source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4012 -



Prostitution - Il faut rendre illégal l’achat de "services" sexuels en Australie

24 octobre 2011

par Sheila Jeffreys, fondatrice de la Coalition contre la traite des femmes en Australie

Transcription d’une entrevue diffusée à une chaîne radiophonique australienne.

Animateur de la radio : « Un groupe appelé la Coalition contre la traite des femmes en Australie affirme que les projets actuels de resserrement des lois de l’État de Victoria ne vont pas assez loin. Ses membres réclament que l’on rende illégal l’achat de services sexuels.

Des reportages effectués la semaine dernière par le réseau ABC (Australian Broadcasting Corporation) et les journaux Fairfax ont décrit certains liens entre les bordels légaux de l’État de Victoria et un nombre restreint de femmes victimes de la traite.

Un projet de loi déposé au Parlement de l’État entend réviser la réglementation de l’industrie du sexe et donner à la police le rôle de surveiller cette industrie, qui incombe actuellement au ministère de la Consommation.

Mais la CATW-Australie affirme que ce projet de loi s’en tient à des modifications « cosmétiques ».

Présentateur : Liam Cochrane
Invitée : Professeure Sheila Jeffreys, fondatrice de la Coalition contre la traite des femmes en Australie

JEFFREYS : Nous aimerions voir une loi qui irait dans le sens de mettre fin à la violence faite aux femmes qu’est la prostitution. Nous aimerions voir institué, dans l’idéal, ce qu’on appelle le modèle nordique, qui pénalise les acheteurs masculins. Cette formule a beaucoup de succès en Suède, et on l’a adoptée en Norvège et en Islande. Ce qu’elle fait, c’est réduire la traite à presque rien, parce que les trafiquants ne veulent pas amener des femmes dans une conjoncture où il est impossible de fonctionner. Cette approche réduit vraiment de beaucoup la prostitution ; la prostitution de rue disparaît à peu près, alors c’est très efficace. Cela permet également que l’opinion publique en vienne à s’opposer à cette activité des hommes, ce qui mènera éventuellement à abolir tout à fait cette industrie.

Cochrane : Y a-t-il un risque qu’en rendant illégal l’achat de sexe, on puisse refouler la prostitution dans la clandestinité, à plus grande distance de toute forme de réglementation ?

JEFFREYS : C’est un peu ridicule comme argument, vraiment, parce que partout où l’on a légalisé la prostitution, l’industrie illégale occupe aujourd’hui beaucoup plus de place que le secteur légal. Donc il y a toujours beaucoup plus d’activité dans ce qu’on appelle l’industrie souterraine. De plus, chacun des méfaits de la prostitution, et particulièrement le trafic des femmes, a lieu dans les bordels légaux, alors cet argument n’est tout simplement pas conforme aux faits.

Cochrane : Certains ont contesté l’ampleur de la traite dans l’industrie du sexe en Australie, qu’il s’agisse du secteur légal ou illégal. Quelle ampleur a, selon vous, la traite des personnes aux fins d’exploitation sexuelle en Australie ?

JEFFREYS : Certains organismes, comme la Scarlet Alliance, affirment qu’il existe très peu de traite. C’est parce qu’ils s’en tiennent à une définition extrêmement étroite, soit la nécessité de preuves évidentes d’une coercition des femmes et d’une violence explicite à leur égard. Ces groupes minimisent l’importance de ce qui se passe. Il existe des cas de coercition et de violence considérables, mais il y a aussi des femmes amenées par la traite dans des situations de servitude pour dettes, des femmes qui savent où on les amène. Par exemple, la Scarlet Alliance affirme que si les femmes savent qu’elles vont aboutir dans la prostitution, ce n’est pas de la traite. Cet argument ne tient pas la route. Si vous regardez les sites web qui annoncent cette forme de prostitution dans leurs bordels de Melbourne, vous verrez des prostitueurs parler des femmes asiatiques qu’ils utilisent. Ces hommes disent eux-mêmes que les femmes ont de la difficulté à s’exprimer en anglais, qu’elles semblent très réticentes. Ils parlent du proxénète coréen qui crie après certaines femmes dans le bordel. Nous savons que ces femmes ne sont pas venues ici de leur plein gré. Elles peuvent avoir su qu’elles allaient vers de la prostitution, mais quelqu’un les a amenées par la traite jusqu’ici et les a placées dans une situation de servitude pour dettes. En d’autres termes, cette personne a payé une petite somme pour leur billet d’avion, puis leur a dit qu’elles lui devaient 40 000 $ ou 50 000 $, une somme à payer en se laissant utiliser comme objet sexuel. Ce stratagème est, selon les Nations Unies, une forme moderne d’esclavage. Donc, elles sont tenues en esclavage dans ces bordels. Ça n’a rien à voir avec le choix, ça n’a rien à voir avec le fait de savoir ou non qu’elles seront dans la prostitution à leur arrivée. Mais minimiser l’existence de la traite est dans l’intérêt des organisations qui prônent le « travail du sexe » et dans l’intérêt des gouvernements des États-proxénètes qui veulent continuer à offrir de la prostitution aux hommes. En fait, la traite est « cachée » bien en vue, sur beaucoup de sites web, dans beaucoup de forums où les acheteurs s’échangent des conseils. L’existence de cette traite est une évidence.

