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Anne Hébert – Le bonheur d’être soi-même

20 mars 2013

par Élaine Audet

Anne Hébert (1916-2000) est d’une discrétion absolue sur sa vie, « parce qu’écrire, c’est donner ce qu’on a de plus intime » (1). On trouve cependant dans son œuvre la toile omniprésente de l’amitié entre femmes et de la révolte des héroïnes hébertiennes contre tout ce qui nie l’amitié ou veut l’écraser. Parmi celles-ci, Catherine, Lia, Claudine, Amica, Élisabeth d’Aulnières, Sœur Julie, Christine, Héloïse, Pauline, Lydie, Hélène, certaines viennent en couple d’ombre et de lumière, dans une essentielle androgynie symbolique. J’ai choisi de ne retenir que les personnages féminins des Fous de Bassan et du Premier jardin qui illustrent bien la complicité entre femmes et leur univers marginal dans un monde dominé par des hommes atteints de ce que Duras appelle « la maladie de la mort ».

Les Fous de Bassan

Dans Les Fous de Bassan (2), Anne Hébert met en lumière l’incompatibilité totale existant entre hommes et femmes, toile de fond de toute son œuvre. Il est frappant de constater, comment, dans cette œuvre, les femmes subissent une sorte de fatalité biologique et cosmique. Elles semblent ne faire qu’un avec la nature, régies elles aussi par les lois du règne animal, végétal et même minéral. À l’opposé, les hommes, assoiffés de liberté, ne peuvent que fouler au pied ces femmes engluées dans la nature et ses lois implacables. Dans ce sombre tableau, il y a heureusement quelques éclaircies constituées par les rares moments où les femmes vivent pour elles-mêmes, en harmonie avec l’univers. De tels moments inquiètent d’ailleurs les hommes parce qu’ils n’ont plus de prise sur elles. Ce sont des moments de plénitude et de beauté, dont l’amour pourrait faire partie si le désir masculin de posséder et de dominer ne venait pas l’empoisonner.

La complicité entre femmes représente donc un moment privilégié, où les femmes se vivent pour elles-mêmes et semblent ainsi menacer l’ordre immuable des pères : « Ce que je déteste le monde feutré des femmes, leurs revendications chuchotées entre elles, à longueur de journée. » Cette complicité est à l’œuvre entre les jumelles Pat et Pam maintenues dans cet « état malléable » propice à la servilité, elles qui furent dès l’enfance « rompues à l’obéissance par leurs parents ». Asexuées, elles font partie de la maison comme les meubles. Il ne leur reste que la tendresse et la complicité que leurs parents et leur maître n’ont pas réussi à leur enlever : « Dès que j’ai le dos tourné, les jumelles retrouvent leurs secrets de jumelles, des rires étouffés, des gloussements, des caresses furtives. Dorment la nuit dans les bras l’une de l’autre. » C’est à regret que le pasteur constate qu’il n’a pu faire d’elles de parfaits robots, qu’il n’est pas venu à bout de la complicité où les jumelles trouvent leur unique refuge.

Complicité nécessaire, recréant l’unité avec les mères et les grand-mères, comme le corps se déleste de ses peines et de ses humiliations dans la mer. Ainsi, tout au long du livre, les femmes sont identifiées à la mer et à sa plénitude : « Mes grands-mères d’équinoxe, mes hautes mères, mes basses mères, mes embellies et mes bonaces, mes mers d’étiage et de sel. » La solidarité avec « les grandes femmes liquides » représente une constante résistance à la mort où s’englue la vie des femmes dès que « mariées, enceintes, la jolie peau de leur ventre distendu, leur jolie poitrine pleine de lait », elles ne suscitent plus aucun désir chez les hommes. Et devant le regard de sa mère toujours fixé sur des choses invisibles et terribles, Olivia rêve d’une autre vie : « Je prendrai ma mère avec moi et je l’emmènerai très loin. Au fond des océans peut-être là où il y a des palais de coquillages, des fleurs étranges, des poissons multicolores, des rues où l’on respire l’eau calmement comme l’air ensemble sans bruit ni effort. »

Pourtant, un seul regard d’homme brise finalement même l’amitié si précieuse qui unit Nora et Olivia : « Sœurs siamoises depuis notre enfance, jamais séparées, pleines de secrets non dits et partagés dans l’émerveillement de vivre. Il a suffi d’un seul regard posé sur nous deux ensemble, comme sur une seule personne, du fond de l’église, par un garçon insolent, pour que rien ne soit plus jamais comme avant entre nous. » À l’exemple des fous de Bassan qui pillent les profondeurs de la mer, ce que les hommes cherchent à atteindre, par le viol et le meurtre, n’est rien d’autre, en fait, que cette profondeur sous-marine à l’origine de toute vie. Dans la rage contre l’évidence d’être nés d’une femme et de ne jamais pouvoir réussir à épuiser la mer ni la complicité entre les femmes.

Seule Felicity, mère et grand-mère, jouit de l’inaccessibilité qui permet transcendance et amour. La soif de liberté n’est pas morte chez cette femme qui a pu cacher sa révolte jusqu’à l’âge où elle n’est plus « utile » pour l’homme. C’est « à l’heure vague, entre le jour et la nuit » qu’elle commence à vivre, seule face au miroir que lui tend la mer. C’est à cet endroit et à cette heure de liberté qu’elle tente d’initier ses petites filles, Nora et Olivia, au bonheur d’être soi-même : « Une heure à peine de solitude (loin des tâches conjugales et domestiques) avec ses mains inoccupées, ses pieds nus, posés sur le sable, son regard perdu sur la mer grise, son cœur défait de tous les nœuds d’orgueil et de vertu ; aimant et haïssant en paix, dans le calme du matin. » Cette femme qui « règne sur la mer » ne se fait aucune illusion sur les hommes, fussent-ils ses fils, et elle a « toujours préféré les filles », auxquelles un même destin la lie. Aucune des héroïnes n’échappe à la logique hébertienne vouée à une morale masochiste associée au rôle de mère et au rejet constant du père.

Le premier jardin

Il y a, dans Le Premier jardin (3) d’Anne Hébert, d’inoubliables portraits d’une ville et de ses fondatrices. Une ville, Québec, les lieux de mon enfance – pour la plupart disparus aujourd’hui – qui me hantent aussi à mesure que je prends de l’âge. Référents féminins présents dans toute l’œuvre d’Anne Hébert, lignée de femmes nommées ici avec leurs « grandeurs et misères », donnant l’impression que les blancs de l’histoire et les trous de mémoire masculins sont ici magistralement comblés.

Il y a cette comédienne vieillissante qui investit tous les rôles féminins de Phèdre, Ophélie, Jeanne, jusqu’à l’absurde existence de la Winnie de Beckett. Il y a sa fille et les enfants du Verseau écologistes, sans prise sur le cours des choses, à contre-courant de l’histoire. Il y a les mères fondatrices, les épouses, les religieuses, les filles du Roy, les domestiques. L’auteure erre dans les rues de Québec et met à flot la mémoire collective des femmes en cherchant à les nommer toutes, ces oubliées, en racontant l’histoire de certaines : « Une grande fille aux épaules larges, au visage doux, aux mains fortes, soulève sans effort des poids très lourds, et elle sourit presque tout le temps, Guillemette Thibault, c’est un beau nom à porter toute sa vie, sans jamais en changer pour le nom d’un étranger qui la prendrait pour femme. »

Bonheur constant de cette écriture passant harmonieusement de l’histoire à la fiction individuelle, donnant au féminin la vision et la version cachée de l’histoire. Anne Hébert réussit, avec ce livre, ce que plusieurs féministes tentent depuis plusieurs années, c’est-à-dire nous poser en tant que femmes et Québécoises dans un temps et un espace que plus personne ne pourra désormais ignorer ou effacer. Étrange que cela soit le fait d’une exilée. Pourtant, il m’est déjà arrivé de me demander si les auteures originaires de la ville de Québec n’étaient pas des exilées de naissance, qu’elles soient à l’étranger ou ici. Je sens cela en moi de même que, par exemple, chez Marie-Claire Blais et Marie Savard. Peut-être la conscience du pays absent se vit-elle plus intégralement à Québec qu’ailleurs. Lieu où l’on se raconte non seulement sa vie individuelle, mais aussi la vie de toute notre collectivité d’origine. Esprit de clocher ? Tradition orale encore présente ? Ou bien dernier refuge de la communauté culturelle et de la mémoire collective ?

Nous sommes toutes nées de ces filles du Roy dont le destin, dans une certaine mesure, reste toujours le nôtre : « Un jour, notre mère Ève s’est embarquée sur un grand voilier, traversant l’océan, durant de longs mois, pour venir vers nous qui n’existions pas encore, pour nous sortir du néant et de l’odeur de la terre en friche. » Le Premier jardin est le livre de l’héroïsme quotidien des femmes, de l’interrogation sur les raisons de ce destin amer et tragique. Ici, femme rime avec vie étouffée, au sein d’une petite bourgeoisie mesquine, prétentieuse et étriquée, qui commet en douce les pires atrocités. Images indélébiles de l’incendie de l’orphelinat ou du corps de la petite Aurore, violée et assassinée, dans le Parc Victoria, près de la rivière Saint-Charles. « Mais la vie ordinaire, un instant mise en retrait, a repris ses droits, comme après la chute d’un caillou dans l’eau ».

De tout temps, les femmes ont vu leurs traces effacées : « Personne ne saura jamais de quelle enfance perdue il s’agit, ni de quelle douleur cachée, ramenée au grand jour, il est question, tant Flora Fontanges a soin d’effacer ses traces à mesure. » Aveux tus, écrits confiés aux tiroirs, à moins que les filles, à l’instar d’Anne Hébert, ne décident de parler pour toutes, d’ouvrir les écluses de la mémoire, de nommer la beauté assassinée, brûlée jusqu’à l’os, et ne nous mettent au monde toutes, avec un regard au fond des yeux : « Peut-être même, la petite fille serait-elle l’oiseau unique au faîte de cet arbre, bruissant de courants d’air, car déjà elle désire, plus que tout au monde, chanter et dire toute la vie contenue dans cet arbre qui lui appartiendrait en propre comme son arbre généalogique et son histoire personnelle. » Pure arborescence de vies en adéquation avec elles-mêmes, et il ne saurait y avoir plus magnifique témoignage d’amitié envers les femmes que cette mise à jour constante de leurs traces dans toute l’œuvre d’Anne Hébert.

Notes

1. Marie-Andrée Chouinard, "Entretien avec Anne Hébert", Le Devoir, 28 février-1er mars 1998.
2. Anne Hébert, Les Fous de Bassan, Paris, Seuil, 1982.
3. Anne Hébert, Le Premier jardin, Paris, Seuil, 1988.

Élaine Audet, Le cœur pensant – courtepointe de l’amitié entre femmes, Québec, Loup de Gouttière, 2000, p. 178-183. Diffusé par les éditions Sisyphe.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 5 mars, 2013

Élaine Audet


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