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La crainte d’une voix distincte, celle des survivantes de la prostitution

23 janvier 2012

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Je crois qu’il est crucial que les femmes sorties de l’industrie du sexe aient droit au séparatisme, d’autant plus que plusieurs de ces femmes ont des idées claires et s’en servent pour s’affirmer comme abolitionnistes.

Mais il y a, tout autour de nous, une peur de nos voix, il y a de l’ignorance quand nous parlons dans notre propre langue et nos propres concepts, et il y a une censure délibérée de notre accès à une voix distincte.

Qu’est-ce qui vous fait peur ? Et pourquoi, quand vous craignez nos voix, recourez-vous constamment à du chantage affectif ?

Ce qui me rend très triste, c’est qu’une partie de la censure des femmes sorties de la prostitution vient de lieux où l’on se dit critique de l’industrie du sexe, mais où l’on refuse constamment d’écouter et d’entendre nos voix. Au lieu de cela, on parle plus fort que nous, pour nous, par notre intermédiaire, et l’on n’arrête jamais de parler quand des femmes sorties de la prostitution remettent en question certaines théories.

L’exemple classique de cette attitude est la vieille théorie selon laquelle toute violence masculine se situe simplement sur un continuum, qu’elle affecte toutes les femmes de la même façon.

C’est en partie vrai – mais prenez s’il vous plaît la peine de voir et d’entendre les différences, écoutez-nous SVP vous dire que d’être à l’intérieur du commerce du sexe, surtout la prostitution à long terme et l’industrie du porno, est très différent d’être violée ou de la violence conjugale.

Parlons des différences : ne noyez pas ou ne remplacez pas nos voix. Arrêtez de réfléchir à l’ancienne, et entendez nos voix, même si nos voix disent les mêmes mots depuis des siècles – ces mots sont toujours d’actualité pour celles et ceux qui voudraient nous faire taire.

J’ai été violée par des amis, j’ai été violée par mon beau-père, j’ai été battue par des hommes qui me connaissaient en tant que personne.

Il y a une différence fondamentale – celle qui semble nécessaire de réduire au silence – et c’est que la prostituée est violée, battue et assassinée autrement qu’en tant que personne.

Les hommes qui la détruisent ne la voient jamais comme autre chose qu’une marchandise. On ne permet jamais à la prostituée d’être humaine – même quand elle est sortie de l’industrie, la femme prostituée est toujours connue comme ce rien. Alors même qu’elle construit son humanité et retrouve son essence, il ne lui est jamais permis d’oublier qu’elle était jetable et que, lorsqu’elle était violée, elle n’était jamais vue.

Nous parlons maintenant en utilisant cette voix de celles qui ont été transformées en objets jetables. Nous savons que nos viols, les voies de fait qu’on nous a infligées et le risque d’être tuées n’ont jamais été une affaire personnelle.

Pour tous les prostitueurs, tous les profiteurs de l’industrie du sexe et pour de trop nombreux étrangers, toutes les prostituées ne sont que des putes, et toutes les putes ne sont que des marchandises, aucune prostituée n’a le luxe d’être entièrement humaine.

C’est pourquoi de nombreuses femmes qui ont échappé à cette industrie choisissent d’en parler en termes de droits de la personne et en termes de torture extrême – plutôt que par analogie avec la violence conjugale ou le viol individuel.

Ce n’est pas à titre individuel que la femme prostituée est ainsi traitée – les mêmes viols de masse, la même torture sexuelle, le même lavage de cerveau, la même réalité des assassinats, la même réalité d’être rendue sous-humaine – sont là pour l’ensemble de la classe prostituée.

Se contenter de ne voir que la dimension individuelle équivaut à éviter tout changement réel et à fermer les yeux sur la réalité que le commerce du sexe est fondé sur la torture et le gynocide. Si vous n’y voyez qu’une expérience individuelle, vous n’y verrez qu’une triste « histoire d’horreur » particulière, plutôt qu’un plan concerté pour l’entretien d’une classe de femmes réduites à des jouets à baiser.

C’est pourquoi le langage du « rétablissement » et de l’itinéraire individuel est profondément paternaliste et une forme de censure : il passe sous silence un enjeu politique fondamental pour les femmes qui ont échappé à l’industrie.