Cochrane : Sheila Jeffreys, vous avez mentionné la Scarlet Alliance, que nous avons invitée à l’émission la semaine dernière. Nous avons parlé à Elena Jeffreys, la présidente de Scarlet Alliance, qui a traité des mesures soumises au Parlement de l’État de Victoria en vue d’accroître les pouvoirs de la police et de resserrer la réglementation dans l’industrie du sexe. Écoutons un peu ce qu’elle avait à nous dire la semaine dernière :

ELENA JEFFREYS : Nous pensons que c’est une abomination absolue que les groupes qui se qualifient de groupes féministes à Victoria aient soutenu cette proposition. Nous pensons qu’il est terrible que le comité gouvernemental de Victoria ait émis cette conclusion et cette recommandation et que cela fait directement le jeu de la corruption.

Cochrane : Sheila Jeffreys, votre organisation se décrit comme une organisation féministe. C’est une organisation composée entièrement de femmes. Comment réagissez-vous à cette accusation d’une abomination pour un groupe féministe ?

SHEILA JEFFREYS : Ce projet d’amendement de la loi concernant le « travail du sexe » présente de très graves problèmes. Pour commencer, il n’accorde à la police que le droit de surveiller l’industrie illégale. Or nous savons que la traite se fait principalement dans les bordels légaux. Nous savons également que l’un des facteurs qui ont conduit à la légalisation dans cet État, c’est un historique de corruption policière en matière de prostitution. Malheureusement, la prostitution est une industrie où un nettoyage de surface ne suffit pas. Partout dans le monde, on voit la prostitution systématiquement associée à la traite. C’est parce que la traite est une des principales voies d’approvisionnement de l’industrie, qui inclut aussi le crime organisé, différentes formes de violence, de très graves préjudices pour la condition des femmes dans la collectivité, et ainsi de suite. Donc, il est impossible de faire un nettoyage superficiel de l’industrie ; ce projet d’amendement n’est qu’un parmi des dizaines de projets d’amendement avec lesquels on a tenté de résoudre à la pièce les problèmes associés à l’industrie. Par exemple : on constate qu’il se fait de la prostitution dans les clubs de danseuses, alors on change le permis de ces clubs ; puis on découvre qu’il est difficile de résoudre le problème des bordels illégaux, alors on modifie les lois, et ainsi de suite. Mais rien de tout cela n’aborde les très graves préjudices que cause l’industrie elle-même. Malheureusement, le crime organisé peut tirer des profits énormes de l’exploitation de femmes très vulnérables. Et il continuera à le faire jusqu’à ce que l’on mette en place quelque chose comme le modèle suédois.

Cochrane : Vous parlez de la traite comme la principale voie d’approvisionnement en femmes pour l’industrie du sexe en Australie. Croyez-vous que certaines femmes choisissent de travailler dans l’industrie du sexe de leur propre gré ?

