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Prostitution - Une forme de violence toujours taboue

3 décembre 2011

par Diane Matte et Stéphanie Charron, pour la CLES

Alors que la « Campagne des 12 jours d’actions pour l’élimination de la violence envers les femmes » est en cours depuis le vendredi 25 novembre, une forme de violence très répandue et très médiatisée continue de faire l’objet d’un tabou profond : la prostitution. Après avoir entendu Lara Roxx, lors de l’émission « Tout le monde en parle » dire haut et fort que les consommateurs de pornographie se foutent éperdument de la violence que subissent les femmes dans cette industrie, nous avons néanmoins collectivement choisi de nous taire sur ce qu’on appelle, à tort, l’industrie du divertissement. Après avoir entendu des femmes aux prises avec le stigma de « t’es rien qu’une pute », comme dans le film L’Imposture. La prostitution mise à nu d’Ève Lamont, on continue d’excuser une industrie qui carbure et s’enrichit de l’exploitation et de la domination des femmes. Jouons-nous collectivement à l’autruche ? Cette négation de la violence envers des femmes plus vulnérables n’a-t-elle pas aussi un impact sur l’ensemble des femmes et des filles ?

Une lutte récupérée

Au début des années 80, le mouvement prônant la décriminalisation de la prostitution au Canada et au Québec, dont faisaient partie les groupes membres du Comité canadien d’action des femmes, souhaitait faire disparaître la prostitution. Il voulait permettre aux femmes d’en sortir en mettant fin à la répression policière et populaire. En offrant la possibilité de faire de véritables choix, de moins en moins de femmes se retrouveraient victimes de ce type de violence. Bien que peu réaliste face au véritable intérêt de l’industrie du sexe de se « réinventer », cette approche se situait dans la lignée des luttes contre les violences envers les femmes.

Très rapidement, ce mouvement a été récupéré par une vague légitimant l’industrie du sexe. Ce lobby s’est éloigné des objectifs de lutte contre la violence envers les femmes pour se rapprocher d’une vision très « libérale » affirmant que l’industrie du sexe peut être libératrice, qu’on peut s’y émanciper et qu’après tout « ce n’est qu’un travail comme les autres ». En s’attardant à l’analyse portée par les groupes voulant décriminaliser totalement la prostitution, on remarque, entre autres, le rejet du concept de « victime ». C’est exactement là que le bât blesse.

La loi canadienne n’a jamais considéré la prostitution comme une atteinte aux droits humains des femmes, mais plutôt comme une atteinte aux mœurs de la société. La prostitution serait donc un crime sans victime. C’est commode pour l’industrie, mais cela entrave la possibilité de soutenir les milliers de femmes souhaitant sortir de la prostitution. Cela entretient aussi l’idée que les femmes sont là par choix alors que plusieurs d’entre elles, au Québec comme ailleurs, décrivent leur expérience dans la prostitution comme un continuum de violence et de manque de choix. Oserons-nous les entendre ?

Une troisième voie pour traiter de la prostitution juridiquement

En juin dernier, la Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution, dont la CLES est membre, a fait le choix d’une troisième voie et a plaidé pour une alternative aux lois prostitutionnelles qui criminalisent les femmes, dans le cadre de l’appel du jugement Bedford c. Canada rendu par la Cour supérieure de l’Ontario en septembre 2010. Nous avons rejeté à la fois la position de statu quo, défendue par les procureurs généraux du Canada et de l’Ontario, et celle des requérantes visant à invalider trois articles du code criminel, invalidation qui légitimerait les proxénètes, les clients et les propriétaires de bordels. Nous avons plutôt soutenu que la Charte, interprétée en conformité avec les obligations internationales du Canada, exige l’adoption d’une criminalisation asymétrique de la prostitution.

Il est clair que la criminalisation des personnes prostituées les punit pour leur propre exploitation par les clients et les proxénètes et, en ce sens, il s’agit d’une mesure contrevenant aux droits des femmes à la sécurité et à la liberté. Par contre, il serait illogique et contraire aux principes de justice fondamentale de décriminaliser les hommes qui exploitent la prostitution d’autrui en ayant ainsi la prétention de protéger les femmes prostituées contre ces mêmes hommes. Le danger posé au droit à la sécurité des personnes prostituées n’est pas fonction des lois qui criminalisent la prostitution, comme le prétend l’industrie du sexe. Ce danger est plutôt imputable aux clients, aux proxénètes et aux profiteurs de tout genre de la prostitution. Si l’on reconnaît que la prostitution est violente et propage un message incitant à la violence envers les femmes, il est urgent que la cour réitère que personne n’a le droit constitutionnel d’acheter et de vendre le corps des femmes à des fins d’exploitation sexuelle.

La réalité de la prostitution

Une forte proportion de femmes, dont deux des trois requérantes dans la cause précitée, sont entrées dans la prostitution alors qu’elles étaient encore adolescentes. Les violences vécues, tels que les abus sexuels, sont des évènements qui facilitent l’entrée dans la prostitution. Le fait qu’elles soient encore dans la prostitution une fois adulte ne transforme pas tout à coup leur exploitation en « choix libre et éclairé » simplement parce qu’elles ont atteint 18 ans. Il relève de la mauvaise foi que d’affirmer qu’il n’y a pas de lien entre la prostitution juvénile et la prostitution adulte. Les nombreux témoignages des femmes fréquentant notre groupe nous amène à affirmer qu’au contraire, le fait d’avoir été happée par l’industrie du sexe à un plus jeune âge, amène plusieurs d’entre elles à être convaincues qu’elles ne « méritaient et ne méritent » que ça et devient un obstacle de plus à leur sortie.

La Cour de première instance a aussi omis, comme bien des personnes défendant l’industrie, de prendre en compte la violence inhérente à la prostitution, la sur-représentation des femmes autochtones dans la prostitution et les liens existant entre la prostitution et la traite des personnes à des fins d’exploitation sexuelle tant au niveau national qu’international. Il est tout aussi fallacieux de présenter les bordels comme des lieux sains et sécuritaires pour les femmes et d’opposer la prostitution de rue à la prostitution intérieure. Encore une fois, les femmes que nous rencontrons ne font pas la distinction. Très souvent, elles sont obligées de passer de l’une à l’autre pour une foule de raisons, mais sûrement pas pour être davantage en sécurité.

Un choix à faire

Comme société, nous sommes devant un choix. Pour sérieusement travailler à éliminer la violence envers les femmes, il faut en connaître tous les rouages et ne pas fermer les yeux sur la prostitution. Nous savons que des femmes dans l’industrie du sexe ou d’autres parlant en leur nom, affirment que leur sécurité et leur liberté dépendent de leur adhésion au fait que la prostitution est une réalité inchangeable. Qu’il n’y a tout simplement qu’à donner les moyens aux femmes prostituées pour être bien dans cette industrie. Une telle attitude nous empêche de voir et d’entendre celles, de plus en plus nombreuses, qui osent dénoncer cette industrie. Nous devons lutter contre la pauvreté et affronter l’industrie du sexe en l’accusant de participer à la violence envers les femmes. Souhaitons que la cour d’appel de l’Ontario nous en donne les moyens. Son jugement est attendu en décembre.

Diane Matte et Stéphanie Charron
pour la Concertation des luttes contre l’exploitation sexuelle

Mis en ligne sur Sisyphe, le 3 décembre 2011

Diane Matte et Stéphanie Charron, pour la CLES


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