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Shéhérazade, une filiation possible pour les femmes militantes ou artistes contemporaines
L’inestimable transmission de l’amour ou l’inestimable amour de la transmission

14 janvier 2013

par Nicole Barrière, sociologue et poète


Shéhérazade est un mythe. Mythe de la femme et du féminin, elle entre dans la même mythologie qu’Iphigénie, Antigone ou Pénélope. Par le conte, elle instruit de l’amour et de la transmission par les femmes, de toutes les formes de l’amour, de ce qui le fait durer, c’est-à-dire le désir renouvelé, à un point tel qu’il arrête la violence contre les femmes. Elle est en ce sens une pionnière contre les crimes d’honneur, par l’étendue des sujets traités dans ses contes, elle questionne le savoir, la connaissance et leur transmission, elle éclaire de son art et civilise le monde.



L’inestimable transmission de l’amour ou l’inestimable amour de la transmission

Je n’ai cessé de me demander quelle était la bonne formulation, car les deux se complètent.

Il y a trois semaines, ici même a eu lieu une grande soirée de poésie féminine avec cinq poètes et une musicienne, six femmes venant de différents pays arabes. En les écoutant je me suis dit qu’elle étaient toutes filles de Shéhérazade, des femmes, des poètes, des conteuses et des mères.
et puis il a l’histoire de Malala Yusufzai, le 9 octobre 2012, cette jeune militante des droits humains âgée de 15 ans, a été grièvement blessée par un Taliban, en réaction à sa mobilisation contre la destruction des écoles de filles au Pakistan. Face au terrorisme, Malala a mis sa vie en danger pour défendre haut et fort les droits des jeunes filles du monde entier.
une autre fille de Shéhérazade.

Je salue ici Malala et Shéhérazade et leur modernité dans le mythe féminin, comme le sont Pénélope, Antigone ou Iphigénie.

L’inestimable amour de la transmission

L’interprétation des mythes est multiple et universelle, ils contiennent autant de variations que d’époques ou de sociétés.

Souvenons-nous de la conteuse ! Son mari trompé, le sultan de Samarcande se venge en passant chaque nuit avec une nouvelle femme et lui fait couper la tête au matin.

Schéhérazade est la fille aînée du grand vizir. Elle est belle et cultivée, elle a lu les livres anciens, les légendes, l’histoire des peuples. Chaque nuit, elle raconte une histoire après l’autre pour se rendre indispensable auprès de son mari, prince et tyran. Mille et une nuits plus tard, le sultan devenu civilisé épargne la princesse.

Shéhérazade est un mythe. Mythe de la femme, du féminin et la question que je me pose aujourd’hui, est : de quoi Shéherazade m’instruit-elle ?
Eh bien elle m’instruit de l’amour et de la transmission par les femmes, c’est-à-dire de deux valeurs de culture et de civilisation qui sont très malmenées aujourd’hui.

De l’amour, de toutes les formes de l’amour, en premier lieu de ce qui le fait durer c’est-à-dire le désir renouvelé, car telle est la stratégie de Shéherazade, c’est d’amener le désir de savoir à un point tel qu’il arrête la violence contre les femmes et le meurtre d’un crime d’honneur encore présent dans bien des sociétés. Cette question est d’importance aujourd’hui car elle questionne le savoir, la connaissance et leur transmission.

Quels contenus, quels savoirs ? Dans les contes de Sheherazade, il est question d’aventures, de voyages, de merveilleux, de morale, d’éthique politique, de commerces (au sens réel et au sens classique c’est-à-dire de relation et de communication fondées sur des valeurs).

Quels récits transmet-elle ? La forme est aussi importante que le fond ...
elle tient en haleine celui qui écoute, il ressent ravissement et volupté par cette sorte de magie, le pouvoir de mêler tradition et innovation, pudeur et provocation, d’ancrer dans le connu pour amener vers l’inconnu. C’est le propre du voyage et de l’aventure, une forme de décentrement qui oblige à penser autrement, à rêver autrement.

Intervient ici la conteuse, la technique de la conteuse, sa voix, son corps, son sourire, ses gestes, c’est-à-dire les artifices les plus simples qui donnent cette voix, ce corps et ces gestes au récit, une connivence qui ramène à l’humain, une plongée humaine qui vient d’une très longue histoire.

La voix est une longue histoire, le corps aussi, le geste aussi. Dans cette longue histoire, les voix et les corps nous font renouer avec l’humanité et l’histoire qui sont en nous.

