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Nous n’avons plus les moyens du patriarcat et de sa violence

14 décembre 2012

par Finn Mackay, militante féministe et chercheure

Conférence donnée à l’organisation Welsh Women’s Aid, le 10 décembre 2012



Ce matin, je vais parler de l’importance d’une analyse féministe de la violence, je vais parler du pourquoi de la violence anti-femmes et des systèmes qui la maintiennent, en font la promotion et la justifient. Je vais surtout parler des hommes et de la masculinité. Cela peut ou non vous apparaître comme une surprise. Mais si trouver des solutions est notre objectif final, il est important pour nous d’identifier les problèmes.

La plupart d’entre nous sommes familières avec l’idée que la violence masculine contre les femmes est un phénomène sexué, et cette définition elle-même figure, bien sûr, dans la consultation que vous menez actuellement. La théorie féministe nous apprend, en fait, que toute violence est sexuée, que la violence est bien peu « égalitaire », pour ainsi dire. En dépit des apparences ou des expériences individuelles, elle est bien rarement, au plan structurel, le fait du hasard. La prévalence, la forme et l’étendue de la violence dans notre société colle de près aux lignes de faille d’oppression, de marginalisation et de discrimination que nous avons repérées. Il n’est donc pas surprenant que les femmes sont touchées de manière disproportionnée par certains types de violence, et que les hommes sont, très majoritairement, la plupart des personnes condamnées pour des crimes violents, y compris les crimes contre les femmes. Les hommes remplissent nos prisons, tout comme ils forment nos armées et nos gouvernements.

Patriarcat et neuro-sexisme

L’analyse féministe nous dit que la violence masculine contre les femmes n’est pas naturelle, biologique ou inévitable. La théorie y reconnaît un symptôme du patriarcat. Et ici, il est bon de revenir aux concepts de base et de se rappeler exactement de ce que signifie réellement le terme « patriarcat ». En raccourci, c’est simplement le mot utilisé pour désigner la suprématie masculine ; les sociétés où, en général, les hommes en tant que groupe dominent les positions de pouvoir ; les sociétés comme la nôtre. Pour compenser des inégalités aussi criantes, ce statu quo est généralement défendu, dans les rares occasions il est même remis en question, sur la base de la biologie ou d’un simple accident. Il existe encore dans notre culture de forts courants sous-jacents qui nous chuchotent pour nous rassurer que les choses sont comme elles sont parce que ça marche, parce que c’est juste arrivé comme ça, parce qu’il en a toujours été ainsi – comme si la durée d’existence d’une oppression justifiait et excusait son maintien.

Ce genre de recours à la biologie a toujours été populaire, et l’est toujours. Nous pouvons l’observer aujourd’hui dans les ouvrages de pop-psychologie – que des féministes comme la scientifique et écrivaine Cordelia Fine appellent « neuro-sexisme » –, les best-sellers du genre « Pourquoi les hommes sont incapables de faire le repassage », paradoxalement empilés dans la section « Self Help » des librairies ou, plus probablement aujourd’hui, dans les menus déroulants d’« Amazon ». Ce sont les livres qui tentent de nous expliquer pourquoi, même si l’on ne peut apparemment tenir les hommes responsables de se nourrir ou de laver leurs propres sous-vêtements, ils sont parfaitement capables d’être PDG de grandes entreprises, ou chancelier de l’Échiquier. Cela serait cocasse si cette attitude n’était pas aussi endémique, aussi mondialement tolérée et aussi incontestablement condescendante, à l’égard des femmes comme des hommes.

Le féminisme a bien sûr un autre message, un message exigeant : la promesse que la façon dont sont les choses n’a pas à être la façon qu’elles doivent être, l’invitation à changer, à devenir les êtres humains que nous pouvons être, plutôt que les stéréotypes usés et limitatifs des hommes et des femmes. Parce que le féminisme est pour tout le monde, ce n’est pas seulement un mouvement pour les femmes, mais un mouvement politique de libération de l’ensemble de la société. Et, tout comme le féminisme ne concerne pas seulement les femmes, le patriarcat ne concerne pas non plus seulement des femmes, bien que ses effets les plus brutaux et les plus extrêmes sont vécus par les femmes, bien sûr, par le biais des niveaux épidémiques de violence anti-femmes que vous connaissez toutes trop bien.

