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Polygamie - La liberté de religion comporte des limites
11 décembre 2011
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Le récent jugement de la Cour suprême de Colombie-Britannique concernant la polygamie a conclu que la loi canadienne interdisant cette pratique portait une atteinte « minimale » à la liberté de religion et que cette limite est justifiée par les préjudices inhérents au mariage polygame causés aux femmes et aux enfants.
En réponse à la première question concernant la constitutionnalité de la loi, le juge Bauman a conclu que cette loi est compatible avec la Charte et conforme aux obligations internationales du Canada d’assurer l’application du principe de l’égalité des sexes. Il a toutefois exclu les mineures de 12 à 17 ans des pénalités prévues par la loi. Il a ajouté que l’interdiction de la polygamie vise à prévenir les préjudices collectifs associés à cette pratique, et qu’il est urgent de poursuivre cet objectif. En réponse à la seconde question qui lui était posée concernant les conditions d’application de la loi, le juge a conclu que l’interdiction de la polygamie n’exige pas l’implication de mineures ni l’existence d’un contexte de dépendance, d’exploitation ou d’abus d’autorité.
Jugement éclairé et courageux
Il faut saluer cette décision courageuse et espérer qu’elle soit maintenue par la Cour suprême fédérale, quand la cause sera portée en appel par les chefs religieux de la communauté mormone de Bountiful, comme on peut s’y attendre. Ce jugement éclairé s’appuie sur de nombreuses études démontrant les conséquences sociales négatives associées à la polygamie, quel que soit le contexte social et juridique qui l’entoure. Autrement dit, le fait de légaliser ou de décriminaliser la polygamie, comme le réclament certains défenseurs de la liberté absolue, n’élimine en rien les préjudices découlant de cette pratique.
L’importance de cette décision dépasse la petite communauté mormone de Bountiful. Elle concerne également les membres des communautés immigrantes issues de pays africains ou musulmans, où la polygamie est légalement admise. Aujourd’hui, le Canada, comme la plupart des pays occidentaux, fait face à une croissance de la polygamie, liée à la l’immigration en provenance de ces pays. La crainte exprimée par le jugement voulant que l’abrogation de cette loi risque de favoriser une augmentation substantielle de la polygamie au pays est donc justifiée. Même pratiquée à faible échelle, la polygamie pose de nombreux défis dans une société qui défend le principe de l’égalité des sexes. Cette situation soulève des questions complexes, liées aux droits des femmes et des enfants, qui ne peuvent être ignorées plus longtemps.
Une atteinte à la dignité des femmes
Tel que reconnu par ce jugement, les préjudices associés à la polygamie sont multiples et souvent de nature systémique. Cela signifie que la polygamie n’est pas réformable et qu’il n’existe pas de « bonne polygamie », comme certains voudraient le croire.
Premièrement, il faut reconnaître que la polygamie est le plus souvent un enfer pour la première épouse, comme le laisse entrevoir le drame de la famille Shafia. La première épouse décédée avait consigné dans son journal personnel les souffrances et les humiliations subies avec l’arrivée d’une nouvelle épouse. Cette réalité est amplement documentée et confirmée par les multiples témoignages de femmes, issues de divers contextes, engagées dans une union polygame.
L’arrivée d’une nouvelle épouse, généralement plus jeune et plus désirable, entraîne des tensions et des conflits familiaux entre les femmes et entre les enfants de chacune. Des études révèlent que la polygamie accroît de façon significative les risques de violences et de sévices sexuels ou autres à l’égard des femmes et des enfants, comme en témoignent les nombreux cas d’abus rapportés à Bountiful. On retrouve, dans toute société polygame, bon nombre de femmes engagées dans de telles unions qui souffrent de symptômes du stress post-traumatique, de dépression et de tendances suicidaires.
Deuxièmement, la polygamie est caractérisée par une asymétrie dans les rapports entre les sexes. Alors que les hommes peuvent avoir plusieurs épouses, les femmes sont tenues à l’exclusivité. L’union polygame place les coépouses en compétition entre elles pour l’accès aux ressources familiales, à l’attention du mari et à ses faveurs sexuelles. Au sein de ces familles, le statut des femmes étant déterminé par la préférence du mari et par le nombre d’enfants de chacune, ce dernier détient un pouvoir démesuré sur elles. Les coépouses doivent donc obéir au mari et satisfaire toutes ses exigences si elles veulent éviter la répudiation, les humiliations et les violences. Cette situation porte clairement atteinte à la dignité des femmes.
Inégalités sociales
De plus, des études montrent que l’écart d’âge important entre un mari polygame et ses épouses subséquentes n’est pas fortuit, mais inhérent à tout système polygame. En effet, pour compenser le déséquilibre numérique causé par le fait d’autoriser un homme à s’adjoindre plusieurs femmes, la polygamie entraîne une pression pour le recrutement de jeunes femmes, parfois mineures, pour satisfaire la demande d’épouses multiples d’hommes beaucoup plus âgés qu’elles, ayant parfois l’âge de leur père ou de leur grand-père. Cette situation encourage la traite humaine de jeunes femmes et de fillettes à des fins de mariages polygames. En témoigne le cas de Bountiful, où le transfert de jeunes filles parfois mineures par-delà les frontières canado-étasuniennes, entre diverses communautés mormones, est assez fréquent.
