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Inceste - Un traitement médiatique troublant et typique

18 février 2014

par Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue

Sous la plume d’un journaliste du Parisien, le 9 février, on trouve un magnifique exemple de l’abandon de la déontologie journalistique : pas d’investigation, aucune recherche, on recrache tout simplement le point de vue d’une des parties et de ses avocats dans une affaire criminelle. Le journaliste n’a pas contacté l’autre partie ni son conseil, n’a pas vérifié les faits, ni pris connaissance d’aucune des pièces versées à charge au procès.

Que le journaliste se couvre ainsi personnellement de ridicule est une chose. Mais il y a plus grave : il est loin d’être le seul et, de la gauche à la droite, la presse française a failli, publiquement, depuis un an, à l’honneur de la profession. Elle a quasi unanimement présenté le seul point de vue de l’homme accusé.

Et qui donc a été ignoré dans ce processus ? Un enfant, un très petit enfant…

De quoi s’agit-il exactement ?

Résumons nous : une petite fille de trois ans a, avec persévérance, désigné son père comme étant celui qui lui « faisait mal », « là » et « là ». Elle a persisté devant la police à plusieurs reprises, devant deux séries de plusieurs médecins, devant sa mère, devant différents psy, devant tout le monde. Elle a maintenant cinq ans et demi et elle n’a pas varié d’un iota dans ses déclarations. Ce père passe aujourd’hui en jugement à Bangalore, en Inde où vit la famille. C’est lui que la presse française défend d’une seule voix.

Il se trouve qu’il est français, employé au Consulat de France à Bangalore. Et là tout se complique.

Cet homme reçoit un soutien massif de son consulat, de son ambassade, des médias français – au point que l’avocat à Paris de la mère de la victime n’arrive même pas à faire paraître un communiqué de presse.

Le Ministère des Affaires étrangères et le Ministère du Droit des femmes (hélas, Madame Vallaud-Belkacem !) ne se comportent pas mieux, qui ont requalifié de leur propre chef le crime de viol et d’inceste pour lequel cet homme est mis en examen, en « conflit conjugal », alors même qu’aucune demande de divorce n’a été introduite. Les deux ministères et la presse suivent en cela la ligne de défense des avocats français de l’accusé et Le Parisien titre donc « Un imbroglio familial terrifiant » …

Le ministère du Droit des Femmes a ignoré les appels de phare lancés depuis plus d’un an par trois organisations internationales de femmes dont les dirigeantes ont pourtant la tête sur les épaules et trente ans d’expérience. La Présidence de la République a ignoré aussi longtemps que possible les demandes d’audience des avocats de la mère de la victime, indignés que les avocats de l’accusé aient, eux, été reçus et, selon eux, entendus. M. Hollande a finalement été contraint par la vox populi, lors de son récent voyage en Inde, de promettre égalité de traitement entre les deux parties, et il s’est finalement exécuté.

Si j’étais un journaliste français honnête ou simplement consciencieux, - sans pour autant prendre parti pour ou contre l’accusé et laissant le soin au tribunal de déterminer sa culpabilité ou son innocence -, voici quelques questions que je me serais posées et qui devraient intéresser les lecteurs et lectrices.

 Qu’affirmaient les deux séries d’examen gynécologiques subis par l’enfant (rien ne lui a été épargné !), dans deux hôpitaux différents, dont le premier immédiatement après un dernier viol ? Prenez donc la peine, journalistes soucieux de l’honneur de votre profession, de les lire : ils soulèvent le coeur et l’estomac par la précision graphique des éléments d’observation de plusieurs médecins (de « lacération vaginale » à « anus béant »). L’hôpital est formel : l’enfant a été violée et sodomisée pendant plusieurs mois. Il ne fait aucun doute qu’à trois ans, ça « fait mal », comme elle l’a répété.

Comment se fait-il donc que Le Parisien affirme à ses lecteurs que « la fillette… n’a peut-être subi aucune agression sexuelle » ? Suppose-t-on ici que les médecins des hôpitaux universitaires en Inde sont idiots, ou ignorants ? Pourquoi s’en tenir aux seuls propos de l’accusé qui « pointe du doigt les mensonges de (ma) femme » et ne pas aller voir les documents eux-mêmes ?

