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"Idle No More - Finie l’inaction"
Canada - Le retour des Autochtones : une lutte à nulle autre pareille

18 janvier 2013

par Pierre Mouterde, sociologue

Dans le sillage de la grève de la faim de Theresa Spence et des manifestations grandissantes d’appui qu’elle a reçues d’un bout à l’autre du pays, bien des chroniqueurs et journalistes n’ont pas hésité à y aller de formules choc du genre : “Du Printemps érable… à l’Hiver autochtone” ou encore “ Après les carrés rouges… les plumes rouges “.

De telles analogies sont-elles justes ? Peut-on s’en servir comme grille d’interprétation et apercevoir dans l’actuel mouvement “Idle No More” (“Finie l’inaction”) les prémices d’une renouveau des luttes autochtones ? Est-il légitime d’espérer qu’elles puissent, à l’instar de celles des étudiant-e-s québécois, faire reculer le pouvoir politique fédéral ? Tentative de mise en perspective !

De mêmes adversaires ?

Il faut le reconnaître : au premier coup d’oeil les ressemblances entre les deux événements ne manquent pas. À commencer par le rôle qu’ont joué, dans l’une et l’autre des situations, les hautes instances gouvernementales du pays. Certes, dans le cas de “Idle No More” (“Finie l’inaction”), les Autochtones du Canada font face au gouvernement fédéral et conservateur de Stephen Harper, alors que les étudiant-e-s québécois avaient comme adversaire le gouvernement provincial et libéral de Jean Charest. Mais à y regarder de près, on se retrouve devant une même manière – autocratique et arrogante — de gouverner et, au-delà, devant une même coalition d’intérêts défendant bec et ongles les mêmes logiques économiques néolibérales du “tout au marché”.

Qu’il suffise d’évoquer à ce propos la loi C 38 (19 juin 2012), et surtout la récente loi C 45 (4 décembre 2012) du gouvernement Harper, cette nouvelle loi “mammouth” qui lui a permis de faire passer, sans aucun débat ou consultation, des mesures lourdes de conséquences non seulement pour les peuples autochtones mais aussi pour toute citoyenne et tout citoyen soucieux de protection de l’environnement. Ainsi cette dernière – touchant en cela à la Loi sur les Indiens — modifie-t-elle subrepticement la façon dont un conseil de bande peut céder des terres au gouvernement, permettant dorénavant qu’une telle cession se fasse sans l’accord de la majorité des membres de la réserve.

Mais plus encore, cette loi est parvenue à réduire la législation assurant la protection des espèces marines ainsi que celle touchant aux cours d’eau et voies navigables, ne protégeant plus de la construction de barrages ou de ponts, que 159 lacs et rivières sur les millions que compte le Canada. Et pas besoin d’aller bien loin pour imaginer que de telles “dé-règlementations” devraient permettre au gouvernement fédéral d’approuver plus facilement de grands projets de développement écologiquement dévastateurs, comme par exemple celui du pipeline Northern Gateway en Colombie-Britannique censé acheminer, par un trafic maritime accru, le pétrole canadien provenant des sables bitumineux vers la Chine et les États-Unis (1).

Telle était la goutte qui fit déborder le vase, un vase déjà empli de problèmes d’ordre structurel non résolus et que les décennies passées n’avaient fait qu’amplifier auprès de générations montantes autochtones chaque fois plus nombreuses (2).

Un mouvement ouvert, large et pluriel

C’est là le remarquable : face à de telles inerties gouvernementales, de tels dénis démocratiques, le mouvement social autochtone a réagi – au moins dans un premier temps —, comme l’ont fait les étudiantes et étudiants québécois, en radicalisant ses pratiques contestataires (3) et en faisant surgir une vaste mobilisation unitaire à partir de la base, trouvant au passage des appuis substantiels dans la société allochtone. De l’ouest à l’est du Canada, au-delà même des frontières provinciales, des réalités spécifiques de chaque communauté ou réserve, voilà que partout d’un même élan on a commencé à renouer avec l’action directe et à prendre la rue : jeûnes ou grèves de la faim, mobilisation éclair ou spontanée (“flash mob”), coupures de routes, arrêts de trains, manifestations de solidarité, groupes Facebook, etc. Partout au rythme des initiatives de la base, se faisait entendre de façon inattendue, spontanée et créatrice, une sorte de ras-le-bol généralisé, une frustration qui n’attendait que l’occasion de s’exprimer. Comme pour les indignés ou les carrés rouges !

