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Cour d’appel de l’Ontario sur la prostitution - Adopter le rôle d’une "dominatrice", acte de subversion ou revanche ?

16 avril 2012

par Claudine Legardinier, journaliste et chercheuse

Terri Jean Bedford*, prostituée de 52 ans, a donc obtenu une importante victoire : la Cour d’appel de l’Ontario se prononce en faveur des bordels pour garantir la sécurité des personnes prostituées. L’occasion est une nouvelle fois trouvée pour les médias et pour une certaine gauche d’exprimer leur fascination pour une « dominatrice » habillée de cuir noir, surnommée Madame de Sade, et pour son combat, présenté comme un pied de nez à l’ordre bourgeois. Cette femme, peut-être à l’origine du démantèlement prochain de la politique canadienne en matière de proxénétisme, est entourée d’un parfum de subversion censé garantir le caractère révolutionnaire de son combat.

Aussi est-il intéressant de s’arrêter sur l’itinéraire de Terri Jean Bedford. On y découvre l’envers absolu du relent subversif et du « choix » de prostitution dont sa toniturante revendication semble être l’expression : une personne détruite, une femme en perpétuel danger que l’impasse de sa vie mène à devenir prostituée puis elle-même tenancière, donc proxénète.

L’évocation de son itinéraire, livré par elle-même au tribunal, est à cet égard édifiant : la pauvreté, le racisme, la malnutrition, la déchirure de l’abandon, l’adoption à l’âge de 5 ans, les agressions sexuelles à répétition, la rue à 16 ans, la cocaïne, l’héroïne, l’alcool, puis la prostitution, véritable entreprise de destruction : volée, battue, humiliée, traitée comme une moins que rien par des types « bourrés de testostérone », selon ses propres mots. Enfin, la prison. À la sortie, le néant. Redevenir prostituée ? Jamais de la vie, de toute évidence. Plutôt dominatrice : l’assurance de ne pas être touchée par les hommes qui défilent, mais de les cravacher, de les humilier à son tour.

En 1994, une immonde descente de police dans son « donjon » (quatorze policiers armés, comme pour une terroriste !), achève de nourrir chez Terri, condamnée en 1998 pour proxénétisme, une révolte irréductible contre « la société ». Puis c’est la maladie, la chimiothérapie : la misère, la galère toujours recommencée.

Telle est la vérité d’un itinéraire que l’on voudrait nous vendre pour l’antichambre de la subversion. Mais quelle subversion ? Subversion de quel système ?

Le moteur de cette femme abandonnée par une société malade d’indifférence, c’est la revanche ; certainement pas la vocation de la prostitution. La prostitution, pour Terri, et son unique voie de promotion, le proxénétisme, n’ont été que l’ultime recours avant la mort.

Aujourd’hui, manipulée par ceux qui ont intérêt à libéraliser le « marché du sexe » (des « clients » notamment participent au financement du procès qu’elle a intenté), elle est en outre renvoyée par les médias et les bobos, au nom d’une prétendue ouverture d’esprit et tolérance, à cette impasse sans nom, à ce monde de violences dont ils ne voudraient jamais pour leurs propres enfants. C’est toujours assez bon pour Terri Bedford qu’ils feignent d’encenser.

Tellement pressés de prendre fait et cause pour Terri, pour la lutte menée par une opprimée, de nombreux médias oublient de voir ce qui leur crève les yeux : à savoir que son éventuelle victoire n’aura d’autre effet que d’ouvrir des avenues aux proxénètes et à tous ceux qui entendent, avec la bénédiction de l’État, amasser des profits substantiels sur le dos de femmes comme elle.

L’urgence, ce n’est pas de légaliser ni de banaliser les bordels ; c’est de créer de solides services d’aide aux jeunes filles et aux femmes fracassées. Sans quoi elles n’ont pas fini, faute d’avenir, de militer pour obtenir la normalisation du système qui les broie.

* Référence à une phrase de Marguerite Duras au moment de "l"affaire Guillemin" en France. Elle avait parlé de la mère du petit garçon assassiné en disant qu’elle était "sublime, forcément sublime".

Mis en ligne sur Sisyphe, le 16 avril 2012

Claudine Legardinier, journaliste et chercheuse


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