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Hannah Arendt et Mary McCarthy : la passion partagée de la pensée
27 octobre 2013
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Hannah Arendt a entretenu toute sa vie de nombreuses amitiés et, pendant vingt-cinq ans, une amitié exigeante et une correspondance assidue avec l’écrivaine américaine Mary McCarthy (1912-1989). Romancière, essayiste et critique mordante à la Partisan Review dans les années trente, McCarthy est devenue célèbre après la publication de son roman Le Groupe (1963) qui dépeint l’évolution de huit jeunes femmes après la fin de leurs études dans les années qui ont précédé la Deuxième Guerre mondiale.
Son œuvre compte vingt-deux livres de fiction, de critique littéraire et dramatique, d’histoire de l’art, de journalisme politique et d’autobiographie. McCarthy désire égaler les hommes au plan intellectuel et sexuel. Elle ne peut s’empêcher de séduire toute personne possédant du pouvoir ou de l’influence et rejette la sensibilité comme une faiblesse. Perfectionniste, elle a toujours besoin d’être active, portée par un projet de livre, d’article ou de voyage. Son intelligence, sa syntaxe impeccable, son style peaufiné à l’extrême, son humour, sa vivacité, sa beauté éclatante et son parti pris de vérité lui valent rapidement la réputation d’être irrésistible. À l’instar d’Hemingway, sa légende devient aussi importante que son œuvre.
McCarthy et Arendt se rencontrent pour la première fois lors d’une fête, en 1945. Un véritable désastre. Au cours d’une discussion sur l’hostilité des Parisiens envers les occupants allemands, McCarthy lance qu’Hitler fait pitié parce que, comble du pathétique, il désirait que ses victimes l’aiment. Juive, ayant subi elle-même l’horreur des camps de concentration, Arendt trouve cette réflexion d’une telle futilité qu’elle ne parle plus à McCarthy pendant des années.
Pourtant, elles se retrouvent régulièrement dans les mêmes groupes et sont d’accord sur la plupart des sujets discutés. Un jour, Arendt propose l’armistice et McCarthy s’excuse de l’avoir blessée sans le vouloir. À partir de ce moment, leur amitié ne connaît plus aucune césure et ne cessera de s’approfondir au fil des années, comme leur correspondance (1) et de nombreux témoignages en font foi.
Alfred Kazin, ami de McCarthy, confie à sa biographe Carol Brightman que, selon lui, Hannah Arendt a été le premier amour véritable de Mary. Il dit l’avoir toujours vue désagréable et pointue, mais, avec Arendt, elle devenait humble, respectueuse. McCarthy et Arendt se découvrent une multitude d’affinités et les lettres qu’elles échangent montrent qu’elles pensent les mêmes choses en même temps. Arendt apprend à Mary que la vie de l’esprit, coupée de l’amour du monde, ne vaut pas la peine d’être vécue.
En tant qu’intellectuelle, McCarthy peut facilement argumenter mieux qu’un homme dans les débats, mais la contestation lui vient la plupart du temps de la part d’autres auteures. Chez cette romancière, la pensée constitue la voie d’accès à l’émotion. Après sa rencontre avec Arendt, dans les années cinquante, sa passion pour la spéculation intellectuelle va de pair avec cette amitié profonde. Leurs échanges sur des problèmes philosophiques ressemblent à des lettres d’amour. Lorsque Mary lui fait parvenir en 1954 son enquête sur « la science éclatée de l’épistémologie », Arendt lui envoie une réponse de quatre pages, dactylographiée à simple interligne, qui retrace « le rituel du doute » dans la philosophie occidentale.
Cette générosité enchante McCarthy et Arendt reçoit, comme un véritable cadeau, la lettre de Mary sur le relativisme éthique dans la société contemporaine. « En la lisant, je me suis rendu compte que je l’attendais depuis toujours. » Arendt en arrive à définir « le penseur par excellence » à partir de leurs échanges. Dans une longue lettre à Mary, elle parle de sa foi dans la vie de l’esprit : « dans l’activité de la pensée, je suis, pareille à l’artiste, avec moi-même et pas avec d’autres personnes ni avec le monde en tant que tel. Mais de nos jours, si on est seul, on est solitaire, i.e. pas avec soi-même. »
Dans leur correspondance, autant que dans leurs rencontres, elles passent aisément de la philosophie aux confidences et aux potins sur leur milieu. Éprouvant une confiance absolue en Hannah, Mary lui demande fréquemment son avis. Les judicieux conseils d’Arendt évitent plusieurs impairs à son amie, arrivant même à la faire s’excuser et se réconcilier avec certaines personnes qu’elle a blessées dans ses articles ou dans ses livres. Quand Mary éprouve une panne d’inspiration, elle cherche de l’aide auprès d’Hannah, certaine de l’obtenir. Ses longues lettres reflètent toujours une ardente nostalgie de la présence d’Hannah.
Et Arendt lui répond sur le même ton passionné « très chère, je ne peux te dire à quel point tu me manques ». Quand Arendt, après son premier infarctus, commence à ressentir l’irritabilité des cardiaques, Mary le prend pour un rejet personnel à un moment où la critique l’attaque de toute part. Arendt reste interdite que Mary ait pu s’imaginer la cause de ses sautes d’humeur : « À tort ou à raison, tu es méfiante envers tes amis, mais tu sais très bien que tu ne peux l’être envers moi. Je te supplie d’arrêter. »
Complicité intellectuelle
Elles ne ratent jamais une occasion de se retrouver et McCarthy considère l’appartement d’Arendt à New York comme un pied-à-terre où elle peut passer des jours merveilleux avec son amie. Pour Reuel, le fils de Mary McCarthy, en plus d’être la meilleure amie de sa mère, Hannah représente sa conscience intellectuelle même. La vision exaltée de Mary au sujet d’Arendt demeure un mystère pour Arthur Schlesinger, un de leurs proches. La pensée de Mary restant, selon lui, tellement concrète, comparée à la pensée aérienne d’Hannah, "pleine d’abstraction hégélienne". Cependant, il reconnaît la responsabilité d’Arendt dans le développement du brillant cerveau de Mary. Reuel ajoute que, sans Hannah, sa mère n’aurait jamais montré un tel intérêt pour l’histoire, la politique, l’art et l’architecture européenne.
Dans les années cinquante, Arendt a d’abord impressionné McCarthy en tant que penseure. « Une femme qu’on peut voir penser », se rappelle-t-elle après la mort d’Arendt en 1975. « Quand elle parle, on croit voir extériorisé le mouvement de la pensée en action ». Mary décrit Arendt comme « une belle femme, élégante, séduisante, en particulier ses yeux brillants, pétillants, comme si des rayons d’intelligence s’en échappaient ». McCarthy voit en son amie une sorte de Virgile féminin leur permettant, semblables à des amantes, de naviguer dans les œuvres philosophiques, littéraires, artistiques et de réaliser leurs rêves les plus grandioses.
Un an avant la mort d’Hannah, les deux amies voyagent souvent ensemble en Europe, rien ne laissant prévoir la fin abrupte d’une vie encore si pleine de projets. Un jour, en rentrant chez elle, Hannah trébuche sur une dénivellation du trottoir et reste inconsciente quelques minutes. Quatre jours plus tard, elle s’éteint paisiblement après le repas, entourée de quelques amis. Elle vient de terminer les deux dernières parties de La vie de l’esprit, déjà précédées par Penser. Après sa mort, ses proches trouvent Vouloir et le manuscrit de Juger sur sa table de travail. Dans sa vibrante oraison funèbre (2), McCarthy rend hommage à l’intégrité intellectuelle d’Arendt et parle de l’aspect visionnaire de son inspiration, semblable à celle des prophètes, comme si Hannah entendait des voix lui dicter l’analyse des faits marquants de son époque.
Elle évoque également avec émotion la présence de son irremplaçable amie, « ses yeux étincelants mais aussi profonds, obscurs, en retrait tels des puits d’intériorité ». Elle se remémore Hannah « dévisageant le public, faisant les cent pas sur la scène durant une conférence, les mains dans les poches ou brandissant une cigarette dans les airs, inhalant profondément en rejetant abruptement la tête en arrière, saisie par une idée nouvelle, impromptue. Une magnifique diva de la scène ». Elle évoque même les mains petites et fines d’Hannah et ses chevilles charmantes, faisant dire à un ami présent qu’il y a un « patriotisme féministe » dans l’amour des belles femmes les unes pour les autres.
La force intellectuelle d’Hannah a d’abord attiré Mary, mais, plus tard, la façon dont la pensée et l’émotion s’emparent du corps d’Arendt, pareil à celui d’une actrice, la touche beaucoup. Leur relation, selon une amie, avait une qualité profondément éthique. Mary a toujours éprouvé une jalousie corrosive envers toutes les femmes qui approchaient Arendt, mais celle-ci lui demeurait fidèle et ne permettait jamais à personne de dire du mal de Mary. Dans les jours suivant la mort d’Hannah, McCarthy se consacre à l’édition et à l’écriture de la postface à La vie de l’esprit qu’Arendt n’avait pu terminer. Ce long travail d’amitié empêche la douleur de la terrasser et lui donne l’impression de vivre encore avec son amie une plongée passionnée dans sa pensée.
Notes
1. Hannah Arendt et Mary McCarthy, préf. Pierre Bouletz, Correspondance 1949-1975, Paris, Stock, 2009.
2. Mary McCarthy, "Pour dire au revoir à Hannah (1907-1975)", Cahiers du GRIF, No. 33, 1986.
*Le présent texte est un extrait de : Élaine Audet, Le cœur pensant, courtepointe de l’amitié entre femmes, Loup de Gouttière, 2000.
** Les citations, dans ma traduction, proviennent de la biographie de Marie McCarthy par : Carol Brightman, Writing Dangerously, New York, Clarkson Potter, 1992.
*** Biobibliographie
**** Source de la photo
Lire : Élaine Audet, "Hannah Arendt : Une paria dans un monde d’hommes", Sisyphe, 7 octobre 2013.
Mis en ligne sur Sisyphe, le 19 octobre 2013