Quelle pourrait être la raison, plusieurs mois après les faits, que certains médecins se sont plus ou moins rétractés, ne peuvent plus rien affirmer, alors que d’autres de ces médecins se rebellent et affirment qu’ils ne changeront rien à leur compte rendu ? Se pourraient-ils qu’ils aient subi des pressions ? Et de qui ? Il semblerait, selon certain personnel de l’hôpital, qu’il y ait eu une lettre de protestation adressée à l’équivalent de leur Ordre des Médecins, mais que cette lettre ait été ensuite retirée, après que des excuses orales aient été faites par un commissaire de police indien qui aurait promis qu’il n’y aurait plus de pressions exercées sur le personnel médical.

Un journaliste digne de ce nom irait sans doute interviewer ceux des médecins qui ont refusé de changer leur compte rendu d’examen concluant au viol et à la sodomie sur l’enfant, et ceux qui ont initié la lettre de protestation auprès de l’organisation repésentant les médecins.

Au lieu de cela Le Parisien cite très exactement les propos des avocats de l’accusé et les mettent en exergue dans le texte de l’article : « Une mise en scène avec des preuves pré-constituées ». Lesquelles ?

Que se passe-t-il donc avec les tests ADN ? Non pas (citant Le Parisien) « les échantillons… apportés par (la mère) à l’hôpital » aux fins d’analyse, mais ceux prélevés sur l’enfant, par les médecins ? Les avocats de l’accusé disent que ceux-ci contiennent du « sperme (qui) n’est pas celui de son père » : ceci , selon eux, constitue « la preuve de son innocence ».

Mais dans la mesure où les échantillons ne contiennent pas non plus l’ADN de l’enfant – quelle surprise ! -, un journaliste consciencieux pourrait essayer de retracer l’aventure des échantillons, de leurs déplacements - à partir du prélèvement à l’hôpital et jusqu’au moment où ils furent versés au dossier - ; il pourrait aussi vérifier les conditions de sécurité et la garantie d’authenticité qu’on peut en déduire.

Ce même journaliste pourrait enquêter sur la visite inattendue d’un commissaire de police français qui vint, semble-t-il, de Delhi, s’entretenir avec la mère de la victime et lui demander si elle savait où étaient partis les prélèvements – renseignement qu’elle lui donna sans malice. Le même journaliste pourrait aussi vérifier auprès du ministère des Affaires étrangères pourquoi la demande d’explication de l’avocate de la mère en France, concernant le rôle de ce commissaire de police français, reste sans réponse.

Le journaliste soucieux de sa réputation pourrait aussi enquêter sur le rôle du vice-consul à Bangalore qui reçut, des mains de l’accusé alors qu’il était incarcéré depuis deux jours – est ce bien légal ? -, des chèques qui lui permirent de vider le compte commun du couple et de transférer tout l’argent dans son propre compte. Comme un bon journaliste de doit rien croire sur parole, il pourrait consulter les relevés bancaires qui en font foi.

Laissons de côté l’aspect moral de la question – la mère et les trois enfants démunis de tout du jour au lendemain, il fallut trouver du travail pour la mère, déménager vers un appartement moins cher, trouver de nouvelles écoles moins chères pour les enfants, etc…-, le journaliste pourrait peut être s’intéresser à l’utilisation qui fut faite de tout cet argent ?

En plus, le journaliste pourrait investiguer le fait que l’accusé, ayant ainsi dépouillé sa famille jusqu’au dernier centime avec l’aide du vice-consul, n’a pas versé un sou pour l’entretien de ses enfants depuis 18 mois, bien que la loi française lui en fasse l’obligation comme à tout parent et bien qu’il continue à percevoir des émoluments de ses employeurs (à quel titre, s’il n’occupe plus sa fonction ?). L’article du Parisien faisant état de son « amour pour (ses) enfants », le journaliste pourrait s’intéresser à cette apparente contradiction.

Le déséquilibre entre les époux sur la question monétaire a d’ailleurs une influence directe sur le procès : le père a de bons avocats réputés, et la mère et l’enfant ont des avocats pro bono, souvent très occupés par d’autres cas…

Le Parisien, citant l’accusé et ses avocats, écrit que « PM se bat… pour récupérer la garde de ses trois enfants que son épouse s’obstine à ne pas lui présenter malgré la décision de justice ». Pourquoi ne pas vérifier les faits, comme le ferait tout bon journaliste ? Il irait sans doute vérifier les conditions sous lesquelles l’accusé a été libéré sous caution et y trouverait un paragraphe lui interdisant d’ “entrer en contact avec les témoins” (donc, entre autres, avec sa femme et ses enfants). S’il y a une décision de justice, c’est celle-ci et sa femme s’y conforme.