Shéhérazade me parle du féminin depuis la nuit des temps, des craintes, des angoisses, des rêves et des idéaux, des pulsions, des désirs et des blessures et aussi des ruses, des sortilèges, de la magie.

L’art de la métamorphose est au cœur des contes. Métamorphose de femmes tour à tour sorcière ou magicienne qui ont le pouvoir de changer les individus et leur destin, il est question d’amour, de jalousie, d’infidélité et de loyauté enchevêtrés dans des récits inspirés qui font d’elle une conteuse poète et philosophe, mais aussi une héroïne qui sauve les autres femmes de la violence du prince par son récit et ce qu’il entretient de désir.

Il y a d’une part le rappel de l’objet des contes : des femmes perverses ou infidèles qui sont punies et, d’autre part, des femmes courageuses, des femmes génies qui sont rachat et délivrance.

C’est par l’intelligence de cette inversion que la conteuse ouvre la voie possible de l’amour et de la liberté.

Par l’art de la parole se maîtrise le devenir de l’humanité, en faisant le constat de la violence et du chaos, elle cherche à l’humaniser par la parole.

Bien avant Freud, c’est avec cette grande transmission que Shéhérazade ouvre la parole.

Inestimable objet de la transmission... sa lutte contre la violence du crime d’honneur.

Dans cette lutte, Shéherazade conjugue le courage d’Iphigénie, celui d’Antigone, et la patience de Pénélope. Ce courage a pour fondement l’amour : amour d’un frère, d’un père, d’un époux et celui de toutes les femmes, qui fondent l’humanité autant que les hommes.

Elle se sacrifie dans un premier temps comme Iphigénie pour arrêter le crime, elle s’oppose au pouvoir comme Antigone en lançant un défi au prince, en proposant le pacte du conte. Enfin elle a la patience de Pénélope, elle tisse chaque nuit un nouveau conte qui a pour but de défaire le prince de sa colère et de sa violence et de son ignorance.

L’inestimable transmission de l’amour

Shéhérazade instruit le Sultan, son époux, de l’amour : elle dit que l’amour n’est pas maudit, mais elle fait plus, elle opère en lui une transmutation, en indiquant que la toute-puissance n’est pas d’avoir droit de vie ou de mort mais qu’il est une puissance plus grande encore avec un autre visage, celui des valeurs humaines.

Je fais appel ici au concept d’aimance développé par Abdelkebir Khatibi. Il dit :

" J’appelle aimance cette autre langue d’amour qui affirme une affinité plus active entre les êtres, qui puisse donner forme à leur désir et à leur affection mutuelle, en son inachèvement même. Je pense qu’une telle affinité peut libérer entre les aimants un certain espace inhibé de leur jouissance. En cela, l’aimance réclame le droit à l’art et à la pensée dans l’univers si complexe et si paradoxal des sentiments. C’est donc un art de vie, telle qu’elle est et telle qu’elle advient…"

Dans le merveilleux des contes, on voit souvent s’opérer des transformations, des mutations, mais ce qu’introduit Shéhérazade dans son récit c’est cette langue d’amour, cet espace de dialogue et de liberté qui l’affranchit et affranchit le prince de l’archaïque.

Archaïque le désir de vengeance, le crime d’honneur, car c’est une violence sans sagesse.

Archaïque le désir de séparation des sexes, Shéhérazade lui fait retrouver le souvenir perdu de la féminité, une féminité qui n’est pas cliché sur lequel on se base pour exercer la vengeance.

Archaïque la misogynie, la haine inconsciente des femmes, qui mène au meurtre, et c’est heureusement convaincu par l’amour de Shéhérazade, qu’il va renoncer au crime contre les femmes, elle le guérit de sa misogynie et peut-être même de sa crainte de l’impuissance en lui donnant trois enfants.

Dans cette étape, elle le fait accéder à la transmission de la vie, non comme un être tout-puissant mais comme le simple dépositaire de cette vie, elle le libère ainsi de l’image de la femelle fascinante et primitive pour lui donner accès à la femme et à la bonne mère...

Les contes ont une dimension merveilleuse, de mystère infini, et permettent un passage, ils éclairent de façon symbolique les images anciennes, et font entrer en communication avec l’être réel par cette formule dans Ali Baba « Sésame, ouvre toi ».