Le patriarcat peut, en fait, être envisagé comme une énorme hiérarchie d’hommes, une structure où les femmes, les enfants et les hommes marginalisés sont certainement défavorisés, mais aussi une structure dans laquelle les hommes se disputent les meilleures positions, dans laquelle l’accès sexuel aux femmes, la possession des femmes et le contrôle et la domination des femmes peuvent fonctionner pour entretenir, maintenir ou améliorer la position des hommes vis-à-vis d’autres hommes. Étant construites comme classe subordonnée au sein du patriarcat, les femmes ont également une autre fonction parce que, où qu’un homme réside dans la hiérarchie, il a toujours quelqu’un en dessous de lui, et, au bout du compte, ce quelqu’un est une femme.

Cela ne veut pas dire que les hommes ne sont pas aussi opprimés et exploités, bien au contraire, mais c’est un fait que nul homme n’est opprimé à cause de son sexe, comme le sont les femmes. Il peut être opprimé à cause de certaines autres caractéristiques de son identité, par exemple sa race, sa classe ou sa sexualité ; mais être de sexe masculin n’est pas une source d’oppression. C’est une différence fondamentale entre les vécus des femmes et ceux des hommes dans notre société.

La masculinité

Des écrivains comme R.W. Connell ont fait valoir une perception de la masculinité comme plurielle et ont tenté d’étudier les différentes formes que prend la masculinité, par exemple en regardant ce qui distingue la masculinité de la classe ouvrière, la masculinité des hommes de couleur ou la masculinité des gays. Celles-ci sont étudiées en regard de ce qui est qualifié de masculinité « hégémonique », la figure actuelle, dominante de la masculinité qui illustre et incarne les idéaux sociaux actuels de ce que la masculinité devrait être.

La masculinité hégémonique est étroitement liée avec le pouvoir, comme l’a souligné un autre théoricien de la masculinité, Michael Kimmel, quand il définit la virilité hégémonique comme « un homme au pouvoir, un homme ayant du pouvoir et un homme de pouvoir, un homme qui est fort, qui réussit, qui est capable, fiable et en contrôle » (Kimmel, 1994). Il n’est pas sorcier, bien sûr, de regarder nos représentations culturelles et d’en déduire que la masculinité est affaire de force physique, de prouesse sportive, de sexualité dominante et prédatrice, de contrôle et de concurrence. Mais il y a plusieurs façons d’être fort ; il est aussi évident que l’argent, les possessions et le succès peuvent l’emporter sur la musculature et la force physique, les attributs physiques du corps qui ont toujours compté, et qui, surtout dans notre société de plus en plus technologique, importent plus à ceux qui n’exercent pas le pouvoir par ces autres moyens. Par conséquent, ce genre de présence physique hyper-masculine est souvent davantage associée à une masculinité de classe ouvrière, avec ceux qui vendent leur force de travail physique pour survivre. Je me doute bien, par exemple, que notre premier ministre David Cameron ne s’inquiète pas trop de l’état de ses abdos ou de ses pectoraux, puisqu’il est plus que capable de rivaliser avec d’autres hommes sur tant d’autres niveaux et d’établir sa puissante version de la masculinité par d’autres moyens.

Une autre façon dont la masculinité peut se définir et être définie passe tout simplement par le fait de ne pas être féminin. La masculinité dépend donc de son contraire, de sorte qu’elle peut se définir contre la féminité et, dans le même esprit, contre l’homosexualité également. Le ridicule, le désaveu et le rejet de la féminité, chez les femmes ou chez d’autres hommes, est donc une manière de façonner la masculinité, de sorte que, fondamentalement, ne pas être féminin devient synonyme du masculin. Pour sa part, la féminité est souvent associée dans notre culture avec la passivité, la disponibilité sexuelle et l’attirance du regard masculin, avec un manque de force physique, la dépendance et, ces jours-ci, avec une présentation très hétéronormée et sexualisée, requise par les normes rigides occidentales de beauté que nous voyons de plus en plus influencées par la pornographie et l’industrie du sexe.

