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Révoltes arabes sur fond de religion, de virilité et de pouvoir

13 décembre 2011

par Salima Deramchi et Salima Mousli, féministes laïques algériennes

De révolution en révolution, les femmes sont tantôt voilées ou dévoilées, tantôt exhibées ou enfermées.

Il est connu et reconnu que les dictatures enferment, musèlent et violentent les peuples dans toutes leurs composantes, que ce soient les hommes, les femmes et toutes les minorités.

Les révolutions, quand elles sont censées libérer les peuples dans toutes leurs composantes, ne peuvent se réaliser qu’à travers la démocratie, une démocratie qui doit aux minorités leur protection et leur liberté (A. Camus).

Les révolutions arabes ou, comme les appellent certains, les printemps arabes, seraient l’expression de l’exigence par les peuples d’un changement de l’ordre politique, économique, culturel et moral dans des systèmes dictatoriaux, corrompus et despotes.

Ces révolutions, lancées et portées par une jeunesse coordonnée par des réseaux sociaux virtuels, voient leurs aboutissements dans les prises de pouvoirs des hommes, et presque exclusivement d’eux. Et voilà que les hommes déclarent héroïquement un projet de société fondé sur la religion, qui consacre la virilité (le masculin) : « juchée sur son socle théologico-juridique (N.Tazi), aucune revendication politique n’ébrèche cette identité qui se rapporte à la naissance... le commandement s’identifie au commencement. »

N’est-ce pas qu’Ibn Khaldùn dit que « l’homme est un chef par nature », et qu’ « il est fait pour commander parce qu’il est le représentant de Dieu sur terre ? » Ici et là, à travers les écrits et les plateaux de télé, beaucoup de chercheurs, intellectuels et politiques s’évertuent à nous convaincre de la grandeur de ces révolutions. Ces mêmes révolutions, qui ont certes le mérite d’avoir balayé les dictateurs, n’assurent pas pour autant l’avènement d’une démocratie réelle et effective.

Alors, à ceux et à celles qui savent parfaitement que la démocratie ne se limite pas qu’à la chute des dictateurs et aux urnes, nous demandons de nous dire la vérité au sujet des intérêts qui se cachent derrière leurs analyses relativistes. Et s’il n’y pas d’intérêt, alors que la solidarité des hommes et des femmes libres et égaux s’exprime en terme de liberté de conscience, de partage des pouvoirs et des richesses, d’égalité de droits entre les hommes et les femmes.

Face à certains discours entachés de spécificités culturelles, pour ne pas dire religieuses, nous nous demandons en tant que femmes issues de ces pays-là pourquoi nous ne sommes pas nées hommes ou, alors, pourquoi nos pères n’ont pas eu la même idée que le père d’Ahmed, née fille, élevée et présentée à la société comme garçon (l’Enfant de sable, de Tahar Ben Jelloun). Cette histoire témoigne de la relation triangulaire entre religiosité, virilité et pouvoir ; elle aborde la relation entre domination et « soumission enchantée » des femmes, expliquée par Jeanne Favret Saada : « la conscience dominée, fragmentée et contradictoire de l’opprimée ou de l’envahissement de la conscience des femmes par le pouvoir physique, juridique et mental des hommes. » Ainsi que la « conscience dominée » qui « annule quasiment toute responsabilité de la part de l’oppresseur. » (Nicole-Claude Mathieu)

Voici une lecture succincte du roman l’Enfant de sable , de Tahar Ben Jelloun : « Naître "garçon" est un moindre mal... naître fille est une calamité, un malheur qu’on dépose négligemment sur le chemin par lequel la mort passe en fin de journée. » (p.169). À travers des titres de chapitres qui évoquent sept (7) portes correspondant aux 7 jours de la semaine et renvoyant aux différentes étapes linéaires de la vie, le récit nous présente l’obsession du père El Haj d’avoir une progéniture mâle, même si c’est une fille. La porte du jeudi s’ouvre sur le défi que le père d’Ahmed lance au destin : « L’enfant à naître sera un mâle même si c’est une fille (…) le père pensait qu’une fille aurait pu suffire. Sept, c’était trop, c’était même tragique. Que de fois il se remémore l’histoire des Arabes d’avant l’Islam qui enterraient leurs filles vivantes ! Comme il ne pouvait pas s’en débarrasser, il cultivait à leur égard non pas de la haine, mais de l’indifférence. » Elles sont pour le père une hantise, une graine maudite, voire une malédiction. Ainsi, au début, si les portes étaient larges et accueillantes, symbolisant le recouvrement de l’honneur du père et la reconnaissance, enfin retrouvée, d’une mère n’ayant enfanté que des filles, elles rétrécissent au même rythme que celui des changements physiques, physiologiques et psychologiques d’Ahmed.

Tout au long du récit et jusqu’à sa mort, le père demeure déterminé à renier, non seulement le sexe de son enfant mais à l’abolir complètement, et par tous les moyens. L’apprentissage d’Ahmed est orienté vers les comportements virils et la soumission des femmes par les hommes. Malgré une période d’adolescence trouble, ambiguë et foisonnante de questionnements liés à l’identité sexuelle et de genre, Ahmed ne mit pas longtemps à porter son choix sur le genre masculin car, comme il le dit « ...ma condition, non seulement je l’accepte et je la vis, mais je l’aime. Elle m’intéresse. Elle me permet d’avoir les privilèges que je n’aurais jamais pu connaître. Elle m’ouvre des portes et j’aime cela, même si elle m’enferme ensuite dans une cage de vitres. » Il s’adresse par ailleurs à ses sœurs : « Vous me devez obéissance et respect. Enfin, inutile de vous rappeler que je suis homme d’ordre et que, si la femme chez nous est inférieure à l’homme, ce n’est pas parce que Dieu l’a voulu ou que le Prophète l’a décidé, mais parce qu’elle accepte ce sort. Alors subissez et vivez dans le silence. »

Toutes celles et ceux qui ont eu l’occasion de lire ce roman ont pu constater que les références à la religion ne sont pas anodines, mais un thème central de l’histoire. Il est, alors intéressant de constater comment Tahar Ben Jelloun réussit à concilier et même confondre le personnage, son histoire et ses actes avec la religion. Mais quel n’est pas le choc d’Ahmed quand il vit l’expérience du genre féminin et réalise toutes les violences sociales et sexuelles réservées aux femmes. C’est dire que les violences faites aux femmes ne sont ni le fruit du hasard ni commises par certains hommes à soigner, mais bel et bien le fruit d’un pouvoir politique et idéologique qu’il ne s’agira pas de solutionner ni par l’ouverture de soins ni par la mise en avant d’une poignée de femmes alibi, mais par une transformation fondamentale des lois et des mentalités.

Alors, femmes et hommes d’ici, de là-bas et d’ailleurs épris de justice sociale et culturelle, de liberté de conscience et d’égalité de droits, continuons la lutte car comme le dit Gramsci : « Après la lutte, il y a la lutte. »

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 décembre 2011

Salima Deramchi et Salima Mousli, féministes laïques algériennes


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