Quel dommage que le journaliste du Parisien n’ait pas pris la peine de vérifier les documents de justice : la garde – temporaire, le temps de l’instruction et du procès – a été confiée à la mère, et franchement est- ce bien étonnant dans un cas de procès pour inceste ? N’est-ce pas là une procédure banale de mettre les enfants en sécurité le temps de statuer sur la culpabilité ou l’innocence de l’accusé ? L’Inde n’y fait pas exception et les journalistes français devraient se réjouir de cette bonne pratique.

Le dernier paragraphe de l’article du Parisien est du plus grand intérêt pour l’honnête journaliste : « Grâce à l’obstination de ses conseils, le diplomate a fini par revoir ses enfants pour la première fois depuis le déclenchement de l’affaire ». C’est hélas ! vrai : le 23 janvier, à l’occasion d’un droit de visite de la grand-mère paternelle des enfants, un juge de la Haute Cour a effectivement admis in extremis le père accusé lors de la visite, au mépris des conditions de liberté sous caution prononcées par un de ses collègues de la même Haute Cour. Ce qui est intéressant, c’est que les avocats de l’accusé (lequel n’avait jamais contesté cette provision de la liberté sous caution, alors qu’il en avait contesté d’autres) admettent ici qu’ils sont pour quelque chose dans cette infraction. L’honnête journaliste tiendrait là un bon sujet d’article : comment, par quels moyens, « l’obstination de ses conseils », a-t-elle eu raison du juge pour lui faire ainsi enfreindre une décision du procès criminel qu’il ne pouvait ignorer ?

Voici quelques-unes des questions – la liste est loin d’en être exhaustive – qu’un journaliste soucieux de l’honneur de sa profession aurait pu soulever. Hélas, on cherche en vain cette denrée rare. Et l’on trouve principalement des journalistes-la-voix-de-son-maître : la raison de la défense inconditionnelle de l’accusé, si cohérente à tous les niveaux de la hiérarchie en France, est celle que personne n’ose poser. Qu’un employé de consulat de catégorie C, qui ne jouit pas même d’immunité diplomatique, soit soutenu de telle façon du haut en bas de la hiérarchie, est, selon les termes d’un diplomate britannique « unprecedented »- « du jamais vu », « sans précédent ».

Et pourquoi les autorités françaises n’ont-elles pas soutenu également les enfants français de ce couple bi-national ? Le journaliste pourrait vérifier les allégations de pressions diverses, rétention de passeports des enfants (malgré promesses écrites de n’en rien faire), envoi de visites-surprises de services sociaux indiens à l’initiative du consulat français au cas où la mère serait – elle – maltraitante, etc…

Si le bon journaliste avait bien fait son travail d’investigation, peut-être aurait-il eu la surprise de se faire menacer par les avocats de l’accusé, comme l’a été l’an dernier un journaliste de RFI, qui avait tenté de ne pas présenter exclusivement le point de vue officiel – celui de l’accusé -, mais de présenter les vues des deux parties.

Dans ce cas, on pourra dire qu’il aura sauvé l’honneur de sa profession.

La petite fille, du haut de ses trois ans et demi, n’a jamais varié dans ses déclarations ; avec une remarquable endurance, elle nomme : où, quand, qui, comment. Et ce que ça lui a fait.

Mais qui la défend ? Sûrement pas les journalistes français.

Que pèse cette enfant indo-française face à la formidable machine nationale de soutien à l’accusé ? Que pèse sa mère indienne régulièrement vilipendée dans les médias français, sans qu’ils se donnent la peine de la rencontrer ?

Le risque est que l’enfant soit retournée à son père jusqu’à l’âge adulte : un sort peu enviable, au cas où il serait coupable. Comment les journalistes français peuvent-ils prendre tellement à la légère, au point de ne pas investiguer du tout et de répéter sans distance aucune les propos des avocats d’une des parties, le risque d’avoir contribué à cette éventualité ?

Dylan Farrow (fille adoptive de Woody Allen), à qui justice n’a pas été rendue, semble-t-il « pour son bien » (selon les termes du juge qui l’a jugée trop fragile psychologiquement pour supporter les horreurs auxquels les procès pour viol et inceste soumettent les victimes), vient d’avoir encore le courage de proclamer sa vérité, une vingtaine d’années après les faits.

Oui mais, à tout le moins, pendant toutes ces années, n’a-t-elle pas été confiée à la garde de celui qu’elle accuse.

Mis en ligne sur Sisyphe, le 11 février 2014

Marieme Helie Lucas, sociologue et coordonnatrice de Secularism Is A Women’s Issue


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