Mais nous sommes censées demeurer des victimes à plaindre et auxquelles tapoter sur la tête si d’autres décident que nous sommes individuellement en processus de rétablissement.

Nous ne sommes pas censées voir et comprendre l’ensemble du tableau.

Mais les femmes sorties de l’industrie voient toujours ce tableau : elles n’ont pas de difficulté à constater que les femmes et les jeunes filles prostituées sont toutes reliées, elles voient que les profiteurs de l’industrie du sexe sont sans doute les capitalistes les plus cyniques et les plus performants que la société ait jamais produits, elles voient que tous les consommateurs de prostitution considèrent celle-ci comme inoffensive puisque les gens qu’ils achètent n’ont aucune valeur humaine à leurs yeux.

Nous voyons, connaissons et ressentons le poids énorme de l’industrie du sexe, nous savons qu’elle s’insère dans la plupart des aspects de notre vie quotidienne – nous savons cela en dépit de ceux qui veulent nous faire taire, qui insistent qu’il ne s’agit que d’un problème mineur, qui peut être rangé dans une boîte, et que, si vous ne l’aimez pas, il vous suffit de contourner l’industrie du sexe.

Cette censure est pratiquée tous les jours afin de rendre invisibles les conditions de survie de la classe prostituée.

Les femmes qui y ont échappé doivent se taire, parce qu’elles se souviennent de ces conditions et qu’elles ont trouvé une voix claire pour les dire.

Vous devez faire taire l’ex-danseuse de bar qui dit avoir dû fournir des « faveurs » sexuelles pour gagner suffisamment d’argent.

Vous devez faire taire l’ancienne escorte qui se souvient qu’il n’y avait aucun endroit sûr, mais simplement l’espoir qu’un prostitueur ne déciderait pas de se montrer sadique.

Vous devez faire taire l’ex-actrice de porno qui a connu des viols multiples, des tortures sexuelles et une violence mentale constante – des violences qui habitent encore son esprit et son corps.

Il suffit d’imposer le silence à toutes les femmes sorties de l’industrie du sexe, et l’on pourra perpétuer le statu quo dans cette industrie.

Personne ne doit entendre qu’il ne peut jamais y exister d’endroit sécuritaire pour une femme prostituée.

Pas quand le facteur central de toute prostitution est que la prostituée est entièrement possédée et contrôlée par le consommateur. Celui-ci a le droit de la traiter comme il le veut et le peut, et pour la grande majorité d’entre eux, leur imagination est alimentée par le porno, par la haine de la classe prostituée et par la connaissance du fait qu’il est le maître.

Comment imaginer qu’il y aura un jour dans ce milieu un endroit sécuritaire pour la classe prostituée ?

Mais au lieu d’en être conscients, vous achetez la notion débile que l’industrie devrait être rendue assez sécuritaire pour que la prostitution et la pornographie puissent y perdurer.

Vous appuyez l’intégration de capotes à tous les plans des films de porno, en ignorant les mille et une façons dont les femmes sont violées et sexuellement torturées sans pénétration.

Vous voudriez abriter toute prostitution dans des bordels légaux et des agences d’escorte contrôlées, en passant sous silence que derrière des portes closes, les prostitueurs ont plus de temps et d’intimité pour être aussi violents qu’ils le désirent, en passant sous silence que la grande majorité des prostituées sont assassinées à l’intérieur, et non au dehors.

Nous parlons haut et fort de ces dangers quotidiens, et on nous ignore continuellement.

Nous sommes traitées comme des cas pathétiques. On nous dit que nous nous illusionnons, que nous devons être des menteuses, que nous ne comprenons tout simplement pas ce qu’est le bon sexe, et ainsi de suite, encore et encore.

On nous rappelle constamment que nous ne devons pas parler d’une voix distincte, car nous ne pouvons jamais être assez humaines pour avoir une voix quelle qu’elle soit.

Vous nous avez maintenues dans une condition sous-humaine, voilà pourquoi notre séparatisme est crucial.

Version originale : « The Fear of a Separate Voice »

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 21 janvier 2012

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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