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La dictature du regard

20 août 2013

par Sabine Aussenac, écrivaine, poète et journaliste

Chaque été, c’est la même chose. La dictature de l’eau. Ils sont là, tous les plans d’eau, les piscines publiques, les piscines d’amis, et puis les lacs, rivières, mers, océans…Ils nous attendent, offrant qui leur immensité bleutée, qui leur surface azuréenne, et nous tendent leurs eaux ailées, promesses de bien-être, de détente, de festivités estivales diverses.

Et les voilà partis, en famille ou entre amis, ou célibataires en goguette, l’œil rivé vers la ligne bleue des vacances, prêts à tout pour ce premier plongeon annonciateur de liberté et de farniente.

Et elles sont là, autour des bassins et sur le sable, les créatures de l’été : alanguies, nonchalantes, bronzées dès les premiers bourgeons et fuselées dans leurs bikinis fluos qui mettent, cette année, leurs ambres ou caramels encore plus en valeur. Ce ne sont que cuisses dorées et seins affleurant au-dessus du paréo négligemment drapé, et regards de biches en attente joyeuse et mutine du prédateur de l’été…

Nous voilà aussi : obligées par je ne sais quel codex familial ou amical de nous plier à ce pensum aquatique, malgré notre aversion profonde pour, dans n’importe quel ordre, l’eau, les créatures, et notre propre corps. Que nous dissimulons le mieux possible sous d’amples « robes de plage » (ah, que ne sommes-nous musulmanes, nous aurions droit au burkini…), que nous n’osons dévoiler, au vu des moult bourrelets disgracieux qui le parsèment, ce corps que nous maltraitons depuis l’enfance, et qui nous le rend bien.

Cette confrontation annuelle est une épreuve, un duel, un corps à corps insupportable et épuisant. Sans arrêt nous les voyons, admirons, envions, ces créatures dotées d’appâts parfaits, de charmes extérieurs indéniablement supérieurs aux nôtres, et le pire, c’est que même à vingt ans, nous ne leur ressemblions pas…Chaque été, il recommence, notre long chemin de croix à travers cette galerie de miroirs déformants inversés, dans laquelle nous nous confrontons invariablement à ce que nous aurions aimé être, mais ne serons jamais.

Il faut aussi nager. Les autres courent vers la grande bleue d’un pas agile, le fessier relevé et les seins fiers tels les héroïnes d’Alerte à Malibu, quand nous quittons maladroitement nos vêtements-armures pour ce maillot une pièce terne et peu seyant avant de trébucher maladroitement sur quelques seaux ou serviettes et de tâter l’ennemi du bout d’un orteil hostile et inquiet. De toutes manières, notre premier mari nous l’a souvent répété, nous nageons comme une machine à coudre. Et depuis quelques années, la cystite s’annonce aussi en partenaire systématique de nos après-midi de piscine, point d’orgue apocalyptique de ces baignades obligataires et haïes, telle une farce vengeresse de notre corps fatigué par cette répétition annuelle…

Pourtant, nous aimons l’eau. Nous adorerions avoir ce genre de moyens qui permettent de se faire dorloter en thalasso, et nous nous souvenons avec émotion de l’eau claire des rivières de l’enfance, quand entre cousins nous sautions de pierre en pierre moussue au-dessus des eaux chantantes et sauvages de notre païs : l’anguille se faufilait entre les hautes herbes, les libellules arpentaient les reflets, de grandes fougères cachaient ce repli où nos oncles laissaient refroidir le rosé, et nous, nos « méduses » aux pieds, batifolions dans l’eau glacée.

D’autres souvenirs reviennent, ce parfum d’Ambre solaire, les maillots au crochet fabriqués par mamie, les cigales de l’enfance et les odeurs du port, lors de rares escapades méditerranéennes. Et puis la découverte de l’océan en majesté, des plages landaises au sable infini, quelques expériences de naturisme, seule avec un mari qui hélas ne savait complimenter la jeune femme pourtant belle qui arpentait les dunes à ses côtés (j’avais enfin perdu les kilos de l’enfance et pas encore pris ceux des grossesses…). J’ai encore en mémoire la douceur du sable sur mon corps nu, les lames fraîches se brisant sur nos rires, et le cri des mouettes, témoins solitaires de nos amours presqu’enfantines, que je vivais en quasi inconscience, encore toute à mes rêves adolescents…

Mais les phrases assassines sont là, celles du père et des compagnons, les contempteurs de mon corps, les briseurs de rêves et d’espérances. Et les kilos-souffrance ont peu à peu construit cette barrière entre la vie et moi, me privant des splendeurs de l’été et des joies simples de ces mois où l’air respire le monoï ou la mirabelle.

Chaque année, à une époque, je fantasmais cet été parfait où je surprendrais mes proches en arrivant chez eux avec un corps remodelé et neuf, arborant des tenues moulantes et un look sexy ; je me rêvais sirène et Belle de plage, ondoyant entre lagune et océan, devenue créature.

L’âge venu, ce dernier rêve s’est enfui, avec tant d’autres, et j’ai fait le deuil de l’été.

Alors assisse en cette journée de bruine devant un clavier de fortune, lovée entre les murs de pierre d’une maison où les constellations familiales ont fait de moi la tante étrange et la grosse de service, je me rêve déjà en automne, quand je reviendrai, vêtue de lainages, pour humer un air de sous-bois et faire un bras d’honneur à la piscine aux eaux dormantes.

Et un jour, un jour peut-être, quand je serai grande et écrivaine, j’aurai assez de sous pour m’envoler vers d’exotiques lagunes ou vers Big Sur. Et là-bas, un bel américain me dira qu’il m’aime. Malgré les kilos de ce corps aux longues histoires, malgré mes maladresses, malgré mes tristesses.

Non ?

Mis en ligne sur Sisyphe, le 20 août 2013

Sabine Aussenac, écrivaine, poète et journaliste


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