Mot de passe mystique de l’être caché, cette petite graine : sésame. Il faut que cette graine s’ouvre pour qu’elle puisse germer et devenir la plus belle des plantes, par ce sésame s’opère une transformation, une transmutation quasi thérapeutique. Car Shéherazade, conteuse, fait régresser au stade de l’enfance, elle fait retrouver les racines de l’être en sommeil, c’est-à-dire le meilleur de l’être, en clarifie le plus intime et le reconnaît.

Reconnaître le sultan comme homme, comme père, comme Prince, c’est-à-dire le gardien de la loi, capable de maîtriser les pulsions primitives, devenir juste, de savoir qu’il ne suffit pas de la toute-puissance mais du pouvoir de protéger ceux dont on a la charge, ceux que l’on aime.

Elle le rend maître de son destin et le ramène, par les chemins détournés du conte à l’essentiel du questionnement sur l’existence, par cette triade de verbes qui viennent de temps très anciens : connaître, aimer, protéger, elle fait de lui un prince "éclairé".

Les contes éclairent sur des questions de société, de pouvoir, d’identité et sur l’amour et des épreuves de la vie, ils tracent l’itinéraire de héros et donnent sous forme symbolique un cheminement pour accéder à la maturité, ils sont initiatiques, c’est-à-dire qu’ils obligent à une transformation.

L’art de la transformation et l’art du tissage

Cette transformation se réfère à ce qui est enfoui dans l’inconscient collectif des femmes et des hommes, peurs frayeurs, interdits, mais les aventures des personnages sont présentées de façon ordinaire, pouvant arriver à n’importe qui, des événements banals mais tout en conservant au récit son caractère merveilleux. C’est ce jeu de déplacement du banal au merveilleux qui permet la transformation, par tout ce que l’imagination et la poésie ouvrent.

Shéhérazade est enfant de la ville, dit-on, pourtant sa voix rappelle quelque chose d’essentiel et de mythique qui convoque à un exercice spirituel semblable au tissage d’un tapis : celui de l’éternité !
Elle abolit les distances, traçant les contours d’une ville la nuit jusqu’au labyrinthe serré du palais, à celui plus lâche des rues commerçantes, libère allégrement et sensuellement le prince et lui tend le fil salvateur d’aimer.

Nous voilà sur le métier à tisser de l’éternel. Ville, tapis, tissage, maille.

À la ville, à son damier serré, répond le tapis, espace intime de séparation du dehors et du dedans, de la terre et de la couche, du vent et du soleil, du jour et de la nuit, de la vie et de la mort.

À voix basse, elle reprend le chant des femmes tissant ces fils de couleur. Tapis de métissage des éléments et tapis de séparation des âges de la vie : tapis pour aimer et naître, tapis pour découvrir et connaître, tapis pour prier et mourir. Son art du conte est comme l’art du tapis, un langage de cette langue ancienne qui fait surgir le motif de la femme, terre des vases anciens, terre fertile et féconde. Et c’est sur un tapis de contes, espace coloré et doux, que le prince ou l’enfant déchiffre, en même temps que l’amour et l’art de la mère, le récit ancien des symboles.

Espace intime, le conte livre le monde et ses différences, la planète et ses habitants, les histoires et les chants dont la mélodie improvisée traverse le songe d’être jusqu’à la rumeur de vivre.

Shéhérazade tend le fil, fil rhizome des villes, rues bruyantes où s’affrontent les plaques du temps : temps vertical du présent, éphémère, temps horizontal de l’histoire soulevé jusqu’à hauteur de vue et là les temps coïncident.

Shéhérazade, fil conducteur des réseaux, maillage virtuel de l’espace, modernité où se pense le temps dépassé par sa propre vitesse, glissement des images, allégorie en ces fils noués, serrés, distendus, resserrés. Les fils des contes expriment l’intrication et l’enchevêtrement de strates temporelles reliées entre elles par de multiples analogies.

Elle crée une référence qui permet de penser par variations sensibles et fait des espaces de correspondances, où tout est indépendant et pourtant indispensable, interpelle chaque chose, où chaque élément résonne de cette note centrale sur laquelle elle s’appuie : la transmission de l’amour et de la vie.

Shéhérazade s’installe dans cette généalogie par l’art de la caresse, art de la transmission, elle trace de ce geste tisserand, de ce geste d’inscription de la mémoire. L’art de Shéhérazade est païen, l’art de Shéhérazade est urbain, de ce temps où les mémoires se rejoignent, s’enracinent dans la terre, dans le travail sur le métier, métier tisserand ou métiers des réseaux de la vie et de la parole depuis les rues, les commerces, les voyages.

