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Le dilemme de la communauté humaine : l’égalité des hommes et des femmes ou la société non libre

30 janvier 2014

par André Baril, philosophe et éditeur

Chapitre 4 du mémoire de l’auteur présenté à la commission parlementaire sur le projet de loi 60, Charte affirmant les valeurs de laïcité et de neutralité religieuse de l’État ainsi que d’égalité entre les femmes et les hommes et encadrant les demandes d’accommodement. Le mémoire s’intitule « La Charte de la laïcité et la communauté philosophique québécoise » : « Aujourd’hui, à l’aide de (6) dilemmes, je tente d’explorer les multiples facettes du débat public généré par la Charte de la laïcité. J’en arrive ainsi à la conclusion que son adoption serait en parfait accord avec l’État démocratique du Québec. »

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Le port du voile soulève un questionnement tumultueux autant pour les femmes que pour les hommes. Preuve en est que les représentants des deux sexes ont pris la parole et porté l’étendard de leurs idées avec fierté.

Il est intéressant de suivre les arguments de la sereine Louise Beaudoin ou ceux de la combative Louise Mailloux, comme il est réconfortant de voir Jeannette Bertrand entrer dans le débat et tracer la ligne de partage, le non-retour, entre les « Yvette » et les « Jeannette ».

Les femmes ont raison de prendre à coeur ce débat sur la Charte, car à travers le cas particulier de la femme voilée, la condition humaine est clairement mise en cause.

En effet, comme je voudrais le montrer dans ce quatrième dilemme, le projet de la Charte nous oblige à considérer à la fois la condition humaine dans son ensemble et l’égalité des sexes dans le grand contexte international.

Qu’en est-il, d’abord, de cette condition humaine ? Comme plusieurs, j’ai cru longtemps que la conscience de la mort, notre finitude, résumait toute la question de la condition humaine. Pourtant, je ne voyais qu’à travers les lunettes de ma tradition. Aussi, ce fut une révélation de lire la philosophe juive Hannah Arendt (1906-1975).

Dans La condition de l’homme moderne, Hannah Arendt attire en effet notre attention sur « l’espace du paraître », c’est-à-dire « l’espace où j’apparais aux autres comme les autres m’apparaissent, où les hommes n’existent pas simplement comme d’autres objets vivants ou inanimés, mais font explicitement leur apparition (1). »

Pour exister en tant qu’être humain à part entière, tout sujet ne doit-il pas se présenter dans le monde et parmi ses semblables ? Pensons au rituel du baptême. Nous sommes tous semblables et pourtant nous sommes uniques. Chaque être humain devient un être humain en participant, à sa manière, par son existence singulière, à la pluralité humaine.

La philosophe Hannah Arendt aurait été « la première à faire admettre que l’apparaître est une condition intrinsèque à l’humanité, pour autant qu’elle révèle chacun à son irréductible singularité… (2) »

Chaque être humain est mon semblable et en même temps il est si différent. Comment rendre compte, simplement, de cette pluralité humaine ?
La réponse, nous la savons tous : au fondement de l’humanité, il y a la dualité des sexes. Cette différence nous aidera, tout au long de notre vie, à comprendre et à accepter toutes les différences. Aussi bien dire : à penser et à aimer la pluralité du monde.

Ici au Québec, Andrée Ferretti, formée en philosophie, a été l’une des premières à relier la différence sexuelle à la formation de la pensée. En 1983, elle écrivait déjà : « c’est la différence sexuelle qui assure le fonctionnement de la pensée dans son fondement même, en lui donnant les ressources de l’analogie. (3) »

C’est précisément cela : sans l’expérience vécue de la différence entre les hommes et les femmes, comment aurions-nous appris à séparer le semblable du semblable, puis à classifier les plantes, les objets, les êtres, les âmes ? Il fallait une différence fondamentale pour nous aider à voir toutes les différences. Il fallait la pensée et une expérience vécue, il fallait autrement dit faire l’expérience de la dualité, de la polarité, de la différence entre l’homme et la femme.

À la lumière de cette compréhension de la condition humaine, le débat prend soudainement une nouvelle tournure. En effet, serait-il possible de concilier l’apparition de chaque être humain dans l’espace public et le port du voile ?

Gardons en suspens cette troublante question et ouvrons maintenant le second volet du dilemme qui interpelle la communauté humaine internationale : qu’en est-il de la condition des femmes vivant aussi bien au Québec que dans n’importe quelle région du monde ?

« L’ailleurs est ici. » En peu de mots, en entrevue à la télévision de Radio-Canada, Fatima Houda-Pepin, la seule députée musulmane à l’Assemblée nationale, nous interpelle et nous saisit.

De fait, le Québec est une société démocratique totalement ouverte sur le monde, qui accueille et accompagne 45 000 immigrantEs par année. À cet égard, c’est une chance pour tous les Québécois et les Québécoises d’entendre la députée Houda-Pepin.

De même, c’est une chance d’entendre ou de lire le vibrant témoignage de la journaliste Djemila Benhabib.

Françoise David peut dire à la télévision que « le voile n’est pas anodin » et continuer à vivre sa vie comme si tout allait bien. Pour Djemila Benhabib, ce retour à la vie normale n’est pas possible. Une expérience vécue les sépare. À qui tendre la main de la compréhension ?

Nous le savons, nous devrions le savoir, les sociétés vraiment libres sont rares, très rares.

La liberté des femmes est encore moins évidente. Au Québec, la notion de l’autorité parentale partagée date du début des années 1980. Encore aujourd’hui dans plusieurs régions du monde, l’égalité des sexes est à conquérir. La communauté philosophique, les juristes, les partis politiques, le législateur doivent prendre en considération ce fait établi et documenté par l’anthropologie et par la sociologie.

Dès lors, pour quiconque pense que l’histoire humaine poursuit son cours, pour quiconque milite en faveur d’une société plus libre, le principe de l’égalité des hommes et des femmes agit comme un catalyseur de l’action militante ou devient l’échelle de mesure de toutes les libertés, incluant la liberté de pensée.

Ici, la nouvelle condition humaine et les lentes avancées démocratiques pour reconnaître l’égalité des hommes et des femmes se rejoignent. En effet, à quoi ressemblerait une société libre, vraiment libre ? La société libre permettrait à chaque être humain d’apparaître dans le monde et de participer à la vie de l’esprit dans un espace public.

À l’inverse, le port du voile ou la femme-objet de la pornographie apparaissent pour ce qu’ils sont : les produits de la société non libre.

Si le droit positif a pour objet la protection des rôles sociaux de la personne, le droit ne devrait-il pas protéger les conditions démocratiques de l’apparition de l’être humain dans l’espace public ? De même, l’égalité entre les hommes et les femmes ne doit-elle pas devenir l’étoile polaire des démocrates du temps présent ?

Notes

1. Hannah Arendt, Condition de l’homme moderne, tr. fr. Calman-Lévy (1961), collection Agora, 1994, p. 258.
2. Julia Kristeva, Le génie féminin. Hannah Arendt, Tome 1. Fayard, 1999, p. 16.
3. Andrée Ferretti, « Chair et langage », revue Possibles, 1983.

Assemblée nationale du québec, Commission parlementaire sur le projet de loi 60.

Pour lire le mémoire intégral, cliquez sur l’icône ci-dessous.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 24 janvier 2014

André Baril, philosophe et éditeur


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