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"Angel" : Piégée dans un monde de prostitution et de violence

4 mars 2013

par Krystle Alarcon, TheTyee.ca

    "On n’entre pas dans la prostitution par accident. On nous fabrique comme cela."

Des forces brutales poussent et piègent les femmes autochtones dans la prostitution, disent des militantes opposées à sa légalisation.
(Dans cette vidéo de Sam Eifling et Krystle Alarcon, Angel Gates parle sans détour des facteurs qui l’ont attirée dans le quartier de la prostitution de Vancouver, le Downtown Eastside, et des contraintes qui l’y retiennent. Vidéo.)

Angel Gates essaie d’échapper à la prostitution depuis qu’elle a été « mise sur le marché » à l’âge de 11 ans dans le « quartier rouge » de Vancouver. Des problèmes d’argent, de toxicomanie et d’absence de services de soutien la retiennent encore d’en sortir.

Elle n’est pas la seule. Les dures réalités que vivent les femmes comme Gates ont amené des coalitions nationales de femmes autochtones à prendre position contre diverses propositions de légalisation de la prostitution, en soutenant que ce qu’il faut plutôt, c’est un engagement à créer des voies de rechange pour les femmes confrontées à de brutales pressions afin de les amener à devenir prostituées et à les forcer à le rester.

Gates dit s’être retrouvée « ligotée, bâillonnée et les yeux bandés » à sa première journée à l’Hôtel Balmoral de la rue East Hastings.
Elle ne blâme pas sa mère, elle-même prostituée à l’époque, de l’avoir forcée à « faire son premier client » pour financer ses toxicomanies.

"Elle a fait du mieux qu’elle pouvait avec le peu de ressources qu’on lui accordait. Je sais cela. Elle me manque beaucoup », explique Gates. Malgré ou peut-être en dépit de tous les traumatismes qu’elle a vécus, y compris la perte de la garde de ses enfants et d’avoir eu à se défendre d’un prostitueur en le tuant, Gates ne relâche jamais son attention. Elle est le genre de personne capable d’écouter deux conversations en même temps et n’aime pas être prise en pitié. (On en apprendra plus sur ses opinions et sur son passé en écoutant la vidéo mentionnée en haut de cet article.)

Un portrait de sa mère se trouve maintenant dans le local communautaire de sa tante Bernie Williams, Le cercle sacré, comme élément d’une exposition de visages de femmes autochtones disparues ou assassinées dans le Downtown Eastside.

« Cela me fend le cœur ».

Gates et Williams appartiennent à la nation Haïda du nord de la Colombie-Britannique. Williams supplie Gates de quitter le milieu depuis qu’elle a appris que celle-ci se prostituait : « Je comprends pourquoi, tu sais, pourquoi tu as abouti ici. Cela me fend le cœur à chaque fois que je te vois », dit Williams à Angel.

« Je regarde simplement ces images et j’espère plus que tout ne jamais avoir à porter ton corps. »

Williams milite pour l’abolition de la prostitution depuis trois décennies – sa flamme ne s’est jamais éteinte depuis que ses deux sœurs et sa mère ont rejoint la liste des femmes des Premières Nations disparues et assassinées dans le Downtown Eastside.

Cette brûlante aspiration à la justice a éveillé chez elle suffisamment de force pour marcher plusieurs centaines de kilomètres avec d’autres femmes autochtones afin d’attirer l’attention du pays sur le drame de ces femmes disparues et assassinées. En 2009, elles ont parcouru à pied la tristement célèbre « autoroute des larmes », en 2010 ont marché de Kamloops à Winnipeg, et enfin de Vancouver à la Colline du Parlement en 2011. Williams a cofondé les marches Walk4Justice avec Gladys Radek, de la nation Gitxsan / Wet’suwet’en.

Pour Bernie Williams, ce sont des forces sociales telles que la pauvreté, les pensionnats autochtones et les séquelles de la colonisation qui ont poussé et piégé les femmes autochtones dans la prostitution. « Il s’agit de femmes qui ont été si bien conditionnées à la violence masculine qu’elles ont l’impression que c’est tout ce qu’elles méritent », dit-elle. « Non, elles n’ont pas abouties ici juste parce qu’elles voulaient s’échapper (de la maison). »

Les racines de l’exploitation

Selon un rapport publié en 2005 sur la prostitution à Vancouver (1), pas moins de 52 personnes sur l’échantillon de 100 personnes interrogées s’identifiaient comme Autochtones (Premières nations, Métis ou Inuit). On peut reconnaître une corrélation étonnante avec la maltraitance des enfants : 96 pour cent ont dit avoir été victimes de maltraitance sexuelle et 81 pour cent avoir été physiquement maltraités dans l’enfance.