L’art du conte : initiation et transmutation

Le conte, lieu intime et clos comme le jardin ou le tableau. Comme la femme à son métier, Shéhérazade a observé les oiseaux, interrogé les nuages, consulté les livres, comme la femme à son métier, elle a la densité de l’artiste, non un art de l’ennui ou du divertissement, mais l’art comme une parcelle d’éternité qui assure qu’une partie de nous-même ne saurait être blessée par ce qui n’est pas elle. Elle conduit le prince sur la terre reculée d’un chemin initiatique qui suppose la rupture avec les pensées et les archaïsmes anciens. Elle ne loge pas au creux de la douleur recroquevillée mais l’ensemence en profondeur et en apaisement.

Mais ce qui me parle et m’émeut le plus chez Shéhérazade c’est qu’elle est plus subtile que les féminismes agressifs, elle met au centre de l’imaginaire collectif la place du féminin comme fondement de civilisation.

Le conte est universel, sa matière ne lui appartient pas, elle le travaille, le tourmente, le remue, elle entend la colère et le cri et accorde l’inestimable complicité à son énigme, c’est-à-dire au mouvement de la vie.

Ce mouvement de la vie est prétexte pour l’initiation et l’apprentissage "corps et âme", car la force de vie est subversive chez Shéhérazade.

La vie déborde comme un jardin avec de folles frondaisons et des branches foisonnantes, déborde du tapis en ses fils qui remontent jusqu’au chant des femmes, déborde du conte et se recentre en lui. Voilà l’heure de saisissement de la matière rhizome, Shéhérazade en fixe les lignes solides, en organise le territoire stable comme autant de places, de lieux de naissance et de co-naissance.

Naissance et co-naissance de ces contes dans le regard aveugle d’hommes, Shéhérazade est une conteuse de la transmutation, un art de la transformation et une lecture du monde en son féminin. Art de la caresse et du conte, art de la mémoire, contre la malédiction et la tradition qui pèsent sur la condition des femmes, elle ouvre par sa fécondité l’imagination d’un monde autre, ancré et projeté vers les étoiles, par la fertilité des mots, elle permet la réappropriation du féminin du dedans et du dehors, elle élève par la hauteur et l’exigence contre le modèle captif de la malédiction qui enferme les femmes.

Elle affirme le conte indispensable comme la composante d’un art de vivre, comme le jardin ou le tapis. Elle pose l’amour comme un ouvert poétique, contre l’archaïsme et l’étouffement, comme un horizon supérieur qui dépasse chacun.

Elle affirme la sensibilité de la langue d’amour contre les langages de communication et la douceur du féminin dans le geste protecteur.

Shéhérazade féminise le monde car met en avant une parole sous silence, et c’est par l’oralité qu’elle ouvre l’ univers et un art de l’érotisme sans mots crus, mais suggestion et métaphore.

Shéhérazade est révolutionnaire face à la normalité des codes qui enferment les femmes, elle déculpabilise le désir et le plaisir : "Tisserande de la nuit", elle est la conteuse inépuisable, l’inspiratrice, l’amante, la mère, la libératrice de toutes les femmes dans un monde fondé sur le meurtre et la destruction du désir féminin.

Shéhérazade, une filiation possible pour les femmes militantes ou artistes contemporaines avec la conscience de ces trois verbes que j’ai cité tout à l’heure : connaître, aimer et protéger.

Par ces trois verbes, c’est le processus de grandissement et de civilisation qui est en cours.

Connaître avec l’inachevé dans la connaissance, par le désir qu’elle suscite.

Aimer en soulevant l’utopie qui transgresse l’ordre établi, la tradition mortifère.

Protéger, en protégeant la vie, en rappelant cette loi d’humanité fondamentale : la vie n’appartient pas à celle ou celui qui la transmet, il n’est qu’un maillon de la transmission de l’espèce.

C’est cette loi fondamentale et un art de vivre fait de générosité, de fermeté, de dignité, de demande de respect, de fierté, de beauté, de liberté dont nous instruit à l’infini Shéhérazade.

 Cette allocution a été présentée le 8 décembre 2012 à l’Institut du monde arabe (IMA) à l’occasion d’une grande exposition qui se tient actuellement sur les 1001 nuits.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 14 janvier 2013

Nicole Barrière, sociologue et poète



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