La violence masculine contre les femmes

Voilà donc le contexte dans lequel a lieu la violence masculine contre les femmes. D’un point de vue féministe, la violence masculine peut être considérée comme une forme de contrôle social, une façon de contrôler toutes les femmes, par la menace et la réalité du viol et des violences sexuelles, entre autres, que chaque femme en soit affectée ou non. La violence contre les femmes ne doit pas être considérée isolément, elle doit être comprise comme faisant partie d’un continuum, un continuum comprenant la mode et l’industrie de la beauté, l’exposition à de la pornographie et de la publicité dégradantes, les agressions sexuelles dans l’enfance, le harcèlement en milieu de travail, la disproportion de représentation dans des positions de pouvoir, les inégalités sexospécifiques de revenus, la féminisation de la pauvreté et la masculinisation de la richesse, et, bien sûr, les niveaux horribles de violence masculine exercés à l’encontre des femmes et des enfants. Et il existe aussi un continuum de complicité et de silence autour de ces violences.

Alors que la plupart des gens ne manqueraient pas de prendre position contre le viol et la molestation sexuelle des enfants par exemple (même si elles ne le font pas toujours d’emblée, comme l’actualité nous l’a rappelé récemment), combien peu sommes-nous à dénoncer les photos publiées dans les journaux populaires de jeunes femmes habillées en écolières, à nous en prendre aux clubs de « danse-contact » qui recrutent des femmes par le biais des syndicats étudiants des universités de tout le pays, à remettre en question les cours de danse au poteau dans notre gymnase local ou les revues de pornographie au magasin du coin ? Parce que même si ces exemples peuvent paraître confinés au début de ce continuum de violence, ils sont clairement l’influence qui sous-tend et nourrit les statistiques à l’autre extrémité, plus violente, de ce continuum, des statistiques dont nous allons sûrement parler longuement aujourd’hui.

La violence des hommes contre les femmes est faite de telles choses. Ce n’est pas un phénomène naturel, comme la météo, c’est à la fois une cause et une conséquence de l’inégalité des femmes, et d’une société qui est en fait fondée sur l’inégalité à tous les niveaux. L’inégalité des sexes se manifeste par des exemples et rappels quotidiens, individuels, courants de cette inégalité, comme la place de plus en plus normalisée de la pornographie et de la prostitution, comme la sous-représentation dramatique des femmes dans des positions de pouvoir et comme la figuration culturelle des femmes en tant qu’objets sexuels. Une société comme la nôtre qui connaît des niveaux élevés de violence contre les femmes, est construite, ce qui signifie qu’elle peut être déconstruite.

Bien que le mouvement féministe soit souvent accusé d’essentialisme, les féministes ont toujours souligné que les hommes ne sont pas naturellement violents ou agressifs, que le rapport de pouvoir entre les femmes et les hommes n’est pas naturel ; et nous réfutons toute excuse biologique pour la violence des hommes. On peut le constater dans les écrits de féministes radicales souvent accusées de dire exactement le contraire par ceux qui n’ont pas lu leurs œuvres, des féministes comme Andrea Dworkin, Kate Millet et Susan Brownmiller. Le mouvement féministe n’aurait aucun sens si nous croyions réellement que les hommes sont naturellement et irrémédiablement des va-t-en-guerre violeurs. Si nous ne croyions pas et n’avions pas confiance que les relations actuelles entre les sexes peuvent changer, nous ne pourrions pas maintenir notre militantisme en vue de cet objectif. Mais le féminisme n’est pas un mouvement fataliste, la théorie féministe nous offre des réponses et prolonge également nos questions, elle va au-delà du traitement des symptômes pour identifier des causes et des possibilités d’avancées.

C’est dire qu’une perspective féministe de genre, qui inclut l’analyse de la construction de la masculinité, a beaucoup à offrir aux débats sur la création d’une société où la violence sous toutes ses formes diminuerait. Et c’est dans la théorie féministe – et surtout celle d’éco-féministes comme Vandana Shiva et de militantes de la paix et d’universitaires comme Cynthia Cockburn – que l’on trouve un engagement véritable et honnête à analyser le problème de la violence à partir d’une perspective de genre. C’est une perspective qui est souvent mise à l’écart, mais ce dont nous avons un besoin urgent est une reconnaissance que la construction sociale du genre existe, une déconstruction de ce que cela signifie d’être un homme dans notre société et un engagement à tenter les premiers pas vers la construction d’un nouveau type de communauté.