JEFFREYS : Quand des gens parlent de femmes qui choisissent d’être dans l’industrie, un milieu extrêmement violent envers les femmes, tant au plan physique que mental, ce qu’ils font, c’est blâmer les femmes. Ils disent que la prostitution, en quelque sorte, a toujours existé parce que les femmes ont, en quelque sorte, cette envie d’aller dans le monde et de s’y faire prostituer. Ce n’est pas le cas. Les hommes sont la demande ; ils exigent d’être approvisionnés par une offre, c’est la règle économique de base. Alors on attire des femmes dans l’industrie par divers moyens – par la grande pauvreté et par des dettes, par le recours aux drogues, par le fait qu’on leur a déjà infligé de la prostitution, notamment la prostitution des enfants dans les pays asiatiques, et qu’il peut être facile de les conduire, de les forcer et même de les tromper pour qu’elles se rendent en Australie. On leur dit qu’elles y trouveront une meilleure situation et, évidemment, ce qu’elles trouvent, c’est une situation bien pire. Donc, des femmes se voient amenées, par divers moyens, dans cette industrie pour l’usage des hommes. Parler de choix des femmes est en réalité une façon détournée de dire que l’industrie est une bonne chose qui devrait continuer. C’est dire que, d’une certaine façon, les acheteurs de sexe et ceux qui en tirent d’énormes profits – qui ne sont jamais, jamais, jamais les femmes – ne sont en quelque sorte pas à blâmer et qu’on peut passer leur rôle sous silence. En fait, il est possible de mettre fin à cette industrie, comme à toutes les autres formes de violence faites aux femmes. Cela devrait être notre objectif, nous devrions parler de ce qui est le meilleur moyen et le moyen le plus efficace pour mettre un terme à cette pratique, au lieu de blâmer implicitement les femmes qui en sont victimes et qui ont le moins de pouvoir dans le fait que cette situation se perpétue.

Cochrane : Je reconnais avec vous que les hommes sont l’immense majorité des acheteurs de services sexuels. Dans votre proposition de rendre illégal l’achat de services sexuels, qu’en est-il des femmes qui pourraient acheter des services sexuels ? Cela devrait-il aussi être illégal ?

JEFFREYS : Oui, dans une telle législation, toute personne achetant des services sexuels commettrait une infraction. Quant aux femmes qui sont prostituées, sans égard à qui les prostitue, elles auraient droit à une dépénalisation et à des services les aidant à quitter l’industrie. Par exemple, en Corée, les femmes à qui l’on permet d’échapper à la traite et à l’industrie obtiennent 18 mois de soutien de l’État pour se prévaloir de tous les services d’éducation, de formation professionnelle et de counselling dont elles ont besoin pour quitter le milieu. En fait, des organisations qui travaillent en première ligne là-bas disent que cette période devrait être de trois ans. S’il n’y a pas de tels régimes en Australie, c’est parce que le gouvernement agit en… Les gouvernements proxénètes de l’Australie ont cette vision qu’il faut fournir des femmes aux hommes et que c’est le rôle du gouvernement de fournir ces femmes, dans des locaux réglementés, aux hommes qui vont les maltraiter.

Cochrane : (gasp…) Vous ai-je bien entendu faire référence à des gouvernements proxénètes de l’Australie ?

JEFFREYS : Il y a des gouvernements proxénètes dans les États ; à l’heure actuelle, le gouvernement fédéral n’est pas responsable des lois sur la prostitution mais, à mon avis, les gouvernements qui légalisent la prostitution agissent en proxénètes dans la mesure où ils organisent la livraison de femmes aux hommes. D’ailleurs, à l’Union européenne, le groupe des femmes siégeant au Parlement ont avancé cet argument voulant que, dans les États où on légalise la prostitution, les gouvernements qui le font sont des gouvernements proxénètes dans des États proxénètes. Donc, il ne s’agit pas de mon langage personnel : il est utilisé par les féministes à l’échelle internationale dans ce dossier.

 Entrevue originale en anglais : www.radioaustralia.net.au/

 English version on Sisyphe.

Traduction : Martin Dufresne, relue par Michèle Briand

Tous droits réservés : Sheila Jeffreys, fondatrice de la Coalition contre la traite des femmes en Australie (CATWA)

 Site de la CATWA.
 Courriel : catwa@mail.com>/a>

Mis en ligne sur Sisyphe, le 23 octobre 2011

Sheila Jeffreys, fondatrice de la Coalition contre la traite des femmes en Australie


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4012 -