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Prostitution - Écrire de l’intérieur et nommer l’ennui

21 février 2012

par Rebecca Mott, survivante et écrivaine

Je veux écrire de l’intérieur, à partir de mes vérités multiples et fragmentées après avoir été au cœur de la prostitution d’intérieur, façonnée pour correspondre aux exigences de la prostitution qualifiée d’« expérience copine » (girlfriend experience).

Je parle de ce que j’ai vécu de l’âge de 17 à 27 ans.

Ce sont les années que les autres qualifient de prostitution adulte – un cadre où tout devient la faute de mes propres choix, bons ou mauvais, un cadre selon lequel une prostituée adulte doit être satisfaite de sa condition puisqu’elle ne la quitte pas, et, bien sûr, un cadre qui pose toujours en principe que toutes les femmes prostituées ne sont que de sales putes, accros au sexe tordu.

Dans ce cadre, toute forme de violence est transformée en glamour, tout avilissement est censé être « choisi » et toute crainte est présentée comme simulée.

Dans ce cadre, toute vérité est soigneusement écartée au cas où elle pousserait les prostituées vers des conduites autodestructrices ou même le suicide.

Je veux essayer de retrouver mon monde intérieur de ce moment-là, tel qu’il était et non tel que d’autres voulaient qu’il soit, non pas à partir d’une position sûre de recul, mais au cœur même de ce monde intérieur.

Mon intérieur, comme celui des millions de femmes torturées, était surtout envahi par un ennui profond, occupé par les façons répétitives et sans fin dont j’étais torturée sexuellement ainsi que par de longues périodes où je me forçais l’esprit à masquer la réalité.

Aujourd’hui, mon espace intérieur est plein de courts instants où je constate qu’il me reste une part d’humanité, des moments à me souvenir d’une chanson en arrière-plan, des moments où je rentrais tard le soir en goûtant le silence d’une ville, des moments où mon esprit disait « c’est trop, ça suffit », mais où mon corps continuait à être torturé.

Ces moments ont été la force qui a fait de moi la personne qui écrit aujourd’hui ce blog. Je ne pouvais rien faire pour sauver ma vie de jeune adulte, mais aujourd’hui, tout ce que je peux faire en écrivant ces lignes, c’est rendre son dû à cette femme pour son courage intense et pour sa force volontaire en transcrivant ses vérités avec le plus d’intégrité possible.

Je n’écris pas seulement pour moi-même et pour mon passé : j’écris pour les millions de femmes adultes prostituées qui sont aujourd’hui abandonnées, parce que des gens décident qu’elles doivent certainement avoir choisi leur mode de vie.
J’écris pour ces femmes prostituées abandonnées derrière les murs de la prostitution d’intérieur.

J’écris pour rendre l’invisible visible et pour vous dire : arrêtez donc de détourner la tête de ces femmes, de les chasser de vos consciences. Au moment même où vous décidez qu’elles doivent s’en tirer, sachez qu’elles sont violées de façon routinière, forcées à incarner du porno dur, qu’elles sont mentalement maltraitées jusqu’à la destruction de leur personnalité, et assassinées à une échelle que vous choisissez de ne pas imaginer.

C’est un génocide, et vous regardez dans l’autre direction...

Puis-je dire – avec le cri de celle que j’étais dans ma jeunesse – que je ne me soucie pas de m’exprimer de façon politiquement correcte, que je ne me soucie pas de blesser vos précieux sentiments et que je ne me soucie certainement pas de votre envie de dire que toute violence masculine se situe sur un genre de continuum, où la prostitution est transformée en annexe.

Je ne peux prendre à cœur vos débats : vous vous reposez dans votre jargon académique, vous comparez nos réalités avec vos expériences – il ne me reste aucune marge de manœuvre pour m’intéresser à ces distractions, alors même que mes sœurs prostituées sont détruites partout dans le monde.

Je n’ai pas de temps ou d’espace pour insérer nos réalités dans votre langue – alors même que nous façonnons un nouveau langage pour les femmes prostituées, un langage qui n’est pas nécessairement « convenable » et qui ne provient pas seulement de l’espace confortable du cerveau.

Notre langue doit parler du sexe et des actes sexuels – nous devons expliquer en termes clairs et simples ce que l’on nous a fait. C’est alors seulement que nous pourrons dire pourquoi on nous a fait tout cela et qu’on continue à nous le faire.

Ne rejetez pas les mots du sexe simplement parce qu’ils peuvent vous offenser ou vous rendre inconfortables. Votre confort n’est pas une priorité alors que nous sommes en guerre contre la torture sexuelle industrielle infligée à la classe prostituée.

Ne dites pas que nous devons afficher des « avertissements de propos déclencheurs » avant nos écrits. Toutes nos paroles doivent être reliées et montrer la violence faite aux femmes prostituées ; il est donc important que ces paroles déclenchent des souvenirs de la torture sexuelle et d’avoir été délibérément réduites à une sous-humanité.

Tous nos mots devraient déranger, déséquilibrer ; ils devraient vous forcer à affronter vos propres préjugés ; ces paroles peuvent, doivent et vont effectivement servir de déclencheurs pour aller au-delà d’une écoute purement intellectuelle et vous prendre aux tripes.

Nous nous battons pour la vie des personnes prostituées – vos réflexes devraient vous aider à établir le lien à un niveau plus profond, mais aussi vous aider à puiser dans une colère et une indignation qui sont une force en vue d’un changement réel.

