source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4126 -



Pourquoi la question de la Palestine est un enjeu féministe

14 mars 2012

par Neferti X. M. Tadiar

J’ai récemment fait partie d’une mission d’enquête, déléguée en Palestine par l’organisme US Academic and Cultural Boycott of Israel. Cette délégation comprenait des universitaires et des chercheures et chercheurs états-uniens préoccupés, comme je le suis, par cette situation. (1)

Au cours de ce voyage d’enquête d’une semaine, nous avons recueilli des témoignages multiples et variés ainsi que des preuves évidentes des actes quotidiens de violence, de harcèlement et d’humiliation auxquels est soumise la population palestinienne, au plan collectif et individuel. Des gens appartenant à plusieurs familles vivant dans Jérusalem-Est nous ont décrit leurs histoires personnelles disant avoir été physiquement expulsés de leur maison en pleine nuit, avoir vu leurs maisons pillées et être appropriées par des colons (dont beaucoup étaient encore tout récemment des résidents des États-Unis), leurs biens éparpillés dans les rues et pillés le lendemain matin, leurs enfants revivant dans leurs cauchemars ces expulsions à caractère punitif (comme lorsqu’on a brûlé sous leurs yeux leurs poupées à côté de leur lit).

Le peuple palestinien, à qui on avait déjà infligé en 1948 le statut de réfugié, par la création sur leur territoire de l’État israélien, a depuis été forcé à plusieurs reprises de redevenir réfugié dans sa propre ville et son propre quartier. Les Palestiniens et Palestiniennes sont plusieurs fois redevenus des sans-abri à côté de leurs propres maisons (leurs tentes de fortune étant même incendiées à plusieurs reprises). Ces expulsions sont dues à l’expansion continue des colonies juives, protégées par les forces armées, les colons infligeant sans relâche et avec impunité de petits gestes traumatiques de violence et de cruauté dans le but de rendre excessivement pénible et difficile, sinon impossible, la vie des Palestiniens et des Palestiniennes dans les zones revendiquées et colonisées par l’État israélien.

À la suite de ce voyage d’enquête et d’un examen minutieux de la copieuse documentation qui existe sur le sujet, il est devenu tout à fait évident pour nous que le peuple palestinien subit présentement les conditions d’un régime d’apartheid colonialiste de la part des colons, un régime dont les objectifs en bout de ligne sont, pour la majorité ethno-religieuse qui détient le pouvoir, de s’assurer de l’expulsion à volonté des Palestiniens en tant qu’individus et de leur ultime disparition en tant que peuple. De plus en plus - et à un rythme accéléré -, on voit les personnes d’origine palestinienne chassées de territoires que l’État israélien continue à s’approprier et à placer sous contrôle, forcées de quitter les terres où elles ont vécu pendant des générations, d’abandonner les maisons et les communautés qu’elles ont bâties et dont elles continuent de dépendre pour soutenir leur vie présente et future.

Ces personnes sont ainsi spoliées de leur patrimoine culturel et de la mémoire historique d’un passé encore vivant. Que ces Palestiniens et les Palestiniennes vivent en Israël ou dans les territoires occupés, leurs libertés civiques fondamentales et leurs droits sociaux sont gravement restreints, quand ils ne sont pas tout simplement niés en bloc. Ce déni est le fait d’un système juridique fondé sur la discrimination, la ségrégation et l’inégalité raciale, qui pénètre dans les espaces les plus intimes et subjectifs de leur vie quotidienne, au point même d’imposer des restrictions quant aux personnes que ces hommes et ces femmes ont le droit d’aimer et de choisir comme partenaires de vie.

Le problème de la Palestine, un enjeu féministe

On m’a demandé comment je vois l’occupation de la Palestine à partir de mon point de vue de féministe ou, en d’autres mots, pourquoi et comment je considère le problème de la Palestine comme un enjeu féministe.

Il me semble que la question que pose la conjoncture palestinienne actuelle n’est pas seulement l’incertitude de son destin politique en tant que peuple (une nation sans État, sans territoire, et sans ressources reconnues en propre, bref, sans capacités d’auto-détermination). La question qui nous est posée est plutôt celle de la dévaluation d’êtres humains, une condition à laquelle cette population semble être vouée par un système normalisé d’inégalité, de dépossession et de violence en vue de son exploitation. Ces conditions de dévaluation et ce traitement des personnes comme des êtres « jetables » procèdent du maintien d’hiérarchies naturalisées de différence entre les êtres humains (sous prétexte de race, d’ethnie, de nationalité ou de religion), ce qui résonne de toute évidence avec les analyses féministes des formes de violence, de dévaluation genrée, du caractère jetable des personnes qui caractérisent tant de contextes socio-historiques, dont celui-ci.

