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Une solution à la prostitution : s’en prendre aux prostitueurs plutôt qu’aux prostituées
Le Canada ne peut traiter la prostitution comme un filet de sécurité sociale

8 juin 2013

par Meghan Murphy

La loi canadienne sur la prostitution est au premier plan d’une conversation publique enflammée depuis le dépôt, en 2007, d’une contestation des lois actuelles, qualifiées d’inconstitutionnelles. Cette affaire, Bedford c. Canada, doit être entendue le 13 juin en Cour suprême du Canada, et la décision rendue n’aura pas seulement des conséquences pour les femmes travaillant dans l’industrie du sexe ; elle sera symbolique de la position adoptée par le Canada en matière de droits des femmes et d’égalité des sexes.

Ce débat est souvent décrit à tort comme n’offrant que deux choix, deux points de vue opposés sur la prostitution : la légalisation ou la criminalisation totale. Mais il existe une troisième voie, préconisée par des groupes féministes, les associations de femmes autochtones et les organismes de survivantes de la prostitution. Basé sur des lois adoptées par des pays ayant des antécédents exemplaires en matière d’égalité des sexes – la Suède, la Norvège et l’Islande, par exemple – ce modèle décriminalise les femmes prostituées et criminalise les proxénètes et les prostitueurs (ou « clients »). Ce modèle nordique est aussi appelé abolitionniste, le principe en étant que la prostitution est un produit de l’inégalité et que la société devrait donc travailler à éventuellement mettre fin à cette industrie.

La cause Bedford c. Canada a été amorcée par l’avocat Alan Young. Il est allé chercher trois femmes - Amy Lebovitch, Valerie Scott et Terri-Jean Bedford - pour servir de demanderesses. Mme Bedford, la plus affichée publiquement, est une “ex-travailleuse du sexe” dont le donjon sadomasochiste a fait l’objet d’une descente policière en 1994. Elle a ensuite été accusée d’avoir exploité une maison de débauche.

Au Canada, trois lois touchent présentement l’achat et la vente de sexe : l’une sur la communication, qui criminalise la prostitution de rue, l’une sur le fait de « vivre des produits de la prostitution d’autrui », qui criminalise le proxénétisme, et l’une sur les « maisons de débauche », qui rend illégale la tenue d’un bordel ou sa fréquentation.

M. Young et Mme Bedford ont tous deux déclaré que la priorité, dans cette cause, était d’abolir la loi sur les maisons de débauche, plutôt que celle sur la communication. C’est dire que plutôt que de concerner les « droits des travailleurs du sexe », les efforts en vue d’une décriminalisation complète servent simplement à établir les « droits » des hommes à acheter du sexe auprès de femmes ou à tirer profit de la vente de femmes. Si la Cour suprême devait invalider la loi sur les maisons de débauche, les femmes prostituées dans la rue demeureraient criminalisées, marginalisées et vulnérables, privées de tout soutien ou moyens pour quitter l’industrie du sexe. Ces femmes ne sont pas celles qui seraient admises dans ces bordels légaux qualifiés de « sûrs ».

Les organisations de femmes proposent une solution plus globale qui tient également compte de l’aspect genré de la prostitution. Vu que ce sont les femmes qui constituent 80 à 90 pour cent des prostituées et que ces femmes vivent de la violence aux mains de proxénètes et de clients masculins, il est impératif que la solution ait un caractère féministe. Plutôt que d’abandonner aux caprices du marché les femmes de la rue (souvent marginalisées à cause de facteurs comme la pauvreté, la toxicomanie, des antécédents de violence et du racisme), les abolitionnistes pressent le Canada de se tourner vers une alternative plus progressiste, comme le modèle nordique, qui criminalise l’achat de prostitution, mais non sa vente.

Bien que des lois doivent changer si nous voulons freiner la demande et enrayer la violence que vivent les femmes prostituées, les abolitionnistes voient plus loin que des solutions juridiques. Le modèle nordique privilégie des services complets de sortie du milieu, une formation professionnelle pour celles qui le souhaitent, une aide sociale viable, et un travail d’éducation populaire qui enseigne à tous et toutes que femmes sont plus que des corps à acheter et à vendre. Les femmes méritent de meilleurs choix que la prostitution et ne devraient pas avoir à y recourir pour survivre. Le Canada ne peut traiter la prostitution comme un filet de sécurité sociale.

Les groupes de femmes autochtones du Canada ont tous pris position en faveur de ce modèle, soulignant que les femmes indigènes sont très surreprésentées dans l’industrie, en particulier dans le quartier Downtown Eastside de Vancouver (où au moins 60 femmes, principalement autochtones, ont disparu au cours des 30 dernières années). Des organisations telles que Vancouver Rape Relief and Women’s Shelter, l’Association canadienne des sociétés Elizabeth Fry et l’Association canadienne des centres contre les agressions sexuelles ont uni leurs forces avec l’Association des femmes autochtones du Canada et plusieurs autres groupes de femmes pour inciter la Cour à prioriser l’égalité des femmes et les droits de la personne dans cette décision. La Coalition des femmes pour l’abolition de la prostitution, que ces groupes ont formée, a obtenu le statut d’intervenant à l’audience à venir et va réclamer la suppression des sanctions pénales pour les femmes en prostitution, pour qu’on cible plutôt les proxénètes et les clients.

Disons les choses clairement. L’affaire Bedford n’a jamais eu pour but d’aider les femmes qui font le trottoir des quartiers « chauds » ou les immigrées clandestines piégées dans des « salons de massage ». Elle ne vise pas une société qui perçoit les femmes comme égales et méritant dignité et respect. Il n’y est même pas question des droits des femmes ou des « droits des travailleuses du sexe ». Le public a été dupé par une fausse représentation de cette cause et du débat sur le droit de la prostitution. Les seuls droits qui seront remportés advenant le succès du recours Bedford seront les “droits” des hommes à acheter du sexe auprès de femmes qui n’ont pas d’alternative pour survivre et les droits” des proxénètes à être vus et traités comme des entrepreneurs légitimes.

Si vous voulez une véritable égalité pour les femmes, il existe une alternative.

Meghan Murphy, The Globe & Mail, 3 juin 2013

Traduction : Martin Dufresne

Mis en ligne sur Sisyphe, le 7 juin 2013

Meghan Murphy


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