J’écris en sachant que je vais avoir un effet déclencheur sur d’autres personnes. Mais jusqu’au jour où chaque prostituée sera libre et complètement à l’abri, alors ma bouche doit dire les vérités, plutôt que s’en tenir à une suite d’euphémismes ou de mots artificiels.

Ce doit être la langue que nous parlons de l’intérieur d’une violence routinière, la langue des mortes vivantes, la langue de celles qui sont violées si souvent que la langue elle-même leur a été volée.

Ce ne peut pas être un langage rangé, sûr et calme.

Ma langue part du cerveau, mais elle se cultive en abordant des vérités profondes à partir de mes tripes.

C’est une langue qui veut trouver la vraie vie, après avoir connu la torpeur de la torture sexuelle, une langue qui exige d’enchâsser la vérité dans les mots de la douleur, du chagrin et de la confusion ; elle ne doit pas être pliée et cataloguée dans le vocabulaire linéaire du langage universitaire.

J’écris avec la voix du cœur d’une artiste – celle qui cherche des vérités en sachant qu’elles resteront toujours inaccessibles.

J’écris qu’être au cœur de longues années de prostitution d’intérieur a été une expérience marquée par un profond ennui.

C’est une vérité qui est rarement montrée au grand public – elle n’est captée, peut-être, que dans certaines peintures de Toulouse-Lautrec.

Non, nous n’avons pas le droit de parler de la torpeur mortelle de ce long ennui qui détruit nos essences.

Il y avait l’ennui à attendre qu’un quelconque prostitueur nous choisisse, un temps où le cerveau s’éteint littéralement.

Ce temps où il faut fuir toute velléité de s’échapper, détruire toute idée d’être plus que le rôle de la putain.

Ce temps où l’on doit perdre toute individualité, le temps où l’on doit savoir que l’on n’est pas humaine mais simplement des parties d’un corps qu’un homme– ou, la plupart du temps, beaucoup d’hommes – va vouloir acheter.

L’attente est le temps où l’on détruit tout concept d’espoir ou d’émotion ou de peur ou de dignité – ce temps d’attente suffit à faire de soi un robot.

Mais il y a un ennui plus profond – un ennui terrifiant à exprimer en mots, à montrer au monde extérieur. C’est l’insensibilité induite par la répétition sans fin des mêmes tortures sexuelles, l’écœurement de voir à quel point les prostitueurs sont prévisibles dans leur haine et dans leur violence.

Cette insensibilité est un facteur-clé de nos souvenirs bloqués et fragmentés, celle qui nous amène à voir et à ressentir tous les prostitueurs comme s’ils étaient le même homme.

Chaque saligaud de prostitueur est exactement semblable à tous les autres.

Merde… ces soi-disant hommes ont fait de nous moins que des êtres humains, ils ont fait de nous des parties du corps à baiser, des marchandises qu’ils sont libres de jeter – est-il si grave que nous n’ayons pas le moindre respect pour leur humanité ?

Quand on subit des viols collectifs de façon routinière – un geste que d’autres personnes considéreraient comme le plus choquant, le plus aliénant pour la dignité d’une femme – même cela devient d’un ennui mortel, cela devient le rôle que l’on doit incarner.

Il peut demeurer une petite partie dans notre esprit qui pense : « J’espère ne pas mourir », une petite partie qui sait que l’on devrait ressentir de la terreur, peut-être même de l’indignation – mais quand le viol collectif est chose commune, cette petite voix est profondément enterrée.

Lorsque le viol anal est notre norme, quand on le pratique toujours de manière à nous faire saigner et, de préférence, perdre conscience, alors, même cet enfer devient ennuyeux.

Pour tenir le coup, pour apprendre à ignorer la douleur autant que possible, l’on peut se faire croire que l’évanouissement tient au fait de ne pas avoir assez mangé ou dormi – et il nous faut croire que l’on méritait le viol anal tellement on est une mauvaise personne.

Bien sûr, ce n’est que la pointe de l’iceberg des nombreuses façons dont les prostitueurs torturent sexuellement les femmes prostituées adultes derrière des portes closes.

On nous étrangle régulièrement, on nous baise jusqu’à ce qu’on ait l’impression que la chatte va nous tomber du ventre, on nous bourre de coups de pied à l’estomac et à la tête chaque fois que le détenteur du pouvoir trouve que nous laissons trop entrevoir que nous sommes peut-être quelqu’un d’humain.

Nos tortures sont rendues si normales et elles sont si fréquentes qu’il y a des gens pour les présenter comme du travail, comme un divertissement ou comme notre style de vie – et alors, ce n’est plus de la torture mais un simple « accident » ou « mauvais client » à l’occasion.

Pas étonnant que le seul moyen de survivre à cet enfer soit de chercher refuge dans l’insensibilité.

A l’intérieur de cette torpeur, rien ne peut avoir d’importance – et si rien n’en a, alors on peut imaginer que l’on ne ressent aucune douleur, que l’on n’est pas terrifiée, que notre dignité n’a pas d’importance.

Si la femme prostituée arrive à se réfugier suffisamment dans l’insensibilité, alors le commerce du sexe a gagné en faisant d’elle un sous-humain.

C’est merveilleux de quitter la prostitution – mais cela exige de démanteler cette insensibilité. ; Il nous faut alors fouiller la douleur, la terreur et la confusion que nous a imposées le commerce du sexe.

Revenir à la vie après avoir été prostituée est terriblement difficile, mais c’est beaucoup mieux que d’être réduite à moins qu’un être humain et que de devoir vivre avec un ennui mortel.

Version originale : "Letting My Mind Flow"

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 février 2012

Rebecca Mott, survivante et écrivaine


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