Toutefois, il faut également reconnaître qu’au-delà des homologies que peut suggérer cette résonance théorique (par exemple, entre les formes racisées et genrées de dévaluation des gens qui en font des êtres jetables), les projets de colonialisme et d’apartheid qu’incarne l’État israélien et la logique sécuritaire qui sous-tend et légitime ses politiques de surveillance, de militarisation et de guerre ouverte correspondent depuis longtemps à des préoccupations féministes. D’une part, des analyses féministes ont montré comment de tels projets sont facilités et validés par des idéaux culturels normatifs de genre et de sexualité enchâssés dans leurs conceptions de paramètres comme la terre, le territoire, la souveraineté, le peuple et la race, la citoyenneté, la liberté et le pouvoir.

D’autre part, au titre de modes de production et de régulation de la vie – et en fait, de projets qui veillent à la répartition inégale des chances dans la vie (l’augmentation de chances de certains au détriment des chances d’autrui), comme le capitalisme et en tandem avec lui –, les projets colonialistes des colons juifs et le nationalisme d’apartheid exigent également certaines divisions du travail et formes de reproduction sociale (et de mort sociale) qui sont profondément sexualisées et racisées, au-delà de la forme dominante d’antagonisme politique.

Mais en bout de ligne, ce qui fait de la question de la Palestine une préoccupation féministe ne repose pas sur l’une ou l’autre de ces perspectives analytiques ou de ces arguments critiques. Il s’agit plutôt des connexions que l’oppression et la lutte des Palestiniennes et des Palestiniens nous permettent de tracer avec ces différences dont dépend l’oppression et que présuppose la question telle qu’elle est actuellement posée. Cet enjeu est féministe parce qu’il nous appelle à créer de nouveaux liens au-delà de la province d’intérêts et des formes héritées d’appartenance sociale dont nous aurions pu devenir captives et, pour ceux et celles d’entre nous qui n’y ont pas encore été appelés, à ressentir la souffrance et les aspirations du peuple palestinien comme étant également les nôtres.

L’étranglement actuel de la vie des Palestiniens et des Palestiniennes n’est pas, après tout, le seul fait d’un État aberrant. Israël est en effet soutenu par une économie et un ordre géopolitique mondial, qui condamne certains groupes sociaux et classes sociales à une superfluité absolue, en faisant des populations excédentaires. Cet ordre mise sur une accumulation insatiable et des formes de destruction affectant toute vie sur la planète. La conjoncture palestinienne équivaut donc à la question urgente d’un avenir juste et équitable, question à la fois spécifiques à ce contexte et à ce peuple et préoccupation générale et paradigmatique mondiale. En ce sens, adopter une position de solidarité et d’implication dans le combat des Palestiniens et des Palestiniennes pour résister aux conditions de leur dépossession et les transformer, se joindre à leur aspiration à la liberté collective et à l’autodétermination, est également participer à une réfection de la vie dans son ensemble, ce qui ne peut pas être autre chose qu’un acte féministe primordial.

1. Les autres membres de la délégation étaient : J. Kehaulani Kauanui, Robin DG Kelley, le projet de loi Mullen, et Nikhil Pal Singh / www.usacbi.org.

Version originale : Why the Question of Palestine is a Feminist Concern, The Feminist Wire, le 1 janvier 2012.

L’auteure

Néferti X.M. Tadiar est professeure et détentrice de la Chaire d’études des femmes, genre et sexualité au Barnard College. Elle est l’auteure de Things Fall Away : Philippine Historical Experience and the Makings of Globalization (2009) et Fantasy-Production : Sexual Economies and Other Philippine Consequences for the New World Order (2004). Elle a rédigé récemment les articles suivants : « Life-times in Becoming Human », Occasion, 3 (à paraître) ; « Remaindered Life of Citizen-Man, Medium of Democracy », Southeast Asian Studies (décembre 2011) ; « If Not Mere Metaphor…Sexual Economies Revisited », dans « Sexual and Economic Justice », numéro spécial de SF Online, No 7.3 (été 2009) ; et “Empire,” Social Text, 100, Vol. 27, no. 3 (automne 2009). Elle est actuellement membre du Conseil consultatif de la « US Campaign for the Academic and Cultural Boycott of Israel » et co-rédactrice en chef de la revue Social Text.

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 1 mars 2012

Neferti X. M. Tadiar


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4126 -