Par ailleurs, on constate aussi que ce sont surtout les hommes plus âgés et issus des classes les plus favorisées qui ont la possibilité de prendre plusieurs épouses, ce qui accroît leur statut et leur pouvoir au sein de leur communauté. Les hommes des classes moins favorisés et les jeunes ont alors de la difficulté à trouver une épouse. Le cas des « lost boys, » chassés de leur communauté mormone ou obligés de la quitter pour fonder un foyer, illustre de façon flagrante la violation des droits des jeunes gens dans le système polygame. Cet effet pervers du déséquilibre numérique prend toute son importance dans un contexte où le mariage et la famille déterminent le statut des individus. Ainsi, la polygamie se nourrit des inégalités sociales et contribue à les renforcer.
Droits des enfants
Troisièmement, les droits des enfants issus de familles polygames sont très souvent niés. La polygamie étant associée à un taux de natalité élevé, le modèle de famille polygame n’est pas économiquement viable. Dans les faits, un mari polygame parvient rarement à assumer ses responsabilités familiales envers toutes ses épouses et leurs enfants. Par conséquent, dans la plupart des cas, l’union polygame contribue à accroître la pauvreté des femmes et des enfants, souvent laissés sans ressources suffisantes.
En cas de séparation, le droit des enfants à une pension alimentaire de la part de leur père est rarement respecté quand ce dernier à d’autres enfants à nourrir. Des études démontrent également que la polygamie a des conséquences négatives sur le développement scolaire et affectif des enfants, surtout ceux des premières épouses. Le nombre très élevé d’enfants au sein des familles polygames entraîne également un risque plus élevé d’accidents, de négligence et de lacunes dans les soins de santé offerts aux enfants.
Il est clair que les nombreux préjudices causés aux femmes et aux enfants associés à la polygamie sont fréquents et systématiques plutôt qu’accidentels. On peut donc affirmer sans se tromper que la polygamie est non seulement contraire au principe de l’égalité des sexes, mais qu’elle porte gravement atteinte à la dignité des femmes, et qu’elle viole leurs droits et ceux de leurs enfants.
Une illusion juridique
À la suite de ce jugement, de nombreuses objections se font entendre décriant la criminalisation de la polygamie. Les personnes qui préconisent l’abrogation de la loi interdisant la polygamie, au nom du respect de la diversité culturelle, soutiennent que la clandestinité contribue à isoler les femmes, aggravant ainsi leurs problèmes. Cette position généreuse mais simpliste occulte les réalités pénibles de la polygamie. Elle repose sur une illusion juridique, croyant que les préjudices associés à la polygamie disparaîtront avec la loi qui l’interdit.
Vouloir réduire la polygamie à une question de liberté sexuelle, comme le font ceux qui la comparent à l’adultère ou au mariage homosexuel, est une erreur de jugement. La réalité étant que la polygamie, contrairement à l’adultère ou au mariage homosexuel, est non seulement en contradiction flagrante avec le principe de l’égalité des sexes, mais qu’elle est indissociable des nombreux préjudices et des violations de droits qui en découlent.
Laxisme des autorités
L’argument du libre-choix ou du « consentement » des femmes ne tient pas davantage la route. On sait que dans les sociétés polygames, il est très difficile sinon impossible pour les femmes de divorcer ou d’empêcher leur mari de prendre une nouvelle épouse, ou encore de refuser un homme déjà marié. La rhétorique libérale invoquant la liberté individuelle pour légitimer cette pratique, au nom de la tolérance, crée une perte de sens. Elle ouvre la voie à des politiques aberrantes et contraires à l’égalité des droits et aux intérêts stratégiques des femmes à long terme.
Au Canada, de nombreuses femmes mormones ou immigrantes issues de sociétés polygames, qui savent de quoi il en retourne, soutiennent que la polygamie porte gravement atteinte à leur dignité humaine et à leurs droits, ainsi qu’à ceux de leurs enfants. C’est pourquoi nombre d’entre elles sont très inquiètes du laxisme actuel des autorités canadiennes qui ferment les yeux sur cette pratique, sous prétexte de ne pas stigmatiser les membres des communautés concernées. Ces femmes se sont mobilisées pour lutter contre la polygamie et ont lancé une campagne intitulée « Stoppons la polygamie au Canada » (voir : stoppolygamyincanada.com*).
Il est donc urgent de se mobiliser en solidarité avec elles pour proposer des mesures appropriées, visant à mettre un terme à cette pratique, dans le respect du droit des femmes et des enfants, qui sont après tout des citoyennes et des citoyens à part entière.
Yolande Geadah est l’auteure d’Accommodements raisonnables. Droit à la différence et non différence des droits, Vlb éditeur, Coll. « Partis pris actuels », Essai, 2007, Montréal.
Source : Le Devoir, vendredi le 2 décembre 2011. Publié sur Sisyphe avec l’autorisation de l’auteure.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 décembre 2011