Ainsi, loin de se présenter comme un mouvement d’abord corporatiste et minoritaire (4), ou encore de ne toucher que certaines communautés autochtones particulières, le mouvement “Idle No More” (“Finie l’inaction”) a pris d’emblée un cours ouvert, large et pluriel, s’adressant à la conscience de tous et de toutes, qui plus est animé par des jeunes – et en particulier des jeunes femmes — et se servant habilement des médias sociaux pour populariser leur cause auprès d’un large public. Une cause qui, si elle s’enracine bien évidemment dans les traditionnelles revendications autochtones, va à sa manière au-delà, ne serait-ce que par ses préoccupations environnementales et démocratiques très marquées !

Voilà le nouveau, ce qui est porteur d’espoir et d’indéniables changements. Un peu d’ailleurs – une fois encore, comme lors du printemps érable. Car c’est en quelque sorte en agissant avec volontarisme “à côté”, sinon bien souvent “à l’”encontre” des traditionnels appareils institutionnels de représentation politique, à côté aussi d’un grand nombre des chefs élus dans les communautés, que le mouvement “Idle No More” (“Finie l’inaction”), fondé en novembre 2012 par 4 jeunes femmes autochtones de Saskatchewan (5), a pris son élan et s’est depuis répandu comme une traînée de poudre. Même chose pour la grève entamée le 11 décembre dernier dans son sillage par la grande cheffe d’Attawapiskat, Theresa Spence. Véritable action d’éclat, elle a joué le rôle de catalyseur en revalorisant la lutte directe et, plus globalement, l’engagement militant et la détermination collective, à l’encontre des pratiques de collaboration et de négociation institutionnalisées paraissant ne conduire qu’au statu quo et alimenter l’inertie générale. Comme si la résurgence du mouvement autochtone devait passer aussi par une contestation du leadership autochtone traditionnel, tout au moins par une remise en cause des politiques menées à sa direction incarnée par le grand chef Shawn Atleo.

Des défis énormes

Cela dit - et la rencontre avec le gouvernement Harper du 12 janvier l’a bien montré à l’occasion de cette division apparue si manifestement entre chefs autochtones régionaux — l’unité qui avait joué un rôle prépondérant lors du printemps érable n’a pas pu être préservée jusqu’au bout au sein du mouvement autochtone (6). Autre difficulté à ne pas oublier, qui pèse lourd dans la balance : la relative inexpérience ainsi que l’extrême diversité et disparité des participant-e-s au mouvement “Idle No More” (“Finie l’inaction”) rendent d’autant plus fragile la constitution d’un discours alternatif et critique capable de concurrencer – ou tout au moins de gauchir — celui de la direction actuelle.

Il est vrai que pour les peuples autochtones, les défis en la matière sont infiniment grands. Divisés en plus de 650 communautés (43 au Québec), appartenant à quelques 60 nations différentes, dispersés sur d’immenses territoires, ne parlant pas les mêmes langues, taraudés par des conditions d’existence délétères, vivant pour 40% d’entre eux hors réserves (sans représentation propre), ils ont hérité de modes de représentation politique issus de la Loi sur les Indiens qui leur a été imposée par le gouvernement fédéral et qui, quelque part, continue à les maintenir dans un état de citoyens et de citoyennes de seconde zone.

Sans autonomie politique ni ressources économiques et territoriales dignes de ce nom (pour l’immense majorité d’entre eux), leur existence obstinée et courageuse ne cesse pourtant de poser un problème de fond à l’État fédéral canadien. Car ce n’est pas seulement de meilleures conditions de vie qu’ils continuent d’exiger (moins de pauvreté par exemple), mais rien de moins qu’un authentique statut de peuple, eux dont les ancêtres étaient les premiers habitants de ce pays et avaient signé des traités de paix avec les conquérants européens. Or c’est finalement contre eux que l’État canadien s’est peu à peu constitué, à la manière d’une véritable prison des peuples. Et au Québec où continuent de perdurer tant d’aspirations à l’indépendance, on devrait se souvenir de ce qu’une telle histoire de dépossessions signifie. De quoi savoir au fil de tant de renaissances possibles, combien une lutte de cette envergure peut être longue et prendre des visages différents : une lutte à nulle autre pareille !