Pour la plupart des hommes, la masculinité est clairement un processus au caractère brutalisant, et sous certains aspects fondamentaux elle ne bénéficie pas à une forte proportion d’hommes : il suffit de regarder la population carcérale, les taux de suicide chez les jeunes hommes et le nombre de jeunes hommes tués et agressés par d’autres jeunes hommes. Et cette question est aussi une question féministe, parce que le féminisme n’a pas lutté pendant toutes ces années en vue d’instaurer un monde où les femmes seront égales à des hommes inégaux : nous appelons à une refonte complète, un système entièrement nouveau. Et, de manière significative aujourd’hui, en cette Journée mondiale des droits de l’homme, bien que le patriarcat puisse être déshumanisant pour beaucoup d’hommes, les hommes n’en demeurent pas moins reconnus comme des êtres humains. Ils le sont contrairement aux femmes, qui ont été et sont encore enchâssées dans de nombreuses lois, religions et coutumes en tant qu’« autres », étrangères à la norme, êtres inférieurs, objets en regard d’un sujet, bref, en tant qu’êtres de seconde classe.

Cela ne changera que lorsque les hommes abandonneront ou seront forcés à abandonner les pouvoirs qu’ils détiennent à différents niveaux et les privilège qui découlent de cette situation d’injustice. Comme je l’ai dit, nous savons que les hommes ressentent aussi les coûts de la masculinité, bien sûr, de façons spirituelle et physique, mais nous savons également que, trop souvent, ce sont d’abord les femmes et les enfants qui paient le prix du maintien du pouvoir masculin. Et nous n’avons plus les moyens de payer ce prix. Nous n’avons plus les moyens de demander à de courageuses militantes comme vous de continuer à ramasser les morceaux ; nous ne pouvons plus payer en sang et en ecchymoses pour les insécurités des hommes, leurs instabilités et leur honte ; nous n’avons plus les moyens du patriarcat.

Ainsi, même si cela peut paraître idéaliste ou naïf, nous devons imaginer, ensemble, quelque chose de différent. Un monde où le pouvoir n’est pas une chose que l’on détient sur une « autre », mais quelque chose qui est partagé entre et pour le bénéfice de tous et de toutes, et en particulier les plus vulnérables. Un monde où les relations hétérosexuelles ne sont plus l’un des rares endroits où il est permis aux hommes d’exprimer leur vulnérabilité et leur besoin d’amour et de soin. Un monde où avoir de la force et être digne de confiance n’est pas être « viril », mais être humain. Parce que, tous les êtres humains sont vulnérables, tous les êtres humains ont besoin d’amour et de soins, tous les êtres humains aspirent à l’intégrité, aspirent à la congruence et cherchent à former des liens de bienveillance avec les autres et à partager leurs compétences pour créer des familles et des communautés. Ces valeurs ne doivent pas être sexuées. Il me semble que le fait de rendre ces valeurs sexo-spécifiques, de les « genrer », ne peut qu’exercer des pressions sur les hommes et secrètement humilier les femmes en les présentant comme ayant besoin d’une protection venant du groupe de personnes dont elles craignent le plus la violence – les hommes. Malheureusement, c’est la réalité.

C’est peut-être la réalité, mais ce n’est pas normal. C’est notre situation actuelle qui est ridicule et scandaleuse. Et notre effort partagé pour construire quelque chose de meilleur n’est jamais naïf, ce n’est jamais un échec. Parce que s’accrocher à l’espoir est toujours un gage de succès. Cet espoir a bâti le legs de services qui existent aujourd’hui pour les femmes, les enfants et les hommes victimes de violences et d’intimidation. Notre mouvement a transformé les lois, en a écrit de nouvelles, a inspiré des cœurs et des esprits et a sauvé des vies. Notre travail est maintenant de protéger ces gains, parce que grâce à nos sœurs qui nous ont précédées, nous avons quelque chose à perdre, et il nous reste à gagner une des plus anciennes révolutions de la terre.

 Finn Mackay, article original, le 10 décembre 2012

Traduction : Martin Dufresne et Michèle Briand

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 décembre 2012

Finn Mackay, militante féministe et chercheure


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