putain, moi aussi », elles font des déclarations publiques au nom de l’ensemble des femmes. Malheureusement, les hommes ne se limitent pas à tenir compte de ces offres face aux seules manifestantes. Les slutwalkers disent aux hommes qu’il est approprié de m’appeler une salope et d’appeler mes sœurs des salopes à partir de maintenant et jusqu’à ce qu’ils s’en lassent. Et, facilement désensibilisés, les hommes en viennent rapidement à chercher des mots encore plus durs. L’explosion d’insultes inspirées de la pornographie et conçues pour blesser les femmes nous apprend à ne jamais sous-estimer la créativité des hommes en matière de destruction, et les femmes font mieux d’apprendre cette leçon parce que je n’écrirai pas de nouvel essai sur ce pourquoi je ne peux pas appuyer de « CumguzzlerWalks » ou de « CocksocketWalks ».

En 2008, les nouveaux initiés aux « fraternités » de l’université Yale ont brandi devant le Centre des femmes du campus des affiches où l’on pouvait lire : « Nous adorons les salopes de Yale » ; en 2010, une autre fraternité avait scandé le slogan « Non veut dire Oui. Oui veut dire Anale ! » Des jeunes hommes gavés de pornographie prouvent aux femmes, depuis bien avant les slutwalks, que les tactiques féministes positivistes/sexy ne fonctionnent pas. Le slogan « Yes Means Yes » est une stratégie inefficace pour arrêter des hommes excités à l’idée de violer une femme qui dit « Non ». Ces hommes considèrent les femmes enthousiastes à l’idée du sexe comme un défi pour trouver quelque chose de plus avilissant que leur idée d’une simple pénétration vaginale (dans ce cas, le sexe anal est le prochain niveau), et ils ne se contenteront jamais de hordes de belles femmes qui les en supplient. Comme l’attrait mondial des relations sexuelles avec des vierges, tout se résume pour eux à briser quelque chose d’irremplaçable.

Le dernier incident m’ayant stimulé à prendre la plume est ma rencontre avec une jeune survivante de la prostitution à qui elle n’a pas été imposée de force par les coups d’un proxénète ou par sa famille démunie. Elle y a plutôt été amenée par le plus commun des motifs, le besoin d’argent, après avoir rencontré une femme qui lui a parlé des grosses sommes à faire en pornstitution et qui s’est décrite comme féministe.

Ce n’était pas la première fois que j’entendais un tel récit et, si vous parlez à suffisamment de survivantes de la prostitution, vous l’entendrez aussi. Si vous êtes capable de lire une relation des traumatismes engendrés par la pornographie, je vous recommande le témoignage de la blogueuse féministe radicale « Lost Clown » :

« (…) Désespérément besoin d’argent (pour manger) et trahie par des femmes en qui j’avais confiance. Je ne dis pas que je suis une nouille qui fait tout ce que n’importe qui me dit de faire, ce que je dis, c’est que des femmes que je respectais, qui étaient mes aînées, plus expérimentées que moi et à tous les égards des féministes exceptionnelles, m’ont vendue à l’idée qu’il s’agissait d’une chose appropriée à faire pour de l’argent.(…) » (2)

Que ce soit ou non par malveillance, le recrutement par d’autres femmes dans la condition de « salope professionnelle » est la façon dont la plupart des femmes que je connais en prostitution ont été convaincues d’en franchir le seuil.

Un autre problème des slutwalks est la confusion des féministes qui priorisent le sexe lorsqu’elles disent aux hommes qu’ils peuvent traiter les femmes comme des prostituées. Ces assertions rebondissent sur eux et viennent coller à moi et à mes sœurs en dépit de nos proclamations de n’être pas à vendre. Ces féministes pourraient plutôt informer les hommes d’une révolution qui déferle sur le monde depuis 1999 en Scandinavie, un mouvement qui priorise plutôt les femmes et auquel les grands médias ont accordé une attention énorme sous la rubrique générale de la traite. Mais cette révolution féministe des pays nordiques a été décrétée non seulement « pas sexy », par ces plus sexy des féministes, mais digne d’une résistance active et qualifiée de menace à la liberté sexuelle.

La vérité au sujet des slutwalks – reconnue par ses organisatrices – est la même injonction tragique à « rendre le féminisme sexy » qui nous entrave depuis qu’elle est lancée. Bien sûr, je ne vais pas attribuer tout le blâme des nymphoplasties, de la pornographie « de l’anus à la bouche » et de la popularité croissante de l’expression « enfant travailleuse du sexe » à des féministes malavisées – pas dans notre monde de suprématie masculine. Pour le moment, je regarde le phénomène contemporain des slutwalks et je tiens compte des quelques aspects positifs d’un travail d’organisation des femmes sous la bannière de « salope », tout en gardant à l’œil ses aspects négatifs pertinents.

Les féministes qui font pression sur les femmes pour qu’elles s’acceptent comme « salopes » et acceptent la prostitution comme forme bénéfique de travail ont la bonne intention de réduire les dommages infligés par ces deux manifestations vicieuses du sexisme. Pour moi, cette route particulière vers l’enfer n’est pas un chemin pavé de bonnes intentions, mais le toit d’un édifice. Aux bords de ce toit se pressent des jeunes femmes qui se posent des questions, avec derrière elle des féministes de la tendance « Full Frontal Feminism » (3). Les jeunes se demandent si elles devraient plonger, quand derrière elles s’élève une voix en qui elles ont confiance et qui leur susurre : « Oui, tu peux voler, salope sexy ! » Comme Lost Clown, elles essaient et elles tombent, mais elles tombent tellement bas que, du centre du toit, les Rosie WeCanDoIts n’entendent pas leur choc sourd et sanglant sur la chaussée.

Le ressac pornographique des dernières années constitue la réponse prévisible des hommes misogynes aux femmes qui atteignent leur vitesse de croisière. Ce à quoi l’on s’attendait moins, c’était de voir les féministes libérales accueillir les insultes violentes des hommes sous prétexte de se les réapproprier. Nous, les féministes radicales, continueront à organiser nos défilés peu sexy contre la violence sexuelle, et ces défilés continueront à être généralement passés sous silence. Les jeunes femmes situées en bordure du mouvement demeureront vulnérables, mais si elles crient « Je suis une salope ! » et qu’elles sautent de notre toit, nous aurons une corde faite de draps attachés ensemble et une équipe de femrads (féministes radicales) prête à leur faire la courte échelle pour remonter.

Version anglaise : "On the feminists-in-underwear walks".

Traduction : Martin Dufresne

Notes

1. Article, S. Taylor.
2. http://angryforareason.blogspot.com/
3. Référence à un manifeste du féminisme libéral, publié en 2007 par l’Américaine Jessica Valenti.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 octobre 2011

Samantha Berg, coordonnatrice du mouvement Stop Porn Culture

P.S.

Lire aussi : "Pendant que vous défilez, nous, on se noie", par Rebecca Mott




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