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Décriminaliser la prostitution ne peut pas être la solution

19 décembre 2013

par Meghan Murphy, journaliste et écrivaine, Feminist Current

Un projet de loi déposé par le gouvernement socialiste français a été approuvé récemment (1), dans un effort pour réprimer la traite des personnes et pour contrer la demande de prostitution, tout en offrant un appui aux femmes piégées dans l’industrie du sexe.

Il est calqué sur ce qui est communément appelé le modèle nordique (2) : une telle loi a été adoptée par la Suède en 1999, a depuis été mise en place en Islande et en Norvège, et est à l’étude en Irlande. La nouvelle loi permettra d’assurer que les personnes qui travaillent dans la prostitution resteront dépénalisées, tandis que les hommes qui achètent des services sexuels seront passibles d’une amende.

Bien que le modèle a très bien réussi en Suède, en réduisant à la fois la traite et la prostitution de rue de façon spectaculaire, d’autres pays et groupes de droits humains demeurent hésitants sur la meilleure voie à suivre. Les agences ONUSIDA et ONU Femmes ont récemment émis des déclarations témoignant de leur appui soit pour la légalisation (c’est-à-dire une réglementation de l’industrie), soit pour la décriminalisation entière du commerce du sexe (par l’abrogation des lois criminalisant l’achat de sexe, le proxénétisme et la tenue d’une maison de débauche). Les tribunaux canadiens se penchent présentement sur l’abrogation des lois pénalisant les proxénètes et les clients de la prostitution (cause Bedford c. Canada).

Les récents efforts pour définir la prostitution comme un « travail du sexe » sont étroitement liés à cette poussée en vue d’une décriminalisation complète de l’industrie. Et tandis que certains pourraient faire valoir que le terme « prostitution » est passé de mode et qu’il manque de respect pour les femmes de cette industrie - comme le fait Sarah Ratchford dans son article récemment publié dans VICE (3) -, selon certaines survivantes de la prostitution et des organisations féministes, les termes « travail du sexe » et « travailleuses du sexe » sont irrespectueux et offensants pour une myriade d’autres raisons.

Parfois présentée comme une approche politiquement correcte, le vocabulaire du « travail du sexe » et le discours qui l’entoure ont été adoptés par certains comme façon de normaliser et de désinfecter l’industrie du sexe, tout en donnant l’impression de faire disparaître les dimensions d’exploitation qui sont inhérentes à la prostitution.

Bridget Perrier est une femme autochtone qui a été prostituée dans les rues et dans des bordels de partout à travers le Canada dès l’âge de 12 ans. Elle a réussi à quitter l’industrie et est maintenant co-fondatrice et éducatrice issue des Premières nations à Sextrade 101 (4), une organisation abolitionniste torontoise pilotée par des survivantes. « Pour moi, m’a-t-elle écrit par courriel, les expressions ‘travail du sexe’ et ‘travailleuse du sexe’ sont toutes les deux très offensantes à cause de ma propre expérience d’enfant exploitée sexuellement. »

Quand j’ai parlé avec Rachel Moran, auteure et survivante de la prostitution (5), elle m’a dit qu’elle détestait ces termes dits politiquement corrects parce que c’étaient « des mensonges ». « Ils sont délibérément conçus dans le but de dissimuler une vérité que j’ai vécue chaque jour, m’a-t-elle dit. Je détestais ce que je faisais. J’en détestais chaque moment. Mais j’ai surtout haï mentir à ce sujet. »

Andrea Matolcsi, une spécialiste du dossier de la traite à l’organisme Equality Now, une organisation internationale de défense des droits des filles et des femmes, a été déçue quand deux rapports, soutenus par ONUSIDA, le PNUD et le FNUAP, ont recommandé une décriminalisation de toutes les activités liées à la prostitution (6).

Peu de temps après, l’organisme ONU Femmes a fait circuler un mémorandum qui, sans être une position officielle, recourait au langage du « travail du sexe ». Matolcsi commente : « Elles parlent beaucoup du droit des gens de se prostituer, mais pas de leur droit d’échapper à la prostitution. »

Les conversations entourant le « travail du sexe » mettent souvent l’accent sur la question du « choix » – si oui ou non, par exemple, les femmes devraient avoir le droit de « choisir » la prostitution comme une « carrière » ou si des « adultes consentants » devraient avoir le droit d’avoir des relations sexuelles en échange d’argent, Ce dont nous ne parlons pas assez, c’est le contexte qui sous-tend lesdits « choix ». Des facteurs comme la pauvreté, la violence, l’inégalité des sexes, le racisme et une longue histoire de colonialisme jouent tous un rôle pour amener les femmes à la prostitution et les y maintenir (7).

Perrier reconnaît elle aussi que présenter la prostitution comme un « choix » pour certaines femmes déforme la réalité : « Ces expressions – ‘choix’ et ‘choisir’ – sont des mots que celles qui sont enfermées dans l’industrie du sexe se disent à elles-mêmes pour tenir le coup », me dit-elle.

Une des principales erreurs faites par ONU Femmes, ONUSIDA et d’autres groupes travaillant à faire décriminaliser l’achat de sexe, est l’effort de créer une distinction entre le « travail du sexe » et la traite. La notion qui sous-tend cette distinction est que la première de ces situations est « choisie », tandis que l’autre ne l’est pas. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Les spécialistes, les avocat-e-s et les survivantes de la prostitution savent que fermer les yeux sur les liens entre la prostitution, l’exploitation et la traite équivaut à passer sous silence la dynamique réelle de l’industrie du sexe.