 Pierre Mouterde, sociologue, est l’auteur de Hugo Chavez et la révolution bolivarienne. Promesses et défis d’un processus de changement social, Montréal, M éditeur, octobre 2012.

 Site : Les temps présents.
 Pierre Mouterde, sur Presse-toi à gauche

Notes

1. Ainsi que le rappelle Greenpeace, se trouve en outre caché dans ce projet de loi budgétaire, " un accord d’investissement Canada-Chine d’une durée de 31 ans non-révocable, le plus important accord commercial jamais signé depuis les accords de l’ALENA en 1992. Cet accord, considéré par la députée Elizabeth May comme "le plus dangereux traité" signé par le Canada à ce jour, octroierait aux entreprises pétrolières d’État chinoises un pouvoir gigantesque sur les politiques économiques et environnementales du Canada ainsi que sur les droits des citoyens de s’opposer à certains projets polluants et destructeurs tant au niveau fédéral, provincial que municipal".Voir le lien.
2. Au-delà même du droit à l’autodétermination qui leur est nié en tant que peuples, il faut savoir qu’au niveau du Québec, ainsi que le rappelait Ghislain Picard, chef régional de l’Assemblée des Premières nations du Québec et du Labrador : "La moitié des adultes n’ont pas terminé des études secondaires et la moitié des enfants ont redoublé une année scolaire. (...) L’obésité touche 52% des enfants, 42% des adolescents, 67% des adultes et 67% des aînés. Le taux de diabète des jeunes est de 15%, il est trois fois plus important que celui du Québec (…) Dix pour cent des maisons sont surpeuplées et une sur trois est infestée de moisissures (…) L’assurance-emploi et l’aide sociale comptent pour 44% des revenus, même si le taux d’emploi a légèrement augmenté."Autres données congruentes : selon Statistique Canada et le Bureau de la statistique du Québec (année 1998), " le taux de chômage des Autochtones se maintient au double du taux moyen des autres Québécois. Leurs revenus sont plus bas et dépendent dans une plus large mesure de paiements de transfert : le revenu moyen des ménages autochtones est de 20% inférieur à celui des ménages québécois, alors que les ménages autochtones comptent presque deux fois plus d’individus : les revenus d’emploi représentent 77% du revenu des ménages québécois, alors que cette proportion n’est que de 42% chez les Autochtones. (…)"Sources : Mythes et réalités sur les peuples autochtones (p. 61 et suivantes). Voir le lien.
3. Voir bien sûr la grève de la faim de la chef d’Attawapiskat Theresa Spence commencée le 11 décembre dernier et toujours pas terminée au moment où sont écrites ces lignes, le 15 janvier 2013. Voir le lien.
4. Les Autochtones inscrits ne représentent que 3% de la population au Canada et un peu moins de 1% au Québec. vVoir le lien.
5. Nina Wilson, Sylvia McAdam, Jessica Gordon et Sheelah McLean.Voir le lien.
6. Les promesses du gouvernement fédéral, dans le sillage de la rencontre du 12, restent qu’on le veuille ou non, passablement minces. Aucun engagement, sinon celui de mettre en place des mécanismes permanents de rencontre et de négociations officielles sous l’égide du bureau du Premier ministre. Et puis l’annonce le 13 janvier du versement d’un montant de 330 millions de dollars pour la réfection d’égouts dans 50 communautés. Voir le lien.

 Lire aussi sur Sisyphe : "Dans une lettre aux chefs et grands chefs des Premières Nations - La cheffe Theresa Spence s’exprime sur sa grève de la faim et la situation actuelle des Autochtones"

Mis en ligne sur Sisyphe, le 15 janvier 2013

Pierre Mouterde, sociologue


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