Une autre étude sur les jeunes Autochtones victimes de la traite et prostitué-es dans le quartier Downtown Eastside a établi un lien entre la tradition canadienne des pensionnats autochtones et la prostitution. « L’impact des pensionnats est illustré par les comportements dommageables adoptés par de nombreux survivants de ces établissements, notamment l’alcoolisme, le jeu compulsif, la toxicomanie, et une incidence élevée de problèmes sexuels, y compris le comportement d’agression sexuelle et l’inceste. Ces effets intergénérationnels des traumatismes ne demeurent pas confinés aux victimes ; ils se propagent pour toucher tous les gens qui les entourent, comme les parents, conjoints, enfants et amis », indique le rapport. (2)

Robyn Bourgeois, doctorante à l’Université de Toronto, dont la thèse en préparation a pour titre « Pathways of Resistance : The Politics of Addressing Violence Against Aboriginal Women and Girls in Canada, 1980-2010 » (« Chemins de résistance : La politique de lutte contre la violence faite aux femmes et aux filles autochtones au Canada, 1980-2010 »), endosse cette analyse systémique de la prostitution. Dans sa recherche, elle a constaté que la prostitution des femmes autochtones a servi à empêcher les mariages mixtes avec des hommes occidentaux, à imposer les pensionnats autochtones, pour faciliter l’enlèvement généralisé d’enfants retirés de familles autochtones pour les remettre au système de protection de la jeunesse – ce qu’on a appelé la « rafle des années soixante ».

« C’est un des systèmes d’oppression qui ont servi à institutionnaliser l’infériorité des femmes autochtones en particulier, afin de justifier maintes et maintes fois le colonialisme. Et cette prostitution s’intègre très bien au vocabulaire qui présente les femmes autochtones comme sales, faciles, des « squaws » aux mœurs légères, non ? »

« Terrifiée »

Madame Bourgeois, qui est de la nation Lubicon Cree, est également une ex-prostituée, amenée à la traite par un de ces proxénètes qui se font passer pour un « petit ami ». Même si elle n’a été prostituée que quelques années, cette expérience l’a marquée à vie.

Dans une interview accordée à The Tyee, elle se rappelle le premier jour où elle a été forcée à la prostitution, à Vancouver. Son proxénète l’a emmenée dans un hôtel, où ils « ont passé du temps à rêver à quel point l’endroit était splendide ». Il l’a ensuite invitée à une belle promenade dans le parc, près du quai. Une fois sur place, il lui a tenu de force la tête sous l’eau.

« J’étais complètement paniquée et terrifiée, et je comprenais ce qui se passait. Mais on prend ces drogues et on boit de l’alcool, on arrive à oublier tout ça. On fait ce que l’on doit faire », soupire-t-elle.

Elle avait alors 18 ans. Dix ans plus tard, elle publie sa thèse de doctorat sur la violence infligée aux femmes et aux jeunes filles autochtones au Canada. Elle est consciente de ses privilèges et elle « s’en est servi entièrement en vue de mettre fin à cette violence », dit-elle dans une interview publiée sur un blog.

Comme Williams, Bourgeois voit aussi le recours à sa famille comme le seul moyen de sortir de la prostitution en ce moment. « Ce sont des membres de ma famille qui disposaient de ressources et qui ont été en mesure de m’aider », dit Bourgeois. « Soit vous avez quelqu’un dans votre famille qui vous aime vraiment et qui se soucie de vous, soit vous repartez de ce monde les pieds devant, et tout est dit », ajoute Madame Willliams.

La responsabilité de l’État

Le personnel est devenu politique pour les femmes des Premières nations comme Gates, Williams et Bourgeois. Elles s’opposent de pied ferme aux recours présentement intentés en Ontario et en Colombie-Britannique en vue de légaliser les bordels, le proxénétisme, la prostitution de rue, dans une tentative de faire du « travail sexuel » un droit protégé par la Constitution. Ces causes ont pour noms l’affaire Bedford et Sex Workers United Against Violence c. Canada.

Gates n’est pas d’accord avec une légalisation de l’ensemble de l’industrie du sexe, mais elle pense également que l’on ne devrait pas criminaliser les personnes prostituées. « C’est injuste, dit-elle : les femmes vont en prison et les hommes s’en tirent en étant envoyés en classe de prostitueurs (john school). Je crois qu’ils devraient arranger le système pour que les femmes soient plus en sécurité. La légalisation n’a pour effet que d’amener des fillettes au trottoir et de normaliser ça. On n’entre pas dans la prostitution par accident. On nous fabrique comme cela. C’est une forme de douleur que l’on met en nous au départ, habituellement des agressions sexuelles quand on est enfant. Je ne trouve pas cela acceptable », dit-elle.
Gates, qui vit toujours dans le Downtown Eastside, dit que le Canada devrait créer un plus grand nombre de services de réduction des méfaits, comme ceux mis en place dans le quartier. Elle dit qu’en tant que « prostituée active », elle ne voit pas l’éradication de la prostitution comme une perspective réaliste.

Toutefois, c’est la solution que préconisent Bourgeois, Williams et les militantes du Réseau d’action des femmes autochtones (AWAN). Elles préfèrent à la légalisation ce qu’on appelle le « modèle nordique » – où les prostituées sont décriminalisées et les proxénètes et clients, criminalisés. Ce modèle, appliqué en Suède, en Islande et en Norvège, est une approche à trois volets pour mettre graduellement fin à la demande de prostitution.

« Ce modèle inclut une réforme juridique qui 1) criminalise la demande masculine de rapports sexuels tarifés et qui décriminalise les femmes prostituées, 2) offre une gamme complète de programmes sociaux à toutes les femmes et les filles, et 3) sensibilise le public à la prostitution comme une forme de violence masculine à l’endroit des femmes et des filles. Nous, des femmes autochtones, considérons que ce modèle encourage un véritable changement social qui fonctionne dans notre intérêt », a déclaré AWAN dans une allocution livrée à la Conférence Mondes des femmes 2011. (3)

« Ils évitent de poser les questions difficiles ».

Samantha Grey, une des membres de l’AWAN, est en véhément désaccord avec la façon dont l’affaire Bedford pourrait transformer les lois canadiennes sur la prostitution. « Les femmes qui ont intenté le recours Bedford ne représentent pas la majorité des femmes dans la prostitution, elles ne reflètent que l’infime minorité de femmes qui affirment qu’elles y sont par choix. Et le plus triste, c’est que c’est toujours elles que l’on entend, justement parce qu’elles ont cette liberté. »

Une autre organisation nationale de femmes autochtones, l’Association des femmes autochtones du Canada, est intervenue dans l’affaire Bedford et soutient elle aussi le modèle nordique. (4) Leur position se fonde sur les 582 cas qu’elles ont documentés de femmes autochtones disparues ou assassinées partout au Canada jusqu’en 2010. (5)

Samantha Grey affirme qu’il faut aussi créer plus de services pour aider les femmes à quitter la prostitution : « Nous ne voulons pas plus de sécurité, nous voulons la sécurité tout court. Nous ne voulons pas de solutions de fortune. »

Elle fait écho à d’autres défenderesses des femmes des Premières nations en déplorant la pénurie de discussions au sujet de la pauvreté, de la toxicomanie et de la prostitution, même aux paliers les plus élevés des prises de décision politiques et juridiques. « Ils évitent de poser les questions difficiles », dit Grey. « Ils ne posent pas les questions qui appellent des réponses si l’on veut rendre la prostitution inexistante. »

Notes

1. FARLEY M, LYNNE J et AJ COTTON, « Prostitution in Vancouver : violence and the colonization of First Nations women »
2. GONELL-MYERS, Ginger, « Far from home : Experiences of sexually exploited Aboriginal youth in Vancouver, B.C. »
3. Aboriginal Women’s Action Network Declaration of Indigenous Women to Abolish Prostitution
4. Association des femmes autochtones du Canada (AFAC), « Comprendre la position de l’AFAC sur la prostitution »
5. AFAC, « Ce que leurs histoires nous disent – Résultats de recherche de l’initiative Sœurs par l’Esprit »

 Version originale : Krystle Alarcon, « Angel’s Story : Trapped in a Violent World », The Tyee, 4 mars 2013, http://thetyee.ca/News/2013/03/04/Aboriginal-Sex-Workers-BC/

L’auteure

Krystle Alarcon est une journaliste multimédia qui rend compte des questions de justice sociale concernant les femmes, les immigrants, les Premières nations, la communauté LGBT et les personnes marginalisées. Elle est une Philippine de deuxième génération née à Montréal et qui a grandi à Manille, et parle couramment l’anglais, le français, le tagalog et l’espagnol de base. Elle publie des articles dans The Tyee et The Observer à Vancouver, anime régulièrement des « Tinig ng Masa » (Points de vue de la population) à la station Coop Radio 100.5 FM, et a produit des projets multimédias indépendants et des courts-métrages documentaires. On peut consulter ses productions sur le site http://krystlealarcon.com et la suivre sur Twitter à @krystlealarcon.

Traduction : Martin Dufresne

© Krystle Alarcon

Mis en ligne sur Sisyphe, le 4 mars 2013

Krystle Alarcon, TheTyee.ca


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