La journaliste suédoise Kajsa Ekis Ekman a récemment publié un livre-enquête sur l’industrie du sexe et sur l’expérience de la Suède avec le modèle nordique (8). Elle estime que la traite est intimement liée à la prostitution : « La traite survient quand il n’y a pas suffisamment de femmes prostituées pour suppléer à la demande, si l’on en parle en termes de marché. Dans le monde occidental, il n’y a jamais assez de femmes qui entrent volontairement dans l’industrie du sexe. La traite est la réponse à ce problème d’offre et de demande. »

« S’il y avait des milliers de femmes faisant la queue à l’extérieur des maisons closes en disant ’S’il vous plaît, laissez-moi entrer et travailler !’, pourquoi la mafia aurait-elle besoin de les traîner en travers de l’Europe ou du monde ? », demande Ekman.

En d’autres termes, la prostitution existe à cause de la demande, et non en raison des « choix » des femmes.

Pour Perrier, il n’existe absolument aucune différence entre la traite et d’autres formes de prostitution. « La traite des personnes est tout simplement le transport des femmes à des fins de prostitution. L’acte d’acheter une femme ou jeune fille est le même, qu’il soit effectué dans un établissement légal ou sur un coin de rue. »

Matolcsi conteste également les efforts visant à présenter la prostitution comme un simple choix de carrière que font certaines femmes, ainsi que la séparation ultérieure imposée entre le « travail du sexe » et la traite. « Ces personnes oublient les liens et les chevauchements entre la prostitution illégale et légale, entre la prostitution des enfants et la prostitution des adultes, ainsi que l’énorme quantité de traite et d’exploitation qui ont lieu dans les secteurs légaux de l’industrie. » C’est une illusion d’affirmer qu’il existe, d’une façon ou d’une autre, « une industrie sécuritaire, propre et légale de la prostitution », affirme-t-elle.

Les lignes de démarcation que d’aucuns tentent de tracer entre différentes formes de prostitution afin de rendre celle-ci acceptable sont illusoires. Les enfants prostituées deviennent des adultes, les femmes victimes de la traite travaillent dans les salons « légaux » de massage et dans les vitrines de la zone rouge d’Amsterdam, et la prostitution illégale est monnaie courante dans les lieux qui ont légalisé ou entièrement décriminalisé l’industrie.

Pour résister à ces distorsions, les survivantes de la prostitution s’inscrivent en faux contre le mythe d’une industrie légale « sécuritaire » et contre le discours du « travail du sexe ».

De nombreuses organisations ont critiqué publiquement les rapports endossés par ONUSIDA et le mémorandum envoyé par ONU Femmes. Par exemple, ONU Femmes Suède a exprimé sa préoccupation, déclarant : « La prostitution n’est jamais un acte volontaire. Il y des facteurs qui expliquent pourquoi une femme – et, occasionnellement, un homme – en vient à vendre son corps. »

Les personnes qui défendent les droits de femmes conviennent que le modèle nordique est la meilleure voie à suivre. « Il s’agit d’un modèle qui protège les plus vulnérables », explique Perrier. « Il cible la demande au lieu des personnes prostituées. »

Ekman précise que l’expérience suédoise s’est avérée positive et soutenue aujourd’hui par 80 % de la population : « Non seulement la demande a-t-elle diminué, mais la majorité de la population interprète maintenant la prostitution comme un produit de l’inégalité entre les sexes. »

Des organisations comme Equality Now ont souligné que les expériences de légalisation dans des endroits comme les Pays-Bas et l’Allemagne ont échoué lamentablement, ce qui amène des politicien-ne-s et des organisations féministes à réclamer de nouvelles lois.

Moran estime que « des pays comme l’Allemagne, l’Australie et des territoires comme le Nevada devront rendre des comptes dans l’histoire pour leurs violations des droits de la personne – majoritairement, des femmes – en ce qui a trait à la légalisation de la prostitution. »

Le Canada est actuellement en mesure de prendre une approche nuancée et progressive en matière de lois sur la prostitution, comme la France vient de le faire. La Cour suprême doit rendre incessamment (NDT : le 20 décembre) sa décision dans la cause Bedford c. Canada, une tentative de remettre en question le caractère constitutionnel des lois canadiennes sur la prostitution. Alors que la décision d’invalider des lois qui criminalisent la tenue de bordels et le proxénétisme aurait certainement pour effet d’encourager la traite et de faire augmenter la prostitution, comme nous l’avons vu se produire ailleurs, une loi similaire à celle adoptée par la France diffuserait plutôt un message clair : « Au Canada, les femmes ne sont pas à vendre. »

Meghan Murphy est écrivaine et journaliste à Vancouver, en Colombie-Britannique.

Notes

1. Lien.
2. Lien.
3. Lien.
4. Lien.
5. Lien.
6. Lien.
7. Lien.
8. Lien.

 Texte original : "Decriminalizing Prostitution may not be the answer"

Mis en ligne sur Sisyphe, le 18 décembre 2013

Meghan Murphy, journaliste et écrivaine, Feminist Current


Source - http://sisyphe.org/article.